Théorie 101 - 2e partie : Le Truc Impossible Avant Le Petit Déj’

Qui a le contrôle de l’histoire ?

Vers la première partie

Il y a une idée gravitant autour du jeu de rôle, qui n’a plus été remise en cause depuis très longtemps. Les livres de règles de nombreux JdR ont décrit une approche que nous tenons presque pour allant de soi. Seulement, si nous nous arrêtions pour y réfléchir, nous remarquerions presque certainement que ce en quoi nous avions cru était intrinsèquement contradictoire, impossible dans son essence.

La plupart des lecteurs seront d’accord pour dire que dans un jeu de rôle, l’arbitre, ou Maître du Jeu, a habituellement le contrôle complet de l’histoire, et que les joueurs ont un contrôle complet de leurs personnages, qui sont les personnages principaux de l’histoire. De mémoire d’homme, Ron Edwards a été la première personne à signaler le problème dans cette idée. Si une personne a le contrôle total des personnages principaux de l’histoire, comment quelqu’un d’autre peut-il contrôler l’histoire ? On pourrait croire que l’histoire doit tourner autour des actes des personnages principaux. Si les joueurs possèdent le contrôle complet des actions de leur personnage, alors le meneur de jeu ne peut pas avoir le contrôle de l’histoire ; inversement, si le meneur a le contrôle complet de l’histoire, alors les joueurs n’ont pas vraiment le contrôle des actions de leurs personnages.

Bien que Ron Edwards ait créé pas mal de jeux de rôles, et particulièrement Sorcerer, Trollbabe, et Elfs, et qu’il ait reçu le prix Diana Jones Award pour ses contributions au jeu de rôle, il est probablement plus connu pour [l'analyse] qui est populairement appelée le LNS [Abréviation pour Ludisme, Narrativisme, et Simulationnismetraduite sur PTGPTB.fr]. Bien que ceci soit très important dans la théorie du jeu de rôle, cela est hors du sujet de cet article ; en fait, ce n’est qu’une petite partie du travail personnel du Professeur Edwards, bien que cela ait été la partie la plus débattue.

Il est probable que ce conflit, qui a été surnommé “Le Truc Impossible Avant Le Petit déj’”, ne vous apparaisse pas comme posant un problème. La plupart des rôlistes répondent que ce paradoxe disparaît si on le replace dans son contexte. Chaque groupe de jeu fonctionnel a trouvé un moyen de résoudre le conflit, et la plupart des rôlistes vous diront avec joie ce que cette définition [“Le maître du jeu a le contrôle complet de l’histoire, et les joueurs ont un contrôle complet de leurs personnages, qui sont les personnages principaux de l’histoire”] signifie vraiment. Le problème est que ce que la définition signifie vraiment dépend entièrement de la personne à qui vous posez la question.

Il y a au moins quatre façons de réconcilier ces deux concepts. Ils sont exprimés en styles de jeu, plus spécifiquement en style de maîtrise, selon la manière dont les maîtres de jeu mènent leurs parties et comment les joueurs y réagissent. Les quatre méthodes ne sont pas entièrement compatibles entre elles, au point que des joueurs transplantés d’un groupe qui utilise une méthode à un groupe qui en utilise une autre pourraient éprouver des difficultés à jouer, car ils ne comprendraient pas ce qu’on attend d’eux.

Notre hobby gagnerait beaucoup à clarifier cette situation. Malheureusement, les éditeurs importants sont jusqu’à un certain degré dans un dilemme. S’ils devaient énoncer quelles approches ils avaient initialement imaginé pour leur jeu, ils s’aliéneraient sans aucun doute la base de leurs joueurs (aucune approche de la définition ne représente la majorité des joueurs). De plus, à cause de la confusion qui existe depuis si longtemps, beaucoup de livres de règles et de suppléments pour des JdR d’importance ont utilisé différentes approches à des endroits différents. Un jeu de rôle peut illustrer une approche dans son système de règles mais utiliser une approche différente dans ses suppléments, sans indiquer que cela est différent. Heureusement, des éditeurs et théoriciens indépendants posent le problème par le biais de nouveaux JdR qui reconnaissent la nécessité de clarifier plus précisément cette distribution de la crédibilité.

Le premier style courant de maîtrise est connu sous le nom d’illusionnisme. Pour des raisons qui devraient devenir évidentes, ce style est généralement perçu comme non fonctionnel. Le meneur illusionniste prend au pied de la lettre l’énoncé selon lequel il a le contrôle complet de l’histoire, et justement, il contrôle l’histoire complètement. Peu importe ce que font les joueurs, il adapte et les contre au mieux de ses capacités afin de pouvoir raconter son histoire, sans jamais avouer ce qu’il est en train de faire.

Pendant ce temps, les joueurs n’ont pas conscience du fait que leurs actions n’ont aucune importance. Ils réussissent parfois, ou se ratent, et tout a l’air d’être cohérent. La crédibilité que les joueurs accordent au MJ pour lui permettre de contrôler les événements lui permet de cacher le fait que, quoi que les joueurs fassent, rien ne comptera jamais.

Maintenant, si vous pouviez attraper le meneur illusionniste la garde baissée et dans un élan d’honnêteté, il pourrait vous dire quel destin attend chacun des personnages, ce qui va leur arriver à eux et au groupe, comment les différentes trames vont se développer et se résoudre à la fin, qui gagnera et qui va perdre, où la rencontre finale se produira, et peut-être même quel personnage subira le coup fatal. Personne ne meurt dans cette partie sans que le meneur ne le décide, personne ne réussit sans qu’il ne le veuille, personne ne subit d’échec sans qu’il ne dirige l’action.

Les signes caractéristiques de l’illusionnisme sont que les joueurs n’ont absolument aucun impact sur l’espace imaginaire commun, mais qu’ils ne le savent pas. Le maître leur dit quoi imaginer. Ils font des suggestions sur ce qu’ils veulent voir arriver, mais il les remet dans les rails de son plan, favorisant celles qu’il peut gérer et niant celles qui risqueraient de faire dérailler son histoire – tout en faisant croire aux joueurs qu’ils contribuent à l’action.

Quand l’illusionnisme est découvert, cela conduit souvent à la dissolution du groupe de jeu. La plupart des joueurs veulent en fait décider de ce qui arrive à leur personnage, et savoir qu’ils ne le peuvent pas enlève toute raison de jouer. Cependant, certains groupes passent de l’illusionnisme au participationnisme, le second style de maîtrise de notre liste.

Le participationnisme, identifié et baptisé par le co-créateur d’Universalis, Mike Holmes, ne diffère pas de l’illusionnisme par sa structure. Le maître contrôle toujours tout ce qui a une signification en jeu, tandis que les joueurs n’ajoutent rien, si ce n’est du relief. La différence est que les joueurs le savent, et sont assez contents de laisser le maître raconter son histoire centrée sur les personnages.

On pourrait décrire le participationnisme ainsi : une petite fille est assise sur les genoux de son grand-père. “Il était une fois,” commence le grand-père, “vivait une princesse.” “Et le nom de la princesse était Alicia, pas vrai grand-père ?” l’interrompt la petite fille. “C’est cela, Alicia,” répond le grand-père, “le nom de la princesse était Alicia.” La petite fille n’a rien apporté de significatif à l’histoire, mais on lui a permis de sentir qu’elle en faisait partie, et elle écoute ainsi plus attentivement l’histoire grâce à cette contribution, qui serait autrement sans intérêt. Dans le jeu participationniste, les meneurs utilisent les mêmes techniques illusionnistes pour tromper les joueurs en leur faisant croire que leurs choix font une différence, mais les joueurs le savent et en sont contents, parce que le meneur va créer quelques histoires géniales dans lesquelles ils se sentiront comme des héros. Ils ne peuvent pas regarder trop sévèrement leurs victoires ou leurs défaites, puisqu’en fin de compte, ils n’ont rien fait, mais ils se sont amusés à faire croire qu’ils le faisaient, tout comme ils peuvent s’amuser à s’identifier au héros d’un film dont ils n’auront jamais le contrôle.

Ces deux approches reposent largement sur les techniques d’illusionnisme. De telles techniques ne sont pas mauvaises ou non fonctionnelles en soi, et on considère le participationnisme comme un style fonctionnel – parce que chacun accepte de jouer de cette façon. Tous les styles de maîtrise les utilisent à un certain degré. Il est tout autant possible d’utiliser ces techniques pour augmenter la crédibilité des joueurs que pour la réduire. Les illusionnistes utilisent ces techniques pour supprimer le pouvoir des joueurs sur les faits qui comptent vraiment, ne leur laissant que les décisions sans intérêt. Il est aussi facile de les utiliser inversement, de retirer le pouvoir des joueurs sur les faits sans intérêt et de l’augmenter sur les faits qui comptent vraiment. Une des révélations importantes des débats théoriques récents est que la plupart des techniques peuvent s’adapter à presque tous les types de jeu, si elles sont bien utilisées.

De nombreux scénarios sont créés pour une approche de maîtrise connue sous le nom d’esprit pionnier. Quand j’ai identifié l’esprit pionner pour la première fois en tant qu’approche distincte, je l’ai baptisé jeu en module, pendant que j’essayais de le comprendre, pour ensuite le renommer esprit pionnier en référence au concept de celui qui crée une piste à travers les bois pour que d’autres puissent la suivre. Ceci résout Le Truc Impossible par un accord inhabituel entre les joueurs. Dans un jeu d’esprit pionnier, le maître a créé un scénario qui est en général très linéaire et y a placé pour les joueurs des indices à suivre pour atteindre la fin qu’il désire. Ainsi il a le contrôle complet de l’histoire, parce qu’il l’a créée et a décidé comment elle devrait se terminer. Cependant, une fois que le jeu commence, il se limite à révéler les informations de son scénario et à juger les résultats des actions des Personnages-Joueurs. Les joueurs sont libres de faire tout ce qu’ils souhaitent. Ils ont été prévenus, et ont accepté (souvent implicitement) de suivre les indices et tenter d’atteindre la fin du scénario telle que le maître l’a prévu.

Dans une certaine mesure, le principal objectif de telles aventures est de parvenir à les terminer victorieusement. Un groupe qui réussit à faire son chemin jusqu’au terme de l’aventure peut se féliciter d’avoir trouvé la solution ; le meneur mérite aussi des félicitations, puisqu’il a été capable de créer une piste que les joueurs ont pu suivre. Si les joueurs perdent la piste, ils tentent de la retrouver sans aucune intervention du meneur ; s’ils n’y arrivent pas, ils ont en quelque sorte perdu la partie, et il est temps de créer un autre scénario.

Comme nous l’avons vu, beaucoup de scénarios suivent cette approche : on attend des joueurs qu’ils commencent à un certain point, se déplacent à un autre endroit quand ils résolvent quelque chose, puis par plusieurs étapes successives pour atteindre la fin. La seule chose qui garde véritablement les joueurs dans cette aventure est leur promesse qu’ils vont tenter de terminer le scénario. Beaucoup de meneurs créent leurs aventures de cette façon, parce que c’est ce qu’ils trouvent dans les scénarios.

De l’extérieur, il peut sembler difficile de distinguer l’illusionnisme du participationnisme et de l’esprit pionnier. Dans chaque cas, le meneur a créé une histoire et les joueurs la suivent. Le meneur illusionniste a enfermé ses joueurs dans l’histoire sans le leur dire. Le meneur participationniste a leur consentement pour les enfermer dans l’histoire. Le meneur ”esprit pionnier” est dépendant de leurs efforts volontaires à suivre les indices pour que son histoire puisse être contée.

Même si les Personnages-Joueurs vivent presque toujours l’histoire telle qu’elle a été préparée par le meneur. La quatrième approche de jeu, appelée jeu de basse, est complètement différente des précédentes.

Ron Edwards a identifié et baptisé le jeu de basse, en référence au rôle du bassiste dans un groupe de jazz ou de rock. Le bassiste donne la mesure, fixe parfois l’ambiance, la clé et les changements dans la musique, mais il ne joue presque jamais la mélodie. Cela est laissé aux autres instrumentistes. De la même manière, le meneur du jeu “de basse” crée le monde, l’ambiance, peut-être les situations, mais se fond ensuite dans l’arrière-plan afin de permettre aux joueurs d’improviser, en se contentant d’encourager leurs efforts, d’apporter des changements quand tout marche trop bien pour eux, et de conserver un rythme acceptable pour l’ensemble.

Dans cette résolution du Truc Impossible, le meneur contrôle l’histoire dans le sens où il crée le monde et la situation, et décide ainsi de quoi parle l’histoire et où elle commence, mais ne contrôle pas sa fin, ou comment elle atteint sa fin car cela dépend entièrement des choix effectués par les joueurs par le biais de leurs personnages. En fin de compte, l’histoire sera une aussi grande surprise pour lui que pour n’importe qui d’autre. Le jeu de basse est l’approche de jeu la plus libre et interactive. Toutefois, il demande que les joueurs n’attendent pas du Maître qu’il leur dise quoi faire. Les joueurs devraient faire ce qu’ils veulent, pour provoquer la survenance des choses qui les intéressent. C’est ainsi d’une certaine manière l’approche la plus surprenante et la plus difficile à appliquer. Beaucoup de jeux indépendants tentent d’encourager cette approche.

Ceci ne signifie pas que d’autres approches ne soient pas valides. L’esprit pionnier et le participationnisme sont fréquents et appréciés par beaucoup de joueurs. Ce qui compte dans la théorie de la création de jeu de rôle, c’est de faire un JdR amusant. Ces méthodes ont toutes porté leurs fruits, au moins pour quelques joueurs.

Les quatre méthodes décrites ici sont en quelque sorte l’archétype des formes pures platoniques qui n’existent pas dans la réalité. La plupart des gens les mélangent à un certain niveau. La distribution de la crédibilité en jeu est constamment en mouvement, étant constamment renégociée au fur et à mesure de la progression du jeu. Il est probable que votre style tombe entre deux de celles-ci, ou en tire des éléments, ou alors que vous hésitez à qualifier ce que vous faites jouer (je sais que je le fais). De même, puisqu’elles sont dans une certaine mesure des abstractions, beaucoup de débats existent pour savoir si elles ne sont vraiment que quatre.

Quelques-uns affirmeraient que l’illusionnisme et le participationnisme sont en réalité la même chose, ou que l’esprit pionnier est simplement du participationnisme qui fonctionne bien. On suppose qu’il existe d’autres styles qui n’ont pas encore été identifiés, mais personne ne sait vraiment comment les reconnaître. La théorie avance et s’étend constamment, avec de nouvelles idées ajoutées chaque mois et de vieilles idées réexaminées et réformées. Cette série d’articles a tenté de se concentrer sur des idées qui sont très largement établies, au moins parmi les théoriciens de The Forge, mais il est toujours possible que quelque chose de neuf ait pu être reconnu alors même que cet article va être publié, le rendant au mieux incomplet, au pire obsolète.

Cependant, la théorie sur les styles de maîtrise et les solutions au “Truc Impossible Avant le Petit-Déj’” n’ont pas seulement un impact sur la création de JdR indépendants, mais sur comment les joueurs et les meneurs peuvent comprendre et modifier leur propre approche du JdR au sein de leur propre groupe de rôlistes.

NdT : Le terme de "truc impossible avant le petit déj'" vient du roman Alice au pays des merveilles, où la Duchesse dit à un moment à Alice qu'elle pense à plusieurs choses contradictoires et impossibles avant le petit déjeuner, en tant qu'exercice. (merci à Antoine G. pour l'info)

Vers la troisième partie

Article original : Theory 101: The Impossible Thing Before Breakfast

 

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