Le Syndrome du Bâtisseur de Mondes

Las Semillas de Cao Cao

Cela vous est peut-être arrivé quelques fois. Vous prévoyez de faire une partie rapide, peut-être une ou deux séances de trois à quatre heures. Et au 60.000e mots, vous commencez à vous rendre compte que vous avez conçu tout un monde : un peuple, cinq nations, trois conflits internationaux et interraciaux, deux successions au trône, un petit génocide d’une race qui ne vous a pas convaincu et trois prophètes illuminés qui sont venus à point nommé pour venir bousculer une société élégante que vous avez déjà bien trop développée.

Cela vous est peut-être déjà arrivé, oui. Si c’est le cas, comme moi, keep calm and still working [restez calme et continuez, (NdT)]. Vous avez attrapé le syndrome du bâtisseur, une véritable saloperie si vous souhaitez concevoir des aventures brèves et une délicieuse malédiction si vous souhaitez construire des monstruosités de mondes injouables.

Le dilemme est dans le temps investi par rapport aux intentions initiales. L’aventure qui résultait de l’inspiration de base se dilue systématiquement, jusqu’à mourir. Comme la minuscule graine qui est sacrifiée pour que pousse le glorieux sequoia. Le problème est que le sequoia prend des siècles à croître... et que la partie est prévue pour ce foutu week-end.

Oui, c’est un problème. Rencontrer des limites à la création, face à la tentation de continuer encore et encore à définir et développer des sociétés, des traditions et des races. Se retenir quand une impulsion à l’intérieur de nous nous pousse à continuer encore et encore.

Quand on a déjà complètement perdu la tête, et que cela fait plus de quatre mois qu’on développe son monde, on ne peut plus faire marche arrière. On doit continuer de travailler ! Le chef d’œuvre sera majestueux, même si on ne le joue pas. On sait quelque part que ce n’est pas un objectif essentiel, que ce n’est pas une des impulsions-clefs, que c’est seulement un objectif secondaire. La question est de créer ! Créer sans s’arrêter ! Parce que, en le faisant, on s’exprime d’une manière qu’on ne rencontre dans aucune autre activité.

Mais si vous n’êtes encore qu’au seuil de la folie aveugle, à ce moment où vous n’avez pas encore complètement perdu de vue l’objectif [de jouer] et où ce qui est écrit tourne toujours autour de l’aventure originelle.

Arrêtez-vous. Vous pouvez le faire.

Il est encore temps.

  • Séparez ce qui est nécessaire de ce qui est improductif, même si c’est très cool.
  • Simplifiez l’histoire des peuples et des personnages secondaires.
  • Réduisez le nombre de lieux.
  • Facilitez les pistes.
  • Définissez la feuille de route de l’aventure dans le paysage merveilleux que vous avez créé.

Vous n’avez pas à arrêter de développer votre monde, mais ne laissez pas l’aventure se faire engloutir par l’énorme bête qu’est votre créativité.

Même si votre aventure est faite de décisions libres et de lieux flottants, définissez-vous des limites. Pour ceux qui ont ce syndrome, les limites sont primordiales. Elles sont comme les pièces des bords d’un puzzle, elles déterminent le début de la spirale abstraite qui nous fera commencer à voir les grandes lignes dans les petits gribouillis que nous appelons « scènes » ou « moments ». Sans ces limites, les scènes commenceront à se reproduire dans une orgie de créativité qui ne s’arrête devant rien. Elles flirtent avec les lignes temporelles, avec les événements passés, avec des lieux reculés, ... et arborent le drapeau de la cohérence pour jeter le fil de raisons passées qui donnent sens au présent... et on gâche tout.

Mais quelles sont les limites ? Mis à part cette métaphore facile du puzzle, comment on peut les reconnaître ?

Quand pour décrire la scène de la place du marché où se trouvent les PJ, vous statuez que la base économique d’un peuple de votre aventure (appelons-le au hasard Cuculcán pour lui donner un nom) est le commerce de laine de lama... [Vous allez déjà trop loin.] On s’en fout des peuples avec lesquels on commerce. Il n’est pas nécessaire de faire une liste de leurs noms, il n’est pas nécessaire d’estimer son pourcentage d’importation/exportation, espèce de geek. Ce n’est pas important de connaître son emplacement qui dérive d’une culture mère qui s’est étendue dans le monde après un cataclysme antédiluvien... Merde. C’est super cool, mais ce n’est pas nécessaire pour que les PJ achètent cette fichue statuette au vieux gâteux du bazar.

Les limites sont là, dormantes, hypnotisées par l’envie d’explorer votre univers, et vous pouvez les activer quand vous le voulez, si vous vous concentrez un minimum.

Si vous vous retrouvez soudainement à regarder un documentaire sur la balistique qui vous explique en quatre points comment et pourquoi les munitions de la seconde guerre mondiale sont conçues ainsi... Vous avez perdu la tête. Vous vouliez seulement en apprendre un peu plus sur les différents types de balles !

Répétez avec moi : j’ai perdu la tête.


J'ai perdu la tête...

Si vous vous retrouvez soudainement vêtu d’une armure médiévale par vos camarades du club d’escrime historique (un club d’escrime historique ? Depuis quand êtes-vous dans un club d’escrime historique ?) juste avant d’entrer dans l’arène pour faire une bonne lutte avec votre épée émoussée... Vous avez perdu la tête. Vous vouliez seulement savoir si une armure pénalise réellement la Dextérité.

Répétez avec moi : j’ai perdu la tête.

Si vous vous retrouvez soudainement avec sept cent quarante-deux pages Wikipédia ouvertes dans le navigateur, les révérant comme si elles étaient de l’or numérique, tout en sachant que vous ne reviendrez jamais de votre vie sur la plupart d’entre elles, priant pour que tout se passe bien et d’en voir la fin, sans savoir ce que vous avez foutu pour passer de votre point de départ (le troc en Égypte antique) à là où vous êtes (un article sur le coup d’état au Liberia dans les années 81)... Vous avez perdu la tête. Vous pouvez fermer toutes vos pages. Ce n’est pas grave. Respirez. De tout de façon vous ne savez plus de quoi parle la majorité d’entre elles et il vous faudrait plusieurs vies pour toutes les lire. [Or] vous vouliez seulement savoir si un kilo de dattes peuvent être troqué contre une nuit d’hospitalité !

Répétez avec moi : j’ai perdu la tête.

Si vous vous retrouvez soudainement en train de définir comment l’antimatière et la matière ont permis de former le chaos à travers l’héritage cosmique d’Alcurnio, comment ceci procréa ses enfants - car il était triste d’être seul - et comment ses enfants donnèrent naissance à leurs propres descendances qui sont chacune d’entre elles un pouvoir du cosmos, jusqu’aux premières races (tous avec un nom et un prénom, évidemment) qui donneront naissance aux premiers empires qui rédigeront les premiers livres de la création (que vous êtes en train d’écrire déjà)... Vous avez perdu la tête. Vous vouliez seulement savoir qui était le prédécesseur du Roi actuel et qui régnait encore avant.

Répétez avec moi : j’ai perdu la tête.

Si vous vous retrouvez soudainement à assister à un séminaire de Paulo Coelho sur comment être un bon guerrier de la lumière wiki... Vous avez perdu la tête. Vous vouliez seulement que ce vieil homme leur dise quelques mots intéressants quand [vos PJ] arriveront au monastère !

Répétez avec moi : j’ai perdu la tête.

C’est un fait. On perd tous la boule de temps en temps. Toute création d’aventure doit avoir des limites qui se basent sur ce qui est pratique et essentiel pour le scénario. Elle doit intégrer des trous dans l’intrigue qui, vous le savez, ne seront jamais explorés. Et vous devez vivre avec.

Si vous êtes foutu de trouver comment faire, n’hésitez pas à le partager avec moi.

Et si vous partagez avec nous tous vos folies... Ce serait à hurler de rire.

;)

Article original : El Síndrome del Constructor de Mundos


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Commentaires

Alors, la solution, quand tu es atteinte de manière irrémédiable, c'est d'accepter que

1) tu dois te fixer un objectif de départ, comme pour tout projet ; si tu te lâches sans savoir où tu veux aller et quel projet doit aboutir, tu peux y passer 30 ans.

2) tout ce que tu vas écrire, tu devras repasser dessus; tailler dans le gras, virer ce qui sera clairement inutile ou secondaire. Tu les gardes, tu les mets de coté pour plus tard, mais tu dois accepter que, pour ton projet, ça ne servira pas. Et...

3) ...et quand tu as fais ça, tu refiles encore le bébé à un relecteur complice du projet, et tu vas accepter de le laisser à son tour trancher ou couper dans le tas et te proposer des simplifications.

Sinon ?... Ben sinon, on revient parler de ton monde dans 30 ans... si entretemps, tu ne t'en est pas dégouté toi-même...

Auteur : 
Psychee

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