D&D ne comprend rien à la nature des monstres

un article du site Throne of Salt

Ce texte existe en grande partie grâce à l’épisode 279 du podcast de Futility Closet [qui parle tous les lundis d’une histoire méconnue (NdT)] qui m’a fourni l’histoire que j’ai utilisée pour enfin pondre cet article.

I.

peinture de tigre dévorant une femme indienne

Pour autant que l’on sache, la Tigresse de Champawat wiki aurait tué au moins 436 êtres humains au cours de sa vie. La majorité [des victimes] étaient des femmes et des enfants, sortis en forêt pour récolter du bois pour le feu et du fourrage pour le bétail. Elle tuait stratégiquement, n’attaquant jamais deux fois au même endroit et restant toujours en mouvement.

C’est plus que suffisant pour la qualifier de monstre, et ce serait parfaitement justifié. De là à lui prêter des pouvoirs surnaturels il n’y aurait qu’un petit pas compte-tenu des circonstances. La Tigresse de Champawat présente toutes les caractéristiques d’un monstre classique.

Mais quand Jim Corbett wiki réussit finalement à l’abattre, le cadavre révéla une histoire bien différente : les deux canines du côté droit de sa mâchoire avaient été brisées par une balle de chasseur environ 8 ans auparavant.

La Tigresse de Champawat était affamée.

Ses dents endommagées l’avaient rendue incapable de chasser ses proies habituelles, et avec la perte progressive de son habitat, elle aurait de toute façon eu du mal à trouver suffisamment de nourriture là où elle vivait. Ses meurtres étaient des actes désespérés, dus à des circonstances qui lui interdisaient une vie de tigresse normale. Peut-être peut-on malgré tout la qualifier de monstre, mais elle n’en était pas un parce qu’elle était née malfaisante. C’était seulement un très gros chat qui prenait de l’âge, cherchant désespérément de la nourriture.

Au cours des 35 années suivantes on fit appel à Jim Corbett pour chasser une cinquantaine d’autres mangeurs d’hommes. Au total, ces tigres [et léopards] ont tué plus de 2000 personnes. Beaucoup pour les mêmes raisons que la Tigresse de Champawat : blessure, désespoir, famine et perte d’habitat.

portrait de Jim Corbett (Wikipedia)

Qui l’eut cru ?

La cause profonde des attaques de fauves était le colonialisme britannique.

436 personnes sont mortes parce que quelques imbéciles sont partis à la chasse aux trophées, parce qu’ils devaient prouver à tous leurs imbéciles d’amis à quel point ils avaient la plus grosse.

(Respire, Dan, respire.)

Les monstres ne sortent pas de nulle part.

C’est la leçon de la Tigresse de Champawat.

Les monstres sont poussés à le devenir.

II.

Donjons et Dragons, et en particulier (mais pas exclusivement) la 5e édition, est complètement incompatible avec le point de vue selon lequel les monstres existent à cause de quelque chose. Au mieux, il échoue à fournir les outils pour envisager un tel scénario, et n’incite de toute façon pas à le faire. Son principe par défaut : ses célèbres litanies, peuplées de créatures « mauvaises par nature », sont ouvertement méprisantes ; et son système d’expérience par le combat divise le monde naturel dans son ensemble entre ce qui peut être tué pour le profit et ce qui ne mérite pas qu’on y prête attention.

Je note (non sans quelques gloussements face à l’ironie tragique et absurde de tout ceci) qu’il s’agit précisément des conditions qui ont créé la Tigresse de Champawat en premier lieu.

Donc merde à tout ça. Coupons ces préjugés à la racine. Inutile d’essayer de réparer cette maison pourrissante, rasons-la et reconstruisons.

Prenez votre bestiaire favori. Choisissez une créature et posez-vous la question suivante :

Qu’est-ce qui pourrait en faire un monstre ?

On parle bien d’un monstre, pas d’une simple menace. Un animal menacé, acculé ou protégeant sa progéniture représente un danger, mais n’est pas un monstre pour autant.

Si vous pouvez répondre à cette question, vous disposez d’un scénario complet. Un monstre en maraude est une menace immédiate, mais il s’agit d’un symptôme, pas de la cause. Si on tue la Tigresse de Champawat, il y en aura cinquante autres, parce que les conditions qui l’ont créée en premier lieu en créeront d’autres. La violence n’est pas une solution, c’est une mesure provisoire.

Le véritable défi est de résoudre les causes profondes, probablement beaucoup plus complexes et ancrées dans les événements passés, qui ont créé le monstre. Parfois, aucune solution ne semble possible, ou du moins aucune que les PJ puissent mettre en œuvre. Les dégâts ont déjà été causés, et tout ce qu’on peut faire c’est tenter de combler les trous dans la coque.

Si vous ne pouvez pas répondre à cette question, ne vous en faites pas. Il y a beaucoup de manières d’interagir avec le monde autrement qu’avec une épée et un livre de sorts. Dans l’ensemble, la majorité des créatures des bestiaires typiques de jeux de rôles ont peu de raisons de recourir à la violence dans des circonstances normales, et la monstruosité requiert des circonstances extraordinaires.

Même pour ces scénarios qui transforment la créature en monstre, la majorité des rencontres ne tourneront pas au combat ; la Tigresse de Champawat ne représentait qu’une exception sur 100 000 quand elle est morte.

Tout cela va nous mener au cœur du problème - quelles sont les forces qui perturbent le monde ?

III.

Il existe un type de monstre enquiquinant qui vient mettre à mal tous mes arguments: ceux qui sont par nature définis comme relevant de l’inconnu, détachés de toute notion qui nous soit accessible ou compréhensible.

Enfin, c’est seulement partiellement enquiquinant. Là c'est le moment où je vais sauter sur ma petite estrade et vanter les mérites de la paracausalité [tout ce qui ne suit pas les lois de la logique cause-effet, comme la magie, (NdT)] en tant que terme plus approprié que le surnaturel.

Techniquement, une entité paracausale ne peut pas être un monstre : ceux-ci sont fabriqués, alors qu’une entité extérieure au cycle de cause à effet ne peut pas avoir de créateur ; mais en pratique les gens vont continuer à les appeler des monstres, ce qui rend toute cette section inutile (1).

shoggoth tentaculaire

IV.

Mais assez de bavardages, il est temps de donner quelques exemples :

  • L’esprit d’une rivière attaque et tue des villageois qui viennent s’y baigner et y faire leur lessive. La cause en est la pollution qui résulte des choix faits par les autorités locales (2).
  • Des bandes d’orques mènent des raids sur des villages frontaliers. La cause en est la famine qui a affecté, voire même détruit leur communauté ; empirée par l’animosité de longue date, ainsi que le large fossé culturel et linguistique, qui les opposent à leurs voisins.
  • Des fachos défoncent la porte de votre voisin. La cause en est une abominable combinaison de racisme systémique, d’alliance entre l’Église et l’État, de crise économique et de décennies de suggestion mémétique wiki sur des populations sensibles à de telles idées.
  • Des morts-vivants rôdent dans les rues la nuit, envahissant les maisons et dévorant leurs habitants. La cause en est la profanation des tombes par les troupes d’invasion d’un autre pays.
  • Un démon hante cette maison, torturant le corps et l’âme de tous ceux qui y pénètrent. La cause en est un événement traumatique infligé à un habitant de la maison par un autre, il y a longtemps.

J’ai déjà dit tout le bien que je pense de Yokai Hunter’s Society (en) [la société des chasseurs de Yokai, jeu de rôle indépendant sur des chasseurs de monstres japonais durant l’ère Meiji (NdT)] pour son choix d’avoir tout fondé sur cette prémisse. J’en profite ici pour renouveler mes louanges. En parallèle, Arnold K. a écrit un article sur les fantômes goblin il y a quelques mois qui est un peu passé sous le radar. Je pense que c’est probablement l’une des meilleures choses que j’ai pu lire depuis des lustres à propos de conception de jeu et je dois absolument en faire quelque chose. Plus tard.

Pour le moment, je vais terminer là-dessus :

Un monstre est le signe que quelque part, d’une certaine manière, le monde est parti en couille.

Article original : D&D Doesn't Understand What Monsters Are

Sélection de commentaires

Yami Bakura

Bien que je sois d'accord avec toi sur le fait que les Monstres doivent avoir des motivations et qu'il doit être possible de résoudre les choses sans combat, le concept de Monstre sert surtout à représenter un archétype ou la personnification de quelque chose qui existe.

Par exemple, dans les films Halloween wiki, Michael Meyers est la représentation physique du traumatisme du personnage principal. Dans D&D, le Dragon remplit la même fonction, mais il représente autre chose. En fonction du dragon et de la campagne, il peut représenter beaucoup de choses, bien que traditionnellement, dans le canon occidental, les dragons soient le symbole du chaos primordial.

De même, occire le monstre ne consiste pas à assassiner une créature blessée, mais plutôt à conquérir symboliquement ce qu’il représente. En tuant le Minotaure, les Grecs ont symboliquement raconté comment ils se sont libérés de leurs oppresseurs crétois.

Dan

Sur un plan symbolique, peut-être. Mais les symboles sont des distractions, et ils ont tendance à mentir.

Ainsi, même si le Minotaure peut symboliquement représenter un autre conflit, en envisageant les événements tels qu'ils nous sont présentés, c'est juste le meurtre d'un enfant horriblement maltraité.

Yami Bakura

"Les symboles ont tendance à mentir" ? En vérité, je n'avais pas compris ta vision du monde jusqu'à présent.

Et oui, si tu l'interprètes de manière littérale et naturaliste, le Minotaure est un enfant maltraité, mais il n'est pas fait pour être pensé comme ça. Il est révélateur de la corruption de la culture crétoise et de sa décadence. Le Minotaure représente deux aspects de cette corruption : le sacrifice humain et l'immoralité sexuelle. Il est mauvais, car il est le fruit du mal. C'est vrai même dans la légende, où il est la cause des souffrances de sa ville et du héros.

Et même si tu n’es pas d’accord et que tu ne considères le Minotaure que comme un enfant vaguement étrange, il n’en demeure pas moins qu’il tue et dévore des gens.

Picador

Je dirai juste que premièrement, j’adore cet article et cette discussion, et deuxièmement vous avez tous les deux raison.

Il y a une profonde ambivalence au cœur de la mythologie grecque classique envers les dieux de l'Olympe en tant que symboles du triomphe de l'ordre sur le chaos. Dès la première titanomachie wiki, les enfants de Gaïa commencent à s'assassiner et à s'opprimer mutuellement, ce qui représente une sorte de chute et de péché originel dans la cosmogonie hellénique. Echidna wiki élève ses rejetons (le lion de Némée, l'Hydre, le Sphinx, la Chimère) en exil sous la terre, bannie par ses cousins olympiens, et chacun d'eux est finalement tué par un héros mortel. Le sanglier calédonien et divers autres monstres sont envoyés par les dieux en guise de Némésis en réponse à un péché commis par un roi mortel.

Le Minotaure entre dans cette dernière catégorie. Envoyé par Poséidon comme malédiction pour les péchés de Minos et de sa femme, le monstrueux fils du roi et de la reine est ensuite emprisonné dans le labyrinthe de Dédale et utilisé pour terroriser les sacrifices envoyés par les vassaux de la Crète, jusqu'à ce qu'il soit tué par Thésée.

Ce meurtre peut à mon avis être interprété thématiquement à plusieurs niveaux. Oui, c'est un symbole de la libération athénienne de la domination crétoise, mais c'est aussi une histoire qui évoque la manière dont les dieux punissent ceux qui vont à l’encontre des principes naturels, et ceux qui refusent de les vénérer, et c’est également le récit d’une classe dirigeante qui étouffe ses secrets honteux.

Lian Beckett

Il s'avère que les histoires peuvent porter sur plusieurs choses à la fois, et il n'y a rien de mal à s'y intéresser à tous les niveaux de signification ou d'interprétation. Merci d'avoir éclairci ce point, Picador.

Tetramorph

Merci pour cet article et cette série de réponses. Je suis particulièrement d'accord avec Yami B. Les parties de D&D se déroulent "au sein" d’un monde de jeu où le monstre n'est "qu'une projection" des maux de la société. D&D utilise cette projection comme un contexte jouable, avec des personnages qui sont des avatars. Tuer un dragon, ce n'est pas chasser un tigre mangeur d'hommes. C'est un archétype de moi-même combattant un archétype du mal. Un peu comme si je travaillais sur ma part d’ombre. Mais, en fin de compte, je suis également d'accord pour dire que vos deux points de vue sont compatibles. Et voici ce que j’en retiens : maintenant quand j’écrirai un scénario, je me poserai la question suivante : par quelle malfaisance ce monstre s’est-il retrouvé en ce lieu et à ce moment précis ? Rien que pour ça, merci.

(1) NdT : On se rapproche de la discussion sur le Mal véritable ptgptb, et le fait que pour le malfaisant, ce qu’il fait est bien et nécessaire. Extrait : « les vampires se nourrissent des humains – mais ils doivent bien se nourrir de quelque chose ». [Retour]

(2) NdT : ...ou bien l’esprit revanchard de la rivière est une ancienne femme chassée de chez elle ptgptb. [Retour]

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Commentaires

Le jeu de rôle évolue : de moins en moins de MJ offrent des points d'expérience pour le massacre d'un monstre, système qui reste populaire chez d'anciens joueurs ou joueurs de jeu vidéo ; de plus en plus les JdR gèrent les montées de niveau lors de jalons correspondant aux moments clés d'avancement de l'histoire. Cela évite aussi une comptabilité peu intéressante, et plus de contrôle au meneur de jeu sur sa préparation.

Lors de la lecture d'un scénario du commerce, à moins de vouloir jouer en mode Heroquest, il convient en effet de se poser des questions sur l'écologie des adversaires potentiels, leurs raisons d'être là, leurs raisons de combattre, et donc de savoir jusqu'où elles combattraient, discuteraient, fuiraient, ou se rendraient en cas de rencontre. Là aussi, le risque est d'appliquer la logique de jeu vidéo avec des combats systématiques à mort - pourtant souvent peu logiques - sous prétexte de challenger les joueurs, .

Une fois ce contexte posé, bon article.

Auteur : 
Logain

Les commentaires discutent de l'opposition narrative vs. symbolique du monstre (Si le monstre est l'incarnation d'un certain symbole, alors peu importe la raison pour laquelle il est devenu un monstre).

Il y a un autre axe sur laquelle deux conceptions s'opposent : l'axe politique.

L'article original dit que D&D n'a rien compris aux monstres. (attention la suite est sujette à controverse donc je précise bien qu'elle ne contient aucun jugement).

Je pense plutôt, pour schématiser, que l'auteur cherche à faire rentrer des notions "de gauche" dans un cadre qui lui est fondamentalement "de droite". D&D favorise la réussite personnelle (représentée par les XP et les PO), la lutte contre le mal sous sa forme archétypale (et donc dénuée de justification pour son comportement), et certainement pas la prise en compte de toute la chaîne causale, sociale, ... qui a poussé le monstre à devenir ce qu'il est. (Et c'est plutôt aligné, de ce que je sais, avec les idées et obédiences politiques de Gygax)

Est-ce que ça veut dire qu'il est impossible d'avoir des antagonistes nuancés et qui font ce qu'ils font pour une raison dans D&D ? Non. Ca veut dire que le système ne vous y aidera pas, car il n'est pas fait pour ça. Donc qui si vous faites ça, vous n'êtes d'une certaine manière temporairement plus en train de jouer à D&D (vous improvisez autour).

C'est normal, donc, que "D&D [n'ait] rien compris au monstres" au sens ou l'auteur entend le mot "monstre". D&D a une définition de droite du mot "monstre", l'auteur en a une définition de gauche.

(Oui, vous venez de découvrir que les JdR peuvent avoir une orientation politique, même inconsciemment ;). Leurs mécaniques, si elles sont suivies à la lettre, contraignent les types de personnages et d'histoires qui peuvent y avoir lieu, et leur font prendre une certaine orientation. Et c'est normal, c'est ce qu'on attend d'un JdR, sinon on ferait que du free-form)

Même si je suis complètement d'accord avec l'intérêt narratif de ne pas traiter les antagonistes comme juste "des sacs à PV à abattre sans réfléchir", le titre de l'article n'est pas très juste ou charitable. D&D a très bien compris ce qu'était un monstre selon la définition conservatrice de "monstre". C'est juste que cette définition n'est pas celle qui intéresse Dan, et qu'elle devient assez vite limitée narrativement parlant.

Auteur : 
Ywen

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