Le jeu de rôle peut-il traiter de thèmes adultes ?

Le jeu de rôle est-il enfantin, ou simplement puéril ?

Certaines choses plaisent aux enfants, mais pas aux adultes. Certaines choses plaisent aux adultes, mais pas aux enfants. Une quantité effroyable de choses plaisent à la fois aux enfants et aux adultes.

Le film des Bisounours appartient à la première catégorie ; Madame Bovary appartient à la deuxième, et La Guerre des étoiles à la troisième catégorie (ce n’est pas vrai que tous les enfants aiment les Bisounours, mais il est vrai, je crois, que toutes les personnes qui aiment les Bisounours sont des enfants.) Nous pouvons donc dire que les Bisounours sont immatures, et que Madame Bovary est adulte : mais que dirions-nous de La Guerre des étoiles ?

Peut-être le mot “immature” n’est-il pas particulièrement judicieux dans cette discussion.

Qu’est-ce qui caractérise les choses que l’on appelle “immatures” uniquement par provocation ? Réponse : elles peuvent être appréciées à un niveau immédiat, avec très peu d’efforts. Ce sont des choses qui, pour utiliser le terme technique, “en mettent plein la vue”.

Récits d’aventure, dessins animés, comics de super-héros, films d’action, farces, shoot-them-up sur ordinateur, musique “pop”, bons vieux donjons de jeux de rôle : tous impliquent des couleurs primaires, beaucoup de bruit, une morale relativement simple, une mélodie ou un rythme immédiatement assimilable, des gags simples qui provoquent instantanément de gros rires, des confrontations violentes résolues de manière claire, un langage assez simple, et plein de points d’exclamation.

Les gosses peuvent aimer, comprendre et consommer ce genre de trucs facilement, et sans le critiquer. Et — voilà ce qui nous intéresse — la plupart des adultes aiment aussi cela.

Bien plus, la plupart des œuvres prétendument “adultes” possèdent beaucoup de caractéristiques identiques. La musique classique a le droit d’avoir des airs que l’on retient, la littérature sérieuse a le droit d’avoir des histoires excitantes avec des poursuites, des fuites et des explosions, les comédies satiriques ont le droit de nous faire rire.

L’art adulte, dès lors, n’efface pas obligatoirement le plaisir des trucs puérils qui en mettent plein la vue, mais il ajoute aussi quelque chose d’autre à cela : des personnages plus subtils, par exemple, ou des commentaires sur la société, ou encore un style littéraire plus brillant. Le plaisir instantané que l’on peut retirer d’une histoire immature peut être délayé, dilué ou même entièrement supprimé ; au point qu’un livre, une symphonie ou un film peut être obscur, difficile à lire, et pas très drôle à la première tentative.

Toutefois, les plaisirs profonds cachés au cœur de tels ouvrages sont tels que nous persévérons. Le livre s’améliore à chaque lecture, et nous finissons par en dire “Il a changé ma vie”, ou “Il m’a vraiment ouvert les yeux”, ou encore “Ces personnages restent gravés dans ma mémoire, aussi réels pour moi que les membres de ma propre famille.”

La maturité implique de grandir : il serait stupide (puéril, même) de dire “Untel est immature parce qu’il aime les dessins animés de Bugs Bunny”. Il serait plus raisonnable de dire “Untel est immature, parce qu’à 35 ans, il n’aime que les dessins animés de Bugs Bunny ; ses goûts n’ont pas évolué depuis ses onze ans.”

Ceux qui ont des goûts adultes peuvent, dans l’ensemble, toujours aimer et apprécier des choses immatures ; mais ceux qui ont des goûts immatures trouveront souvent inconcevables les goûts adultes. Ils diront probablement “Personne n’aime réellement Salman Rushdie (1)/Ingmar Bergman (2)/Virginia Woolf (3). Ce ne sont que des crâneurs, qui prétendent les aimer parce qu’ils leur font se sentir plus intelligents. Ils feraient vraiment mieux de regarder Terminator 2”.

Un grand nombre de jeux de rôle en mettent plein la vue ; ils fournissent des émotions et des sensations immédiates, une morale simple, de la violence, des explosions, et des tas de points d’exclamation. Très peu de jeux de rôle parlent de la société, de personnages réalistes, des relations humaines, etc.

Nous avons des jeux basés sur les films d’arts martiaux, où le plaisir vient de la représentation de cascades ridicules, et de la pulvérisation d’un bon paquet de méchants. Nous avons des jeux basés sur les films de space-opera, où le plaisir vient de, heu, la représentation de cascades ridicules et de la pulvérisation d’un nombre élevé de méchants. Nous avons des jeux d’horreur, où le plaisir vient de l’adrénaline provoquée par le fait d’aller dans des pièces sombres où il pourrait y avoir des monstres terrifiants tout droit sortis des comics, presque de trains-fantômes. Nous avons beaucoup, beaucoup de jeux militaires et machos, où le plaisir vient de la manipulation d’armes gigantesques en prétendant se jeter tête la première dans une bataille contre l’ennemi et, heu, en pulvérisant un bon paquet de méchants.

Les parties sont généralement fondées sur la fuite d’un danger, un conflit avec un méchant, la résolution d’une énigme, ou la combinaison des trois : rarement sur des problèmes relationnels à résoudre, une situation sociale à changer, ou une meilleure connaissance de soi. D’accord, on peut dire que la tendance cyber-gothique a introduit le thème de la croissance ou du passage à l’âge adulte, mais elle l’a fait par le truchement d’une aventure.

Citons Michael Moorcock :

“Il existe très peu de personnages adultes dans les histoires d’heroic-fantasy pures. On trouve soit d’éternels adolescents comme Conan, soit des vrais enfants comme Ged dans Le Sorcier de Terremer (4) ou des jeunes gens comme Airar Alvarson dans The Well of the Unicorn (5), ou encore des personnages enfantins, comme les hobbits du Seigneur des anneaux… Innocents, sensibles, extrêmement loyaux et enthousiastes, ayant tendance à faire des caprices soudains et à être terrorisés, impressionnables, sentimentaux, et parfois sans pitié, ces personnages réagissent très rarement de façon adulte à leur environnement, aux créatures qui les accompagnent ou aux problèmes auxquels ils font face.”

Ça vous rappelle des PJ de votre connaissance ?

Nous pourrions dire à juste titre que le jeu de rôle est, dans ce sens, immature. Il traite d’une gamme réduite de types d’histoires aisément accessibles, et n’a pas évolué ou progressé significativement (à cet égard) depuis ses débuts.

Le jeu de rôle est-il capable de traiter des sujets plus adultes, ou est-il de par sa nature limité aux histoires d’aventure ?

Le jeu de rôle est, par nature, un moyen d’expression dramatique. Au cœur du jeu de rôle, il y a un échange verbal entre le joueur et le meneur de jeu : le meneur de jeu demande “Que fais-tu ?”, le joueur répond “Je fais ceci et cela”, le meneur de jeu répond “Telle ou telle chose se produit, que fais-tu ?”, etc., tant que dure l’attention des participants. Donc, des choses doivent se produire tout le temps. Un personnage ne peut pas rester simplement chez lui et haïr le diabolique Octoplonk, dévoré par la haine, mais ne faisant rien pour la faire disparaître. Cela serait parfaitement acceptable dans un roman, si le talent de l’auteur et sa compréhension de la nature humaine étaient suffisants pour conserver l’intérêt du lecteur, mais cela ne peut pas être le cas dans un film, une pièce de théâtre — ou, comme je le soutiens, dans le jeu de rôle.

Dans une pièce de théâtre, il se peut qu’il y ait une longue conversation. Certains peuvent faire et font des parties de jeu de rôle dans lesquelles les joueurs et les PNJ s’assoient et se parlent. Mais dans les deux cas, la conversation doit avoir un but pour être intéressante : il faut qu’il s’y produise quelque chose. Imaginez Guy le Guerrier et Marcel le Magicien assis au bar en train de bavarder :

“C’était bien la bataille ?

— Ouais, ouais, j’peux pas m’plaindre. Une autre bière ?

— Merci. T’as réussi ton sort ?

— À la fin. On a eu quelques problèmes à cause du manque de baguettes.”

Cela serait ennuyeux à mourir. Guy le Guerrier confronté à Marcel le Magicien, et cherchant à savoir pourquoi il a (apparemment) trahi le groupe au profit du diabolique Octoplonk pourrait être extrêmement intéressant et théâtral. S’ensuit-il de tout ça que, quand le jeu de rôle arrête de raconter des histoires d’aventure, il devient à la place simplement mélodramatique ?

Je ne suis pas convaincu qu’il soit plus difficile pour les joueurs d’imaginer des dialogues intéressants et dramatiques (“Monstre ! Tu nous as trahis, Pierre le Clerc est mort par ta faute !”) que d’imaginer des cascades, des tactiques ou des manœuvres de combat intéressantes et dramatiques. Le créateur de jeux anglais Phil Masters prétend qu’une partie entièrement basée sur des “personnages parlant de leurs problèmes” est théoriquement possible, mais qu’en pratique, cela serait infaisable, parce que cela demanderait trop d’efforts aux joueurs. Pour faire un jeu de rôle à la Ingmar Bergman, vous devez être aussi bon pour créer et jouer des personnages qu’Ingmar Bergman. Je pense que c’est une erreur ; dans ce cas, autant dire que pour jouer à Feng Shui, vous devez savoir chorégraphier les combats aussi bien que John Woo. Tous les jeux de rôle sont, du côté dramatique, horriblement inadéquats et inférieurs à la littérature ou aux films sur lesquels ils sont basés, mais cela ne nous empêche pas d’y jouer.

Il y a un paquet d’œuvres littéraires sérieuses qui ne peuvent pas être reproduites en jeu de rôle. Je citerai :

1. Toutes les études psychologiques.

2. Toutes les “tranches de vie” mises en scène.

3. Presque tous les récits de voyage.

4. Les tragédies les plus fatalistes.

5. Toute œuvre littéraire où des événements ordinaires et banals sont rendus intéressants par l’intelligence ou le style dans lequel ils sont décrits.

Cela laisse une grande partie de la littérature qui est théâtrale (des événements se produisent), mais aussi adulte (la gratification n’est pas immédiate ; les thèmes abordés sont sophistiqués), que les jeux de rôle peuvent parfaitement simuler.

L’œuvre entière de Shakespeare me vient en tête. J’ai souvent pensé que [les pièces consécutives chronologiquement Henri IV (6) et Henri V (7)] feraient un sacré bon jeu de rôle.

Si nous voulons rendre nos parties plus adultes, je suggérerais les points suivants :

1. Continuez à jouer des parties pleines d’action et d’aventure, mais considérez les hauts faits comme la matrice au sein de laquelle la vraie intrigue (l’histoire de la progression des personnages et leur évolution à travers leurs expériences) se déroule.

Cela signifie accorder du temps et de la place au cours de vos séances de jeu pour que vos personnages aient une vie à côté de leurs aventures. Si votre partie met en scène un prince, un gros chevalier corpulent et un couple de voleurs crapuleux rassemblés pour affronter l’Octoplonk sur une planète arriérée, alors faites en sorte qu’ils aient le temps de méditer et de réagir si l’un de leurs camarades se fait tuer. Forcez-les à jouer les funérailles, ou à annoncer la nouvelle à sa fiancée. Ne leur faites pas jouer tout de suite le chapitre suivant du scénario.

Pensez aux personnages en termes de personnalités, même si elles sont stéréotypées, plutôt qu’en termes de compétences d’armes. Le fait que le Personnage A est un patriote acharné nous intéresse, tout comme le fait que le Personnage B est un vétéran inconditionnel des batailles, et que le Personnage C était presque un collabo : mais savoir que A a 2 points de vie de plus que B ne nous intéresse pas.

Pensez au scénario en termes d’événements forts, plutôt qu’en termes d’action. Ne dites pas “Cette fois, je leur ai prévu une bataille réellement intéressante du point de vue tactique”, mais “Cette semaine, il y aura une autre bataille, presque la même que la semaine dernière. Sauf que cette fois, le sergent se fera tirer dans le dos, et les bleus devront donc prendre en charge l’escouade…”

Un récit de guerre n’est peut-être pas l’histoire la plus sophistiquée du monde, mais elle peut être bien plus adulte qu’un simple massacre effectué par des crétins.

2. Pensez à étendre la gamme des genres dans lesquels nous jouons. Je sais, je sais, je me répète : pourquoi nos personnages sont-ils exclusivement des super-héros exceptionnels, mais jamais des êtres humains ordinaires impliqués temporairement dans une situation intéressante (8) ? Une de mes grandes idées de scénarios que je n’ai jamais joués est de raconter l’histoire d’une guerre médiévale-fantastique hautement dramatique contre le seigneur ténébreux, mais vécue du point de vue de fantassins, commençant par l’enrôlement de force d’une bande de paysans, et s’achevant par leur retour au village, qui avec une jambe de bois, qui avec un œil bandé, etc.

Je n’ai jamais été capable de trouver une bonne raison pour laquelle nous ne puissions pas jouer une partie dans laquelle le PJ principal est un avocat, un médecin ou un ouvrier (il y a un grand nombre de séries télé et de romans basés sur ces thèmes. Mais nous ne jouons qu’à des jeux parlant de super-héros. Immaturité ?).

Zut, il y a eu quelques rares (mais excellents) jeux de rôle policiers ou d’enquête.

3. Explorez le jeu de rôle libre [freeform — une sorte de semi-GN qui inclut les soirées-enquêtes, NdT]. Le jeu de rôle libre est une idée merveilleuse, une approche structurelle totalement différente du jeu de rôle, dans laquelle les personnages subtils (et qui n’en mettent pas plein les yeux) et les dialogues sont aux premières loges. Malheureusement, ils semblent s’être figés en une structure de jeu limitée, où des tonnes de personnages se promènent dans une pièce en échangeant des informations et en faisant de la diplomatie.

Mais ils peuvent encore être récupérés, en tant que forme de théâtre d’improvisation.

Tout cela est basé sur l’hypothèse que nous voulions que nos parties soient plus adultes. Quelqu’un qui lit cet article dirait probablement : “Mais je ne veux pas une critique de la société et des personnages réalistes. Après une dure journée au bureau, je veux juste rentrer à la maison et démolir quelques orcs.” Et je ne vais pas mettre la main sur mon cœur et jurer que je ne suis pas d’accord.

Article original : Can Role-playing Games Deal With Mature Themes?

(1) NdT : Salman Rushdie est un romancier britannique, auteur entre autres des Versets sataniques. Plus d’infos ici.[Retour]

(2) NdT : Ingmar Bergman est un réalisateur suédois du xxe siècle connu pour ses thèmes psychologiques ou métaphysiques. Plus d’infos ici.[Retour]

(3) NdT : Virginia Woolf est une intellectuelle britannique considérée comme une des plus grandes romancières du xxe siècle. Plus d’infos ici.[Retour]

(4) NdT : Le Sorcier de Terremer est un roman d’heroic-fantasy d’Ursula Le Guin, dans lequel Ged, le héros, est envoyé dans une école pour étudier la magie. Mais, en relevant crânement le défi d’un autre élève, il libère une puissante créature maléfique et doit s’enfuir. Plus d’infos ici.[Retour]

(5) NdT : The Well of the Unicorn est un roman d’heroic-fantasy de Fletcher Pratt, dans lequel Airar, le héros, rejoint la résistance, encourt l’esclavage et devient peu à peu chef de guerre. Plus d’infos ici.[Retour]

(6) NdT : Henry IV est une pièce de théâtre de William Shakespeare consacrée au règne de ce roi d’Angleterre du début du xve siècle. Plus d’infos ici.[Retour]

(7) NdT : Henry V est une pièce de théâtre de William Shakespeare qui développe la règne du fils d’Henry IV, roi d’Angleterre au xve siècle. Plus d’infos ici.[Retour]

(8) NdT : Thème de l’article “La compétence c’est surfaitptgptb [Retour]

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