Les petites mains invisibles

Mon parcours d’auteur de jeux de rôle est court et pas vraiment important, mais grâce à lui je suis de plus en plus conscient de quelque chose dont on ne parle pas beaucoup et que j’aimerais aborder dans cet article : l’écriture est un travail collectif. Il y a un acteur principal - l’auteur ou l’autrice - et d’innombrables acteurs secondaires, qui contribuent discrètement à la qualité finale de l’œuvre. Je vais parler ici de mon expérience avec l’un d’entre eux, qui donne un « coup de main invisible », en espérant que ça servira d’inspiration pour d’autres auteurices de JdR et d’œuvres collectives.

Il n’y a pas d’argent pour vous éditer

Imaginez que vous ayez eu une super idée, le temps pour la réaliser, et que vous ayez réussi à écrire le premier jet d’un jeu ou d’un supplément. Vous avez tellement de chance, qu’un éditeur s’est même intéressé à votre travail et est prêt à le publier ou, au moins, à le proposer en financement participatif. Si l’éditeur est vraiment professionnel, votre manuscrit passera par un processus d’édition. Cela veut dire que votre texte passera par une étape de relecture professionnelle pour vérifier qu’il est cohérent, bien structuré, complet, ne contient pas de passages délicats ou polémiques, qu’il rentre dans ce que l’éditeur veut publier et respecte les standards de qualité du marché.

En d’autres termes, les règles doivent être bien pensées et complètes et ne pas déboucher sur des situations absurdes ou des voies sans issue : on évite de nommer un personnage qui n’apparaît plus par la suite, de manquer de respect envers quelqu’un de vivant-e qui pourrait s’en plaindre à l’avenir, les répétitions inutiles, etc. Je ne parle pas de correction de style ou d’orthographe, parce que ça, même les plus petits éditeurs peuvent s’en charger.

Puis, une fois que la version beta du jeu ou du scénario est finie, on passera à la période de test, où plusieurs groupes de joueur-euses expérimentées dans cette tâche passeront leur temps à essayer de casser les règles et les confronter à des situations auxquelles vous n’avez pas pensé.

Et c’est l’heure de la mauvaise nouvelle. En Espagne [et en France (NdT)], sauf très rares exceptions, les éditeurs qui publient du JdR sont semi-professionnels. Je veux dire par là qu’ils sont dirigés par une poignée de personnes qui ont un travail alimentaire et qui donnent leur temps libre - si elles en ont - à la maison d’édition. Ne vous attendez pas à ce que votre éditeur, parmi les quelques heures qui lui restent pour

  • faire rentrer l’argent,
  • vérifier les envois,
  • coordonner les projets
  • et d’autres tâches essentielles,

...puisse passer du temps à réfléchir à une éventuelle simplification de vos règles de combat. Généralement, on jouera avec ce que vous avez écrit pour se faire une idée globale.

La deuxième mauvaise nouvelle, liée à la première, est que le marché du jeu de rôle est si petit que les bénéfices d’un livre de règles ou d’un supplément sont minimes. Ainsi, embaucher un-e professionnel-le pour qu’iel relise votre travail, ajoute des commentaires, vous conseille des changements et vous guide dans le processus d’écriture réduirait à néant la rentabilité du projet. Et on ne peut pas non plus payer de testeur-euses.

Pour résumer, vous devrez fournir vous-même la version la plus aboutie possible à votre éditeur.

NdT : On peut être en fort désaccord avec le modèle économique qui consiste à essayer de chercher de la rentabilité sur le travail non-rémunéré d’autrui (d’ailleurs, regardez les commentaires traduits, au bas de l’article). Cependant, les conseils qui suivent sont tout aussi valables pour l’autoédition de JdR gratuits.

Comment faire ?

On voit mieux à deux

Le pire ennemi d’un auteur ou d’une autrice, ce ne sont pas les dates butoir ou le pourcentage en droits d’auteur, mais bien l’égo. Il nous empêche de prendre du recul et nous laisse croire que nous sommes uniques et merveilleux-ses, que tout ce qu’on produit est parfait ou sinon que nous sommes les seuls à pouvoir l’améliorer. L’égo est nécessaire pour créer (s’il n’était pas là, on ne perdrait pas notre temps à ça), mais en excès, en plus de faire de nous de parfaits imbéciles, il nous fait oublier que nos projets auront toujours besoin de retouches et que, pour les ajuster, il nous faudra l’intervention d’autres personnes.

Le processus de création installe une relation émotionnelle avec l’œuvre, ce qui fait qu’on a tendance à ne pas en voir les défauts. C’est pour cela qu’on dit souvent qu’il faut laisser les textes reposer dans un tiroir, pendant un certain temps, avant de les relire. C’est cela qui rend nécessaire de compter sur un regard extérieur pour examiner notre travail si nous voulons un résultat dont nous serons fiers plus tard.

De plus, dans le JdR, on perçoit un phénomène vraiment particulier. L’auteurice, lorsqu’iel mène son scénario, sa campagne ou son jeu, considère inconsciemment beaucoup d’éléments comme étant évidents. Lorsqu’une autre personne mène la partie, on vérifie mieux la correspondance entre le texte et l’intention de l’auteur.

Mais comme nous l’avons dit auparavant, l’éditeur - bien malgré lui - ne va pas pouvoir nous fournir comme il faut ce deuxième point de vue. Et si nous ne pouvons pas investir notre propre argent (1), nous n’avons d’autre choix que de solliciter du travail bénévole. Et c’est là le sujet de notre article.

Des amies ou des inconnues ?

Le réflexe le plus courant est de demander de l’aide à des amies ou des connaissances. En fin de compte, lire un manuscrit c’est fastidieux, donc on sent qu’il faudrait confier ça à quelqu’un en qui on a confiance. De plus, le JdR peut être une expérience plutôt intime, et peu de personnes ont envie de tester un scénario ou un jeu avec des inconnus.

Par ailleurs, demander de l’aide à des amis a un avantage clair : on sait quels sont leurs défauts, à quel point iels sont stricts, les goûts qu’iels ont et ce qu’on peut attendre d’eux.

La contrepartie, c’est que les ami-es peuvent se sentir coincé-es par un engagement ; mais surtout, iels peuvent être plus lisses dans leurs critiques qu’un inconnu, au point que les critiques peuvent passer inaperçues. Les gens qui nous aiment ont peur de nous offenser et la plupart va au contraire vouloir nous flatter. C’est excellent pour l’égo et l’estime de soi, mais c’est un bien mauvais service pour l’auteurice.

Selon mon expérience personnelle, en plus des amis ou des proches, il sera utile d’impliquer des gens avec lesquels on n’a que peu de liens, ou même de parfaits inconnus. Il y a plusieurs raisons à ça :

  • On a tendance à fréquenter des gens qui partagent nos goûts ou viennent des mêmes milieux. Il est plus probable que quelqu’un d’en dehors de notre cercle nous donne un point de vue neuf.
  • La peur de nous faire du mal sera moins forte et la réponse plus sincère.
  • C’est un moyen de diffuser notre œuvre ; elle va parvenir à des gens qui ne la connaissaient pas et qui, maintenant, vont pouvoir en parler.

L’éditeur lui-même peut nous aider à trouver ces tierces personnes en cherchant des testeureuses de son côté sur les réseaux sociaux, mais nous pouvons aussi nous en charger en parallèle. Personnellement, demander de l’aide dans des milieux très restreints m’a été particulièrement utile, notamment sur des groupes de Telegram, Facebook ou Discord. Twitter est trop général et on n’aura pas de contrôle sur les profils des intéressé-es. Les groupes spécialisés sont faciles à mesurer, ont une ambiance donnée, un thème central qui peut correspondre ou non à notre travail, et en plus, on nous y connaît déjà si on participe souvent.

Par exemple, lorsque j’ai eu besoin de tester un scénario pour l’Appel de Cthulhu, j’ai demandé sur le Discord d’Horror Cósmico, où on joue beaucoup à ce jeu. Je suis allé sur des groupes d’adeptes de Savage Worlds grog pour tester des scénarios de Betty ‘the Slayer’ Mitchell [un JdR motorisé par Savage Worlds (NdT)]. Pour du Tierras Quebradas itch (es), bien entendu, j’ai demandé aux fans du jeu sur Telegram et Discord.

Je ne sais pas si cette affirmation vous surprendra, mais j’ai toujours perçu un énorme sentiment de communauté dans le monde du jeu de rôle. Je n’ai jamais eu de mal à trouver des gens prêts à me donner un coup de main et apporter leur pierre à l’édifice. Vous aurez toujours quelqu’un de disposé à jeter un coup d’œil à votre travail ou à jouer (en ligne) avec vous.

Leur expliquer ce qu’on veut vraiment

Bien, on a réussi à recruter des relecteurices pour notre projet de JdR. Voici maintenant le plus difficile : savoir ce qu’on veut.

On pourrait se contenter de l’assurance que le texte est potable pour continuer, ou de juste tester quelque chose de très précis dans le scénar ou le système de jeu ; par exemple vérifier l’équilibrage des règles de magie ou la sensation d’être sur des rails dans ce scénar. Quoiqu’il en soit, il faut l’exprimer clairement, ou prendre le risque d’obtenir des réponses vagues et inutiles.

Une fois, pour le scénario El Receptáculo del Terror - bientôt publié par Shadowlands - un testeur a préparé un formulaire pour les joueureusess qui l’ont rempli après la partie. Dans les tests de [la campagne] Juegos de Manos organisés par ce même éditeur, la testeuse envoyait un rapport après chaque scénario. Et pour la campagne La Llamada del Deber, en plus de me donner ses impressions après chaque session, le groupe de test a fait un appel vidéo avec moi pour débattre des sujets du plus particulier au plus général. Voilà plusieurs moyens de recueillir des retours, et dont on peut convenir au début de la collaboration.

Dans le cas où il faut lire et évaluer un texte, il faut aussi se mettre d’accord sur comment fournir le brouillon et sous quelle forme se feront les commentaires et les suggestions. Tout le monde ne manie pas avec aisance les options [de relecture] d’Adobe Acrobat ou de Word, et il est possible que vous trouviez parfois une page scannée avec des commentaires écrits à la main. Je conseille surtout d’avoir un document partagé sur Drive ou équivalents, modifiable en ligne et accessible à toutes les personnes autorisées.

Il peut aussi être intéressant de disposer de plusieurs collaborateurices pour les différentes étapes du processus, ce qui nous aidera à enrichir le résultat. Par exemple, en ce moment, j’écris un roman et un ami me donne son avis sur des points généraux : les personnages, l’ordre de la narration et sa structure. Lorsqu’une partie du texte est achevée, mon éditeur se charge de la correction du style.

N’ayez pas d’attentes

Compter sur une aide désintéressée pour nos projets a aussi un défaut majeur qu’il faut accepter dès le début, dès qu’on en fait la demande :

Personne n’est obligé à quoi que ce soit.

On vous aide pour le plaisir et vous n’êtes pas en position de demander ni respect des délais, ni qualité, ni même une réponse.

Nous avons tous et toutes une vie, des problèmes et des priorités. Qui n'est pas payé n’est obligé à rien. Très fréquemment, l’aide promise arrive en retard, est de mauvaise qualité ou, finalement, n’aboutit pas du tout. Par conséquent, il ne faut jamais planifier ni mettre des délais qui dépendent du test d’un scénario ou de la relecture d’un chapitre de votre livre par un-e bénévole. Sans entrer dans les détails, j’ai parfois eu des problèmes parce que je n’avais pas compris ça.

Tout ceci a deux conséquences.
La première, c’est qu’on n’a pas le droit de faire des reproches. Si on rend un texte avec un problème grave que notre relecteurice n’a pas détecté, c’est de notre faute.
La deuxième, c’est qu’il vaut mieux anticiper et demander de l’aide à plusieurs personnes, autant que possible.

Montrez de la reconnaissance

On ne peut pas payer les relecteurices et testeureuses pour le travail qu’iels ont fait pour nous et notre jeu, mais on peut faire en sorte de leur donner plus de visibilité. Iels nous ont fourni une aide désintéressée ; par conséquent, une fois le boulot terminé, nous devons faire preuve de reconnaissance et récompenser la collaboration, ne serait-ce que symboliquement.

Le plus facile et le plus classique, c’est de les inclure dans les remerciements. Si ça ne dépend pas entièrement de vous, demandez à l’éditeur de le faire. En plus, les nommer ou les remercier publiquement sur les réseaux sociaux et les groupes où iels se trouvent, ça peut aussi être une bonne idée. Une autre preuve de reconnaissance est de les informer régulièrement de l’avancement de l’œuvre : la couverture, la première maquette, ou la date de sortie en magasin, par exemple.

Par ailleurs, les éditeurs ajoutent fréquemment dans le paiement de l’auteurice un certain nombre d’exemplaires de l’œuvre. Dans le cas d’un coup de main particulièrement précieux, offrir un de ces exemplaires "d'auteur" peut être un beau geste. Si ce n’est pas possible, offrez-leur au moins la version numérique (avec l’accord de l’éditeur).

Et vous ? Avez-vous déjà donné un coup de main à un-e auteurice pour le plaisir d’aider ? Est-ce que des gens désintéressés vous ont aidé à améliorer votre production artistique ? Quelle est votre expérience en la matière (2)?

Article original : El ayudante invisible

Sélection de commentaires

Teotimus

Article très intéressant, merci. Je suis d’accord pour dire que les rôlistes sont toujours là pour donner un coup de main, et personnellement j’ai bénéficié de la communauté de nombreuses fois pour relire des trucs. Quelquefois, je n’avais même pas eu besoin de demander. Que ces infatigables bénévoles soient bénis.

À mon avis il y a un autre débat sous-jacent, un peu plus dark : « le semi-professionnalisme » du marché dont tu parles, qui crée des produits qui se vendent presque toujours à un prix « professionnel » (pour ainsi dire) mais qui n’en ont pas toujours la qualité. Je comprends qu’on doive s’appuyer sur des potes ou des connaissances pour tester ou relire, mais ce que je ne comprends pas autant c’est les « économies » de ces étapes de la part de l’éditeur, alors qu’elles sont nécessaires chez n’importe qui un minimum sérieux. Je sais que c’est le serpent qui se mord la queue, que le secteur est une niche et qu’il a la taille qu’il a, mais d’un autre côté, il ne grandira jamais s’il ne devient pas un peu plus pro. Mais comme je disais, c’est un autre débat…

Nanth

Oui, j’ai aidé et j’aide encore des auteurices pour que leurs jeux soient les meilleurs possibles. Je trouve curieux ce que tu dis sur le lien émotionnel avec l’œuvre, parce que c’est la seule manière réelle d’aider, d’après moi. On doit plonger dans ce qu’on nous fournit, enquêter sur ce que veut l’autrice, savoir là où elle veut qu’on aille et faire tout notre possible pour sortir l’essence du texte et voir ce qu’il peut devenir. Mais pour moi, le problème, c’est que même si on arrive à donner un vrai coup de main, on y laisse aussi une grosse part de soi. C’est difficile de trouver le bon équilibre dans tout ça, surtout quand on ne cherche pas du tout à être sous le feu des projecteurs, mais on en sera forcément impacté, ne serait-ce qu’en considérant le temps qu’on aura passé sur le projet.

Le mieux reste donc de tisser une dynamique de travail et de communication, ainsi que de connaître nos attentes, comme tu l’as dit - ce dont on se rend généralement compte un peu tard.

Continuez à aider le JdR, les gens !

(1) NdT : si vous êtes prêt-es à mettre la main à la poche, Auto-éditer son JdR: les dix commandements ptgptb recommande d’embaucher les relecteurices des JdR qu’on veut publier. [Retour]

(2) NdT : Au fait, vous a-t-on déjà informé-e que PTGPTB recrute. On ne paye qu'en XP en Langues étrangères, mais qu'est-ce qu'on est fiers, sympas et on se marre :) [Retour]

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