Familiarité et Mépris
© 2018 Joseph Manola
Carte de Clichéa réalisée par Sarithus. Vous pouvez voir la version en taille réelle ici (en).
C’est curieux comme nous pouvons vite nous habituer aux choses. Comme le fantastique peut devenir banal. Comme l’étrange et l’exotique deviennent des choses que nous considérons comme acquises. Pensez à toutes ces merveilles qui composent un univers fantastique générique :
- des êtres sylvestres, immortels et beaux, habitant des citées cachées, faites de bois vivant et de cristal,
- des clans d'artisans industrieux creusant des royaumes sous la terre,
- des tribus sanguinaires [constituées] de monstres sauvages à la peau verte qui mangent les cadavres de leurs ennemis
- et ainsi de suite.
Ces personnages sont faits de la même matière que les rêves et les cauchemars… et pourtant, si la première ligne de description d’un univers commence par : « les elfes sont sages et gracieux, ils forment le plus ancien de tous les peuples », j’abandonne en un clin d’œil. C'est ennuyeux. Je l'ai déjà vu des milliers de fois.
Le problème est que cela s'applique à tout. Je me surprends parfois à parler de « dieux fantastiques génériques », d’un « mal ancien générique (1) » ou « d’horribles monstres génériques ». Je m’interroge : comment un truc conçu pour être choquant, sacré ou horrible finit-il par devenir générique ? Et pourtant, c'est le cas : si j'ouvre un scénario du commerce et lis qu'une bande de sorciers fous sacrifie des victimes à un monstre de boue primordial, couvert de tentacules, qui vit sous leur temple préhumain de basalte noir, je ne me dis pas : « Mon Dieu, comme c'est terriblement impressionnant ! ». Je me dis juste : « OK, ce sont des cultistes de Cthulhu de fantasy générique. Qu'est-ce que vous avez d'autre [à proposer] ? ».
Je me souviens très bien du moment où j'ai cessé d'aimer World of Warcraft. Ma quête exigeait que je me procure des bouteilles d'eau glacée et le seul moyen de les obtenir était de tuer des élémentaires de glace, qui les laissaient parfois tomber lorsqu'ils mouraient. J'avais donc mon gnome assassin, qui bondissait avec ses dagues enchantées et se frayait un chemin parmi de gigantesques et rugissants monstres de glace vivante, dans les profondeurs d'un gouffre gelé sous un ciel pourpre crépusculaire, et c'était... ennuyeux. Le jeu avait pris [des éléments] fantastiques et les avait transformés - par la seule force de la répétition - en une interaction avec ce qui n’est rien d’autre qu’un distributeur automatique. Tout ce qui m'importait était de savoir si chaque bête de glace assassinée allait me donner une bouteille d'eau fraîche. J'ai arrêté de jouer au jeu peu de temps après.
Pour résoudre ce problème, on suggère parfois simplement d'être plus original : remplacez vos orcs par des hommes-morses et vos nains par des dinosaures robots miniatures, etc. Mais dès qu'un tel phénomène a la cote, il peut passer du statut de nouveauté excitante à celui d'usé et prévisible en l'espace de quelques années seulement. Regardez ce qui est arrivé au genre steampunk : il a commencé à décoller vers 2005 et, vers 2012, il s'était déjà transformé en une liste presque totalement prévisible de stéréotypes visuels. Lunettes de soudeur ! Corsets ! Chapeaux hauts de forme et chapeaux melon ! Robots mécaniques ! Pirates en dirigeable ! Des engrenages sur tout ! Pourquoi n'êtes-vous pas encore emballé.e ?
Bon sang, regardez ce qui est arrivé à D&D lui-même : beaucoup des monstres que les gens trouvent aujourd'hui « ennuyeux » et « génériques », comme les gnolls wiki ou les drows [elfes noir.es (NdT)] étaient complètement nouveaux et originaux dans les années 1970.
Gnolls (humanoïdes à tête de hyènes). Travail personnel de LadyofHats
« L'originalité » est une course sans fin. L'idée nouvelle et étonnante d'hier devient une idée conventionnelle par défaut aujourd'hui et le cliché usé de demain.
En 1821, dans une Défense de la Poésie, Shelley wiki écrivait :
« [Le langage des poètes] est essentiellement métaphorique ; c’est-à-dire qu’il marque les rapports - jusque-là non appréhendés - entre les choses, et perpétue la perception que l’on en a, jusqu’à ce que les mots qui les traduisent deviennent, avec le temps, des signes de parties - ou de catégories - de pensées, au lieu d’être des images de pensées intégrales ; d’ailleurs, s’il ne s’élève pas de nouveaux poètes pour créer à nouveau les associations qui ont été ainsi désorganisées, le langage aura cessé de vivre et de servir les plus nobles intentions des relations humaines. »
[Traduction adaptée de Claude Nosenzo, PO&SIE n°29 (NdT)]
C'est, je crois, plus ou moins ce qui tend à arriver aux éléments fantastiques. Ils commencent comme des symboles frais et vivants pour des réalités impérieuses, ou ce que Shelley appelle des « images de pensées intégrales ». Les orcs étaient la manière de Tolkien d'exprimer les effets brutaux du capitalisme industriel ; Cthulhu symbolisait pour Lovecraft la manière dont le cosmos se foutait fondamentalement de l'humanité ; et ainsi de suite.
Puis, ils deviennent populaires, et deviennent des « signes de parties [portions] ou de catégories de pensées » : ainsi Cthulhu est utilisé comme une sorte de raccourci pour matérialiser « une grande chose effrayante qui vous rend fou ». Parce que, grâce à Lovecraft, nous avons tous accepté qu'un homme-dragon géant avec un calmar à la place du visage soit un symbole approprié pour cela, sans plus de liens avec les raisons qui, à l’origine, rendaient cette entité si effrayante. Sous peu, ces éléments deviendront presque entièrement symboliques. Ainsi, un Jeu de Rôles avec des zombies, des loups-garous et des vampires au lieu d'orcs, d'ogres et de dragons sera étiquetée « horreur gothique » au lieu de « high fantasy » – même si les monstres d'horreur n’y font en fait jamais rien d'horrible – car les loups-garous et les vampires sont considérés comme des symboles de l'horreur en général. Et puis nous jouons à ce jeu, nous poignardons tous les vampires et nous nous demandons pourquoi nous n'avons pas réellement peur.
Vous pouvez voir ces boucles s’enrouler de façon presque comique au pied de la lettre dans des jeux comme Pathfinder grog. Vous commencez avec un monstre unique, comme Grendel, et vous le transformez en un type de monstre : dans ce cas, le troll de D&D. Mais ensuite, le troll est tellement galvaudé qu'il n'est plus effrayant et il ne transmet plus le type de menace communiqué par l'original. Alors vous revenez en arrière et vous créez un nouveau monstre, appelé un Grendel : un méga-troll si fort et si puissant qu'il peut terroriser même les personnages blasés par les trolls standards. Il est évident que ce type de stratégie implique un rendement décroissant. Observez ce qui arrive à Dracula dans à peu près toutes les franchises de fiction de vampires.
Lorsque la fantasy ne parvient pas à donner une impression de fantastique, je pense que c'est souvent parce que ses créateurs utilisent ces éléments fantastiques comme des raccourcis ou des substituts, comptant sur leurs associations symboliques héritées pour faire le gros du travail d'imagination. Ils s’appuient sur un public qui va trouver l'idée même de dragons si géniale qu'il va aimer votre histoire simplement parce qu'elle contient des dragons, même si vos dragons ne font jamais rien de très impressionnant, ou de « draconique », ou même rien de très intéressant.
Mais plus votre public est familier avec le genre, moins il accordera de crédit à votre travail simplement parce qu'il inclut des orcs, des elfes et autres. Pour lui, ces personnages feront partie d'un système symbolique qui a été vidé de toute sa puissance inhérente du fait de sa surutilisation.
Alors ne faites pas ça. Ne vous contentez pas de nommer une créature « un troll » pour transmettre sa menace et sa puissance : ça aurait peut-être fonctionné il y a cent ans mais aujourd'hui, ça a été tellement vidé de sens que vos joueuses ne verront en ces créatures que de gros sacs de points de vie dotés de capacités de régénération pénibles. Au lieu de cela, vous devez les reconnecter avec ce qui leur donnait à l'origine force et sens.
- Un « gobelin » est un embêtement à trois points de vie. Alors qu’une chose ricanante avec des bras trop longs, une bouche trop large et beaucoup trop de dents, qui s’extirpe de sous votre lit la nuit pour vous découper avec des couteaux, ça c'est vraiment terrifiant.
- Un « ogre » est une grosse boule stupide que vos PJ peuvent faire voler sur un champ de bataille. Mais un géant de huit pieds de haut [2m40] qui sort de son garde-manger cannibale, ensanglanté, son haleine chaude empestant la charogne, ses longs cheveux couverts de sang humain… conserve une certaine capacité à susciter des cauchemars.
À ce stade, les noms sont probablement devenus des handicaps : la bête abhumaine [à Warhammer grog (NdT)] hurlante qui erre dans les terres désolées, plus grande et plus sauvage que n'importe quel homme, devient beaucoup moins menaçante une fois qu'elle a été identifiée comme « un orc », « un gobelours » ou « un troll ». Vous n'avez pas besoin de vous épuiser à essayer de trouver des idées totalement-originales-et-inédites pour chaque foutue aventure. Après tout, les classiques ne le sont pas sans raison. Vous devez simplement vous assurer que, lorsque vous utilisez les classiques, vous retournez directement à la source.
Parce que les histoires n'ont jamais vraiment perdu leur pouvoir… Pas complètement. Il y a toujours quelque chose de magique dans le fait d’entrapercevoir un chemin à travers les bois au crépuscule, ou la silhouette gigantesque qui émerge de la caverne à flanc de colline, ou dans le murmure et la course de créatures rapides et invisibles dans l'obscurité. La ville brillante au sommet d'une colline lointaine. Le bruit de quelque chose de lent et de lourd qui se déplace dans la forêt la nuit. Il serait dommage de laisser l'usage excessif de l'iconographie fantastique - que nous partageons - se dresser entre nous et les sources très réelles de crainte et de terreur qui sont, à la base, toujours représentées par ces figures symboliques avec lesquelles nous sommes devenus si douloureusement trop familiers.
Orcs. Elfes. Ogres. Géants.
eotenas ond ylfe ond orcnéäs
swylce gígantas þá wið gode wunnon
lange þráge· hé him ðæs léan forgeald. (2)
Article original : Familiarity and Contempt
Sélection de commentaires
Keith Davies
Je te recommande de te procurer un exemplaire de Teratic Tome grog de Rafael Chandler. Voici un extrait de ma critique de Teratic Tome en : « le contenu ? des monstres effrayants. Je ne parle pas de menaces de haut niveau, même si le livre est très orienté dans ce sens. Je ne parle pas d’une classe d’armure difficile et qui font de nombreux dégâts. Je parle, en fait, de monstres qui suscitent en moi une réaction viscérale du type : « oh mon Dieu, je ne veux pas rencontrer un de ces monstres ». Le genre de créatures dont une seule peut légitimement susciter des réactions comme « oh merde ! C’est ce qui est arrivé ! Est-ce qu’il est encore dans le coin ? » chez les joueuses qui découvrent ce qui est en train de se passer. Ou, mieux encore, des réactions comme : « C’est ce qui se passe, pouvons-nous l’arrêter ?! ».
Joseph Manola répond
J’ai lu Teratic Tome. Je n’apprécie pas trop le fait que tant de montres existent uniquement pour faire du mal aux gens. Je préfère des créatures avec lesquelles on peut communiquer plutôt que des entités qui doivent juste être tuées. Mais c’est vrai que Chandler sait créer des monstres meurtriers grotesques et mémorables !
Keith Davies répond
Il visait ça, il a réussi. Je n'utilise pas souvent les monstres du Teratic Tome, et jamais utilisé ceux de Lusus Naturae grog - je crois. Mais ce qui est le plus important pour cette discussion, c'est la façon dont il décrit les monstres :
- ils sont inhumains,
- ils sont ancrés dans le décor,
- il n'y a rien qui leur ressemble,
- ils sont identifiables même lorsqu'ils ne sont pas présents.
On n’est pas obligé de les rendre aussi vicieusement meurtriers, mais les points ci-dessus peuvent contribuer à les sortir du lot.
J'ai essayé en de retoucher des gobelins, en partant de la description du bestiaire de Pathfinder grog et en appliquant les principes de conception du Teratic Tome .
Nico
Je suis d’accord pour dire que le fait de revenir aux sources peut ramener la nature magique de ces descriptions horrifiques originales. Mais cela ressemble souvent à une bataille perdue d'avance.
J'ai réussi à recréer un peu d'anxiété chez mes joueurs en leur retenant l’information « c'est un gobelin » et en décrivant seulement sa peau violette tachetée, incrustée de champignons et de pourriture. Je parle d’anxiété parce que c'est vraiment le mieux que vous puissiez obtenir dans un scénario effrayant. Il est rare que les joueurs.euses aient véritablement peur.
Cela a fonctionné pendant un certain temps, mais leur anxiété a fait place à la frustration, car ils ou elles ne savaient toujours pas ce qu'étaient ces choses. C'était amusant pendant les premiers rounds de combat, mais c'est devenu « malsain » au troisième ou quatrième round.
Les joueurs et joueuses créeront toujours des catégories pour les créatures, ou du moins celles et ceux à ma table. Peu importe les efforts que je déploie, la méthode basée sur la description - que tu préconises - devient inefficace, ou pire, inopérante. Elle a bien fonctionné pour les monstres solitaires que leurs persos ont rencontrés dans l'obscurité, mais c'est à peu près tout. Je ne sais pas vraiment où je veux en venir, alors je suis désolé pour le caractère décousu de ce commentaire.
Joseph Manola
Pas besoin d’excuses ! Et, oui, bien entendu les joueurs et joueuses créent des catégories : c’est ce que font les humains. Ce que je veux dire, c'est qu’on doit rester proche des origines de ce qui rend cette chose effrayante (ou impressionnante, ou autre). Ne les laissez jamais se résumer à de « simples » gobelins. Pearce Shea a écrit un très bon article à ce propos ici : http://gameswithothers.blogspot.com/search/label/horror en.
Stitch Seam répond à Nico
Je ne sais pas, tu dis que cela a fonctionné pour les monstres solitaires/exceptionnels, en leur donnant une certaine mystique... quant aux monstres récurrents comme tes gobelins, il est naturel qu'ils deviennent « un facteur connu » à un moment donné. C'est inévitable et il n'y a rien de mal à cela. Par exemple, les persos peuvent paniquer la première fois en s’inquiétant des maladies que ces petits farfadets pourraient porter, mais après quelques escarmouches, ils sont plus à l'aise pour les tuer au contact, etc.
Joseph Manola
Je veux dire, s'ils ne sont pas dangereux, alors ils ne sont pas dangereux, et les PJ s'en rendront compte tôt ou tard. Le but n'est pas de tromper les joueurs et joueuses. Il s'agit simplement de s'assurer que les éléments fantastiques que vous utilisez ne soient pas privés de la menace ou du pouvoir qu'ils pourraient posséder !
kimbo
Peut-être au même titre que la familiarité, c'est l'absence de risque que le PJ meure, l'absence de sensation de danger ? Ou pire, le fait de ne pas se soucier de la mort du personnage ? L'anxiété et la tension sont nécessaires. Pas de danger, pas de tension.
Joseph Manola
Je pense que c’est vrai et que cela va au-delà de la simple relation entre la peur et le risque de mort du personnage. Un certain sentiment de « vulnérabilité » face au monde peut contribuer à rendre celui-ci plus grand, plus grave, plus chargé de sens, et cela, à son tour, rend toutes sortes d'émotions plus faciles à susciter. Mais ce n'est peut-être que ma préférence pour jouer des PJ de faible niveau (3)... et bien sûr, aucune vulnérabilité n'inspirera la peur (ou autre chose) sans l'adhésion des joueurs. La frontière entre l'horreur et la comédie absurde est mince dans le meilleur des cas, malgré tout…
Yami Bakura
Je suis d’accord avec ton analyse, Joseph, mais je ne suis pas sûr de comment on pourrait vraiment y faire quelque chose. Je vois plusieurs solutions possibles.
- D'abord, vous pourriez peut-être laisser tomber les noms, et juste décrire les monstres. Ce ne sont pas des Orcs, ce sont des hommes-monstres verts et cannibales. Si les joueurs veulent un nom pour ces choses, ils peuvent nommer le monstre eux-mêmes, ou enquêter. Cependant, il peut s'agir d'un simple pansement sur une jambe de bois.
- Deuxièmement, on pourrait peut-être s'appuyer sur cela : faites en sorte que tous vos vampires soient sensibles au fait d’être davantage perçus comme des sexes-symboles plutôt que des monstres, et que tous vos loups-garous soient de beaux hommes sauvages, aux abdominaux huilés et à la barbe hirsute. Bien que cela ne semble pas être quelque chose qui fonctionnerait dans un jeu plus sérieux.
- Troisièmement, je pense que l'originalité reste la meilleure défense. Si vous voulez écrire une aventure sur la découverte de quelque chose de nouveau et que vous voulez inclure un vampire, ayez un, voire deux vampires dans l'aventure. Ensuite, la prochaine fois que vous écrirez une aventure, n'écrivez rien sur les vampires.
Joseph Manola
Les 1 et 3 sont certainement de bonnes tactiques. Je n’adhère pas religieusement au principe de The Lamentation of the Flame Princess grog selon lequel « les monstres de chaque aventure doivent être uniques » mais je pense que cela va dans la bonne direction. S'assurer que vos joueurs rencontrent constamment de nouvelles entités, et qu'ils n'ont pas nécessairement une idée claire de ce que sont ces choses ou de ce dont elles sont capables, est un bon moyen de les empêcher de s'habituer trop facilement à l’univers.
Comme je le dis dans l’article, je ne pense pas que vous ayez« besoin » de faire ça. Je pense que vous devez juste trouver ce qui fait fonctionner vos éléments fantastiques et vous concentrer là-dessus. Une grotte pleine de gobelins, joués comme des meurtriers cauchemardesques dans l'obscurité, créera un effet bien plus puissant qu'une grotte pleine de monstres d'horreur super originaux joués comme de débiles sacs de points de vie !
Jarrett Perdue
J’évite de nommer les montres et je me fie à leur représentation. Cela aide, surtout avec les nouveaux joueurs, mais il y a un sacrifice sur la vraisemblance. Dans un monde peuplé de véritables ogres, il y a fort à parier que les gens seraient capables de les identifier par leur nom au premier coup d'œil, voire par leur odeur ou leur trace. J'abandonne cette part de réalisme au profit de l'émerveillement, mais cela m'agace toujours un peu.
Joseph Manola
Alors, ils pourraient peut-être les identifier mais ce n’est pas si sûr. Si les ogres sont aussi communs que, par exemple, les ours dans notre monde, alors bien sûr qu'ils le pourraient. Mais s'il n'y en a que très peu, ou s'ils vivent dans une région très reculée, les rapports sur leur apparition pourraient être aussi contradictoires que les rapports sur les cryptides wiki dans notre monde actuel.
Deuxièmement… si je suis d'accord pour dire que nommer une entité peut diminuer son pouvoir, en donnant un faux sentiment de compréhension et de maîtrise, la rencontre avec l'entité elle-même peut encore avoir un impact considérable. (Pensez à la différence entre lire des informations sur un animal sur Wikipédia et en rencontrer un dans la nature !). Encore une fois, je pense que l'astuce est d'identifier ce qui les fait fonctionner, symboliquement, et ensuite de vraiment insister là-dessus. Si vos ogres sont suffisamment puissants, affamés et brutaux, ils devraient produire une impression assez forte, même sur les joueurs ou joueuses qui les nommeront !
Beoric
Je tiens à souligner que ce que font les monstres peut faire partie de la solution. Après tout, nous sommes assez familiers avec les humains mais il est toujours possible de les rendre plus effrayants que l'enfer.
Joseph Manola
Absolument ! Et c'est ce qui m'énerve - toutes les choses qui devraient rendre les créatures fantastiques « plus » incroyablement puissantes que les humains contribuent souvent à les rendre « moins » puissantes. Quand un orc ou un troll est « moins » effrayant qu'un meurtrier humain ordinaire, il y a sûrement quelque chose qui ne va pas quelque part…
Kent
Une idée est de ne pas nommer les monstres de votre campagne pour les joueurs ou les joueuses, même après qu'ils aient été tués. Devenez plus intéressant dans la façon dont vous les décrivez, changez la façon dont vous décrivez la même créature.
Le choix du langage est essentiel. L'une des raisons pour lesquelles je méprise l'utilisation de tables aléatoires comme béquille, c’est qu'il n'y a aucun contenu dans le fouillis vertigineux des mots. Mais les gens pensent que les substantifs ou les noms ont du poids par eux-mêmes. Si vous n'arrivez pas à donner vie à un gobelin ou à un cultiste psychopathe, vous n'arriverez certainement pas à donner vie à un personnage humain, et c'est pathétique.
Joseph Manola
Oui - encore une fois, personne ne remet en question le fait que les humains peuvent être effrayants, ou tragiques, ou impressionnants, etc. Avec toutes les ressources de l'imagination auxquelles on peut faire appel, il devrait être plus « facile » que difficile de faire en sorte que des créatures et des situations fantastiques évoquent ces impressions. Après tout, c'est ce que sont la plupart de ces créatures, à la base : de simples humains exagérés de façon hyperbolique dans une direction. Cette hyperbole devrait être une ressource d'imagination, et non une limitation !
Rigel
Une fois, j’ai réadapté un jeu de rôles de type Weird Western [« Western Étrange » mêlant fantastique et steampunk, comme Deadlands (NdT)] impliquant toutes sortes de menaces : des bandits aux dinosaures en passant par les sorciers de la Santa Muerte (Sainte Mort. La rencontre qui semblait être la plus terrifiante était dans un ranch infesté de gobelins. Des gobelins dans le style de They Bite [Ils Mordent (NdT)] d'Anthony Boucher wiki et du remake wiki de Don't Be Afraid of the Dark wiki [Les créatures de l’ombre (NdT)].
Des choses vues à la limite de la vision. Un bruit de sabordage sous le plancher. Un poulet laissé en guise d'appât dans un piège ; les PJ tournent un coin et quand ils reviennent, découvrent que le piège a été déclenché et qu'il ne reste que des plumes. Un personnage regarde sous un lit et aperçoit quelque chose comme un singe momifié qui le frappe à la vitesse d’un cobra et lui arracha un morceau du visage de ses dents. Du sang partout sur le sol, les PJ se retirrent le temps de se regrouper et au retour, voient le sol nettoyé comme léché par quelque chose. Ils avaient affronté des choses bien plus dangereuses, mais ne voulaient plus jamais avoir affaire à ces petites bêtes filiformes.
Joseph Manola
Oui, c'est un excellent exemple ! Et je pense qu'on pourrait faire quelque chose de similaire pour la plupart des autres monstres, avec un peu de travail...
Unknown
Mes joueurs sont majoritairement des vétérans jouant depuis plus de 20 ans. Bien que je sois d'accord avec presque tout ce que tu as écrit, je ne peux m'empêcher de penser qu'en tant que Meneur de jeu, tu es obligé de t’adapter au fait que tes joueurs sont des vétérans grisonnants, même si leurs personnages sont des débutants.
Joseph Manola
C'est aux vétérans que je pensais, honnêtement. Pour les nouveaux joueurs et nouvelles joueuses, l'effet d’émerveillement du « Je suis un nain ! Dans une grotte ! Combattant des gobelins ! !! » sera probablement toujours entier...
Stephen
Le retour aux sources aide certainement. La lecture de Trois cœurs, trois lions [roman de fantasy de Poul Anderson wiki qui a inspiré les notions d’alignements dans D&D wiki (NdT)] m'a aidé à mieux comprendre les trolls de D&D ; la seule rencontre avec un troll dans ce livre est essentiellement une embuscade (par le troll) - ils ne vont pas attaquer à découvert, ils vont essayer de frapper en premier et d'absorber toute riposte, puis de se cacher à nouveau pour se soigner avant de frapper à nouveau.
Martin Christopher
Il s'agit d'un problème qui va bien au-delà du JdR, mais qui touche toute la fiction fantastique dans son ensemble.
Il est rare que j'aie l'impression de comprendre totalement ce que quelqu'un a dit sur la poésie d’il y a deux siècles, et encore plus rare si je suis tout à fait d'accord avec lui. Mais la citation de Shelley semble correspondre exactement à ce qui m'est venu à l'esprit après avoir lu les premiers paragraphes qui exposaient la question. On ne peut pas simplement mettre quelque chose dans une œuvre et s'attendre à ce qu'elle soit géniale parce que cette chose a joué un rôle important dans d'autres œuvres. Les images et les symboles ne fonctionnent que si vous les utilisez pour créer un effet. Pour devenir les « images de la pensée intégrale ».
Je suis un peu surpris de voir que le même problème de la fiction contemporaine a été étudié au 19e siècle. Mais là encore, ce n'est pas surprenant du tout. Dans la longue histoire de la fantasy, pourquoi cela serait-il nouveau ?
Joseph Manola
Shelley pensait surtout à la poésie épique, qui avait les mêmes problèmes en 1820 que la fantasy aujourd'hui : les gens écrivaient de longs poèmes remplis de choses qu'ils avaient copiées d'Homère, de Virgile et de Milton, et se demandaient ensuite pourquoi les œuvres qui en résultaient étaient incompréhensibles. Ils ont également eu leur version de la « course à l'originalité », sous la forme d'écrivains qui ont essayé de s'inspirer de nouvelles mythologies, ce qui a donné lieu à des épopées comme Thalaba the destroyer (d'inspiration arabe) et The Curse of Kehama (d'inspiration indienne) [Thalaba le destructeur anniceris et la Malédiction de Kehama sont deux œuvres de Robert Southey wiki non traduites intégralement en Français (NdT)]. Mais je pense que la situation est analogue - en effet, je pense que le genre fantastique moderne est en quelque sorte une excroissance des épopées de l'ère romantique que Shelley avait en tête...
Daniel
Bel article, merci. La citation de Shelley m'a fait penser à cette citation de CS Lewis :
« Même dans la littérature et l’art, aucun homme qui se soucie de l’originalité ne sera jamais original ; alors que si vous essayez simplement de dire la vérité (sans vous soucier de savoir combien de fois cela a été raconté auparavant), vous deviendrez, neuf fois sur dix, original sans jamais vous en rendre compte. »
Ici, par « se soucier de l'originalité », il entend, je pense, essayer d'être novateur pour [chercher absolument] la nouveauté elle-même. Un détail qui naît de ce genre d'originalité tarabiscotée et embarrassée par elle-même : « oui, mais ceux-là sont des « orqs » avec un « q » et ils ont la peau blanche et non noire... je parie que vous n'aviez pas vu ça venir héhé ») est au mieux superficiel et au pire ennuyeux. Mais comme tu le dis, si on retourne à la source profonde de divers clichés narratifs, et que l’on crée à partir de cette source, les détails qui surgiront en cours de route deviendront souvent et surprenants et une composante [de l’univers]. Et, oui, originaux, d'une manière qui semblera fraîche, excitante et vraie.
(1) NdT : allusion aux monstres puissants que l’on peut trouver dans un bestiaire comme Elder Evils grog. [Retour]
(2) NdT : extrait du long poème épique Beowulf wiki, écrit aux alentours de l’an 1000, fondateur et source du sous-genre de l’épique en fantasy. Ce poème est une chanson de geste écrite en ancien anglais et narrant les aventures du héros Beowulf, voyageant sur des terres lointaines et faisant face à des créatures devenues par la suite typiques du genre, comme Grendel ou un dragon. Autre ressource intéressante : Beowulf, le poème médiéval fondateur de l’épique bnf par William Blanc. [Retour]
(3) NdT : découvrez l’équilibre entre le niveau des PJ et le plaisir des joueurs et joueuses à travers notre traduction Ce Frisson de peur dans les parties ptgptb. [Retour]
Pour aller plus loin…
Ne pas nommer l’horreur mais la décrire en instillant de petits détails peu à peu est une bonne stratégie, vous pouvez même vous inspirer d’insectes plutôt que de Grands Anciens. Lisez donc notre traduction Rendre les insectes effrayants ptgptb.
Une autre tactique, plus fourbe, est de prendre le bestiaire que votre table connait par cœur et d'en changer simplement les apparences - par exemple avec un générateur à tables aléatoires, comme l'explique l'auteur d'Aquelarre ptgptb.
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Commentaires
Oudin (non vérifié)
lun, 03/07/2023 - 11:30
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Propositions sur la banalité du fantastique
Je trouve cette problématiques très intéressante. Je pense que, en plus de se reposer sur des descriptions qui s’approprient et réimaginent les « monstres » de la fantaisy et de nos mythes, il peut etre intéressant de suivre aussi quelques autres pistes supplémentaires :
1) L’affrontement est très rarement une solution intelligente et est souvent mortel pour les héros. Les histoires mythiques traditionnelles montrent que seules la ruse et la prudence permettent aux héros de ces histoires de survivre aux rencontres avec ces créatures. Combien de fous dans les légendes locales sont morts de façons horribles pour avoir tenté ne serait-ce que toucher une fae, même sans hostilité particulière ?
2) Les créatures fantastiques suivent des principes ; mais elles sont souvent ambivalentes, dangereuses, même pour les moins hostiles et parfois imprévisibles d'entre elles, comme les Fées normandes qui peuvent passer en un clin d’oeil de femmes-fantastiques-qui-vivent-leurs-vies à créatures-hostiles-et-très-dangereuses.
3) Les créatures fantastiques peuvent être auxiliaires des héros mais ne sont jamais idiotes, et surtout JAMAIS inoffensives.
4) Toujours associer les créatures fantastiques à des scènes avec des enjeux. Plus de combat-pour-relancer-l’intrigue.
Dans Tolkien, les Elfes sont associés à des lieux havres de paix, de protection, mais en voie de disparition face à la montée en puissance de Sauron. Les orques forment des commandos ou des armées qui submergent quasi-systématiquement les humains. La victoire est possible grâce aux protagonistes, seuls, lors de batailles désespérées, .
Chaque rencontre avec une créature a un rôle central pour l’avancée de l’histoire : les Nazgüls, sous forme de Cavaliers Noirs représentent la menace que Frodon doit FUIR et non combattre. L’enjeu est « parviendra-t-il à atteindre Fondcombe avant de se faire capturer par les Cavaliers ? ». Durant cette traque anxiogène du Porteur de l’Anneau, la rencontre avec les Elfes errants sauve les protagonistes au dernier moment, afin de justifier la montée de la menace et renforcer les menaces par des sous-entendus.
5) les créatures fantastiques sont rares en nombre (voire uniques) ou en apparitions. On ne les rencontre pas à tous les détours d’un chemin. Les seuls endroits où elles seraient en nombre seraient des lieux précis et délimités géographiquement (le Mordor) ou par des évènements (une guerre).
6) Prise individuellement, une créature fantastique peut être vaincue (repoussée, bannie, enchainée, emprisonnée, un pacte qui temporise sa menace, voire très rarement tuée). Mais un peuple fantastique (trolls, orques, ...), n'est jamais éliminé par les héros - seulement, à l’extrème rigueur, par un antagoniste surpuissant pour renforcer sa menace.
Par exemple, dans le livre le Hobbit, la bataille des Cinq Armées n’a permis que de repousser les gobelins et réduire leur influence ; les affaiblir - mais non l’extermination qu’est représenté dans les films. Arachnée n’est pas tuée par Sam Gamegie, seulement repoussée. Gollum a plus de vies qu’un chat et ne meurt qu’au point culminant du récit, afin de jouer son rôle dans l’histoire et servir son propos.
7) Multipliez les noms et leurs variantes. De même, toutes les créatures fantastiques sont différentes d’une région à l’autres, sans former de catégories distinctes. Dans les légendes et mythes traditionnels, les Goubelins normands ont des pouvoirs, des rôles, des désirs bien différents des goblins anglais. À travers les multiples noms, on peut individualiser les créatures fantastiques ; ce n’est pas un troll, c’est Grendel, elle a un nom propre.
8) Faites varier le caractère des créatures fantastiques : certains goubelins normands peuvent être vraiment sympathiques et bienveillants avec certaines familles, tandis que d’autres peuvent juste aimer jouer des tours cruels et pendables aux humains. Certains sont naïfs ; certains ambitionnent de dépasser leur rôles ; certains se prennent d’affection ; d’autres de jalousies et de vengeances, ...
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