Pourquoi trop de créativité peut être une mauvaise chose
© 1998 Stephen Brown
Ces démons infernaux qui menacent de détruire n’importe quelle partie de jeu de rôle : les joueurs
Le jeu de rôle nous offre une opportunité d’être créatifs dans un contexte social. Pour certains d’entre nous, c’est la seule, et pour quelques-uns c’est une fenêtre qui, semblent-ils penser, peut laisser passer le zeppelin de tous leurs efforts réprimés d’imagination.
C’est à travers cette créativité que nous autres, mortels ordinaires, pouvons être transformés en… bon, d’autres mortels ordinaires mais avec des collants et une cape ! Ou des vampires, des loups-garous, ce que vous voulez. Le propos, c’est que, pour la plupart d’entre nous c’est la créativité et l’imagination qui nous ont menés aux JdR, et c’est cela (et notre accoutumance aux trucs à grignoter) qui nous poussent à revenir et à en redemander.
Mais il y a un délicat équilibre qui doit être respecté entre le côté créatif et le côté social. Trop d’interaction sociale, et le côté imaginatif, le vrai jeu, souffre. Trop d’imagination, trop de fioritures et c’est le côté social qui souffre : les tensions montent, la dynamique s’effondre et bientôt tout le monde déteste le petit con trop malin que vous êtes.
Récemment, j’ai mené une campagne pour la première fois dans un milieu adulte (remarquez que je n’ai pas dit mature) et ça puait.
La dernière fois que j’ai maîtrisé c’était au lycée : nous nous voyions tous au moins cinq fois par semaine, et quand nous nous rassemblions pour jouer, nous jouions, Baby. Avec ce groupe d’adultes nous nous rencontrions en chair et en os seulement une fois tous les 15 jours, et quand nous jouions, nous ne faisions surtout que jacasser.
Cela nous a pris au moins une heure pour nous installer et seulement commencer à jouer et alors nous étions constamment interrompus par des allusions aux infos de la semaine, aux événements personnels ou à la télé chaque fois qu’un vague parallèle se présentait avec la partie. Ça a été une sorte de problème récurrent dans mon groupe – un trop grand aspect social.
Mais le vrai problème dans ce cas était le besoin de chacun d’exprimer sa créativité. Pas seulement le courant dont vous avez besoin pour emmener quelques personnages à travers votre scénario standard, mais un raz de marée de jeu d’acteur prétentieux qui a rapidement balayé les inhibitions des joueurs, toute signification de l’histoire, ma santé mentale et toute envie de m’asseoir derrière l’écran du MJ à l’avenir.
Avouons-le, c’était partiellement ma faute à l’origine. J’avais trop apprécié la création du scénario et une fois parti, je ne pouvais plus m’arrêter. Personnages, PNJ, intrigues et sous-intrigues, historiques et décors grandirent tous exponentiellement en complexité et en importance, tandis que j‘étais assis là, bavant et grimaçant comme un idiot.
Pour vous en dire un mot, les personnages et le décor initial provenaient d’une nouvelle que j’avais presque trouvé le temps d’écrire quelques années plus tôt. Ainsi l’intrigue et les relations entre personnages étaient pratiquement gravées dans la pierre (1) (“D’Oh !”, comme dirait Homer Simpson). Les personnages étaient un petit clan de vétérans et leurs familles, qui s’étaient installés ensemble après la guerre, parce que – et c’était le point important – ils s’aimaient vraiment bien.
À peine les joueurs eurent-ils passé le seuil qu’ils commencèrent à marquer le scénario comme leur territoire, à la manière des animaux inférieurs du monde entier. Des tensions et des griefs complètement inimaginables durant les deux décennies de vie commune des personnages explosèrent en quinze minutes. On vit des informations cachées, des possessions volées et des plans volontairement sabotés. Deux personnages furent cruellement empoisonnés par deux des autres PJ. Et inévitablement, des petits papiers durent être échangés. Pas les quelques questions auxquelles on s’attend dans une partie normale mais des douzaines, venant de toutes les directions en même temps, la moitié traitant de ces minables querelles, l’autre moitié demandant “Que disait son petit papier ?”.
Alors mes muscles atrophiés de MJ, déjà ployant sous le fardeau, devaient essayer de maintenir l’action pour les quelques joueurs non impliqués dans la rixe en cours, tout en griffonnant à la hâte des réponses pour ceux qui l’étaient. C’était un cauchemar. Tout le monde essayait d’être malin.
D’habitude, ce n’est pas un problème, mais ils essayaient tous d’être malins en tant qu’individus en ne pensant que peu ou pas à l’aventure, au reste du groupe ou à moi. Les joueurs sont nombreux mais le MJ n’est qu’un. Et quand les besoins du Nombre excèdent les capacités de l’Un, alors tout le monde est baisé. Et quand beaucoup des besoins du Nombre sont futiles et que l’Un s’arrache les cheveux par poignées, les sages du Nombre se taisent et se tiennent à carreau, de crainte que l’Un n’invoque un dieu du Chaos en leur sein.comme c’est arrivé cette fois-là, mais c’est une autre histoire.
Pour être scrupuleusement juste avec les porcs, j’admettrai que c’était largement ma faute si les choses se sont gâtées. J’ai stupidement tracé l’affaire linéairement, sans anticiper la saine dose de chaos qui différencie les jeux de rôles d’une orgie frénétique de jongleurs épileptiques munis de tronçonneuses (comme je l’ai dit, ça faisait longtemps que je n’avais pas maîtrisé). J’ai exposé cette campagne affreusement sur-écrite en ne leur laissant qu’une marge de manœuvre presque nulle. Et comme j’avais follement espéré qu’ils se comporteraient plus ou moins comme je l’avais prévu, je n’avais aucun plan de réserve pour les ramener sur le droit chemin, rien de l’autre côté de l’horizon au cas où ils s’égareraient.
Mais pour ma défense, les joueurs ne rivalisaient pas seulement pour le Béret d’or de l’art déplacé, quelques-uns étaient juste délibérément contrariants. À un moment, le ranger du groupe décida de ne pas fouiller le campement dans le désert parce “qu’il semblait trop évident” que l’intrigue le demandait. Charmant. Un autre joueur pensa que le bas score d’intelligence sur sa feuille de personnage lui donnait carte blanche pour agir en permanence comme un idiot, au point de faire échouer les plans du groupe et de détruire leur seule et unique embarcation.
C’est très bien d’essayer d’être innovant avec vos personnages, tant que vous restez cohérent avec eux. Et vous ne devriez pas avoir à coller à l’histoire, d’un passage trop planifié à l’autre. Mais le MJ a probablement investi beaucoup de son temps à créer un scénario qui va d’un point A à un point B, et décider soudainement que votre personnage voudrait plutôt ouvrir un magasin de vêtements pour Barbares Grand et Larges au point C, c’est comme lui foutre une gifle.
Il y a un pacte entre le MJ et les joueurs, se réunir dans l’intérêt de l’amusement. Et travailler ensemble pour cela. Les groupes doivent avoir un but commun et toute exploration personnelle devrait prendre en compte les ressources disponibles. Et dans la plupart des cas, surtout celui-ci, la ressource la plus limitée est le MJ (2).
Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas de place pour les idioties dans le jeu de rôle : pour certains, c’est le seul but de l’exercice. Mais vous devez jauger vos camarades joueurs et leur humeur. Si tout le monde est absorbé dans la partie, ce n’est probablement pas le moment de lancer une bataille de tartes à la crème. Et si vous insistez, vous vous apercevrez peut-être qu’on ne vous donnera pas l’heure et l’endroit de la prochaine séance.
De même, pour que le jeu de rôle soit un tant soit peu amusant, le MJ doit créer une ambiance favorable à un peu d’expérimentation et d’exploration en dehors des limites de n’importe quelle aventure donnée. Mais les joueurs doivent aussi réaliser que s’ils s’amènent en ville pour rendre visite à une vieille grand-tante, découvrant qu’elle a mystérieusement disparu, ce n’est pas le moment d’aller se balader pour creuser des mines d’or dans les plus proches collines à dragons (3).
Nous avons tous assisté et participé à ce comportement à problèmes, sous une forme ou une autre, et nous en avons tous souffert. Et c’est plus que simplement gênant, ce peut être matière à ruiner non seulement des aventures et des campagnes, mais aussi détruire des groupes entiers de rôlistes. Ainsi, il est important que les joueurs ne perdent jamais de vue le pacte du jeu de rôle, ce contrat implicite qui existe entre le MJ et les joueurs : travailler ensemble, pour l’amusement de chacun.
Car si Hudson Hawk (4) ne nous a rien enseigné d’autre (comme je le crois), il a écrit en lettres de feu de 6 mètres de haut que l’imagination d’une personne, quand elle est laissée à se propager sans contrôle jusqu’à ses limites égotistes, peut vraiment, vraiment, merder.
Article original : Why Too Much Creativity Can Be A Bad Thing
(1) NdT : La sur-créativité a aussi été examinée dans Maîtrisez comme un homme ptgptb. [Retour]
(2) NdT : Le numéro 1 incluait aussi un article sur les responsabilités des joueurs ptgptb dans la construction d’une bonne partie. [Retour]
(3) NdT : Sur le même thème, des conseils pour écrire un scénario à toute épreuve ptgptb. [Retour]
(4) NdT : Hudson Hawk est un navet avec Bruce Willis en voleur de haut vol. L’auteur le cite en exemple d’imagination débridée mal employée ; on y trouve en effet des nonnes espionnes du Vatican, des gadgets étranges, des méchants euh… typés. [Retour]
Pour aller plus loin…
Cet article fait partie de l'e-book n°5 Dirty PJ, ensemble d'articles dédiés à encourager la révolution des joueurs contre la tyrannie des MJ!
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