Interpréter des personnages détestés

Dans les communautés de rôlistes sur internet, je sais qu'il existe une phrase qui, à l'instant où je la prononce, provoque des roulements d'yeux et des grognements du genre « oh, tu es ce genre de joueuse ». C'est la phrase « Je joue un kender (1)  ».

 

Des visions d'horreur dansent alors dans l'esprit des gens, telles des friandises dans l'esprit des enfants la veille de Noël : kleptomanie, personnage détestable, joueur égocentrique accaparant le devant de la scène... Pourtant, lorsque j'applique ma façon de jouer un kender à un autre type de personnage, comme une jeune fille magicienne un peu surexcitée ou un hengeyokai (2) voleur, tout le monde passe un bon moment et personne ne bronche. Il existe beaucoup d'archétypes qui rentrent dans la catégorie des personnages chiants : le paladin loyal-con, le bagarreur solitaire, un Gungan. Évidemment, les autres persos ont du mal à faire équipe avec eux, mais ils ont autant de chances que les autres d'être des personnages capables de faire des trucs géniaux. Alors pourquoi est-ce que l’on préjuge que certaines races ou classes sont responsables des mauvaises expériences de jeu, puisque nous sommes tous autour d'une table pour jouer ensemble ?

Attends, tu veux jouer un quoi ?

Les gens font plusieurs suppositions lorsque vous dites vouloir jouer un personnage « chiant » :

  • vous ne partagerez le devant de la scène avec personne ;
  • vous prendrez des décisions sans vous soucier de ce que le reste du groupe voudrait faire ;
  • vous ferez les poches aux membres du groupe/ferez exprès d'agir contre le groupe d'une façon ou d'une autre ;
  • vous utiliserez ce personnage comme une excuse pour agir comme un connard.

Malheureusement, il existe des personnes qui aiment jouer de cette façon, sans respecter leurs amis autour de la table, et qui sont majoritairement attirés par les races/personnages qui leur donneront une bonne excuse pour jouer ainsi. Si vous en êtes arrivé à exclure les kenders de vos parties, grand bien vous fasse, je vous comprends.

Je m'appelle Shellzy Oakjumper, très ravie de vous rencontrer !

J'ai joué un kender dans ma toute première campagne de Donjons et Dragons, sans savoir dans quoi je m'engageais. Pendant deux ans, ce fut une campagne de parties hebdomadaires, avec le kender et la totale. Dans un premier temps, j'ai pensé que mon perso était un peu problématique, mais très vite, nous avons trouvé le rythme nécessaire pour que tout le monde y trouve son compte ; sachant que nous étions nombreux à être novices, nous avions tous une marge de progression de toute façon. Très vite, Shellzy Oakjumper devint le personnage sans peur du groupe, responsable des discussions, des jets de Charisme, et bien sûr, de toutes les situations requérant de la discrétion. La jouer revint à tâtonner pour mettre en place quelques règles sociales bien précises afin que tout se passe bien :

  • Ne pas voler les membres du groupe (j'ai appris ça à mes dépends, erreur de jeunesse !) ;
  • Laisser les autres personnages mener le groupe, dès que cela paraissait sensé ;
  • Accepter que les autres joueurs puissent m'arrêter quand mes actions leur déplaisaient... ou les supplier de le faire quand je me rendais compte qu’ils allaient me laisser faire ;
  • Parler comme un kender, autrement dit beaucoup et très vite, mais uniquement pendant mon tour (et ne jamais, jamais espérer finir cette histoire sur mon oncle Trapspringer, histoire qui m'a attiré des ennuis la seule fois où les autres joueurs voulaient vraiment que je la finisse).

Tu l'as sans doute fait tomber ! Je peux jouer au kender ?

Comme avec toute autre idée de jeu subversive, jouer une race/une classe/un personnage foldingue demande d'impliquer toutes les personnes à la table ; cela nécessite aussi que les joueurs et le MJ se fassent suffisamment confiance pour donner la perception et la sensation du personnage sans que cela empiète complètement sur la partie.

Même si j'ai eu de la chance lors de ma première campagne, tout se passera mieux pour vous si vous vous préparez en amont. Comme toujours, la communication est essentielle au succès d’une table. En communiquant bien, ces races que tout le monde adore détester peuvent apporter de la profondeur et un certain élan à une partie. Voici quelques petits détails à régler avant de commencer à jouer :

  • Faites savoir aux autres que, lorsque vous faites des choses stupides, vous n'avez rien contre le fait d'être arrêté, et même que vous espérez l’être. C'est l'équivalent rôliste d'un acteur qui s'attend à être interrompu mais qui continuera à dire son texte jusqu'à ce que son partenaire réagisse ;
  • Précisez que, en tant que joueur, vous aimez réfléchir avec le groupe pour prendre une décision. Si votre Gungan, curieux, commence à se balader sur un chemin de traverse, le principe énoncé ci-dessus s’applique ; si le groupe a décidé de prendre une direction différente, vous vous attendez à ce que quelqu'un vous attrape par le colbac pour vous ramener en arrière ;
  • Déterminez clairement ce qui est acceptable dans le groupe. Est-ce que votre kender peut « emprunter » des objets aux autres membres du groupe ou juste aux PNJ ? Est-ce que le paladin loyal-con peut agir physiquement contre un autre PJ qui agit mal selon lui, ou doit-il se contenter d'exprimer son désaccord oralement ? Clarifier ce genre de choses avant le début de partie permet de trouver des explications en-jeu à ces limites, si besoin est ;
  • Trouvez une raison d'être dans le groupe. Si vous êtes le genre de personnage à ruminer dans un coin et que vous voulez faire quelque chose de différent, assurez-vous d'avoir une raison de suivre les mêmes objectifs que les autres, même si le personnage le fait avec réticence. Ne demandez pas à votre groupe de vous persuader de le suivre dans chacune de ses actions. Exprimez votre désaccord sans ralentir le jeu, en marmonnant dans votre barbe par exemple.

En tant que joueur, il y a également certaines choses avec lesquelles il faut être d'accord dès le départ pour que cela n'affecte personne.

  • Acceptez les conséquences de vos actes en jeu si personne n’empêche votre personnage de faire quelque chose de stupide ou qui lui causera du tort. Peut-être le ou la regarderont-ils avancer vers ce piège et décideront qu'ils n'ont pas envie d’être sa baby-sitter ce jour-là. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas le faire, juste qu'il faut accepter les bosses avec le sourire ;
  • Partagez le devant de la scène. Ce n'est pas parce que votre personnage parle tout le temps que vous devez faire de même, en tant que joueur. Quand c'est votre tour, donnez l'impression et le sentiment de ne pas vous arrêter de parler, mais arrêtez-vous quand quelqu'un d'autre prend la parole. Ne vous attardez pas sur vos ruminations au détriment du temps d'action des autres joueurs ; quant aux paladins, si jamais vous croisez la route du mal, laissez parfois les autres réagir avant vous ;
  • Il faudra parfois sortir du personnage pour souligner que vous, en tant que joueur, êtes en accord avec les actions du groupe ou que vous n'avez pas d'avis tranché. Cela veut dire préciser que vous, en tant que joueur, ne serez ni vexé ni peiné si votre loup solitaire se retrouve jeté sur un cheval, assis à l’envers, le regard mauvais, car le groupe a décidé d’aller faire un truc ensemble ;
  • Ne ralentissez pas le jeu. Choisissez les moments [par exemple pendant votre tour de parole (NdT)] pour jouer votre personnage et donner de la saveur à votre interprétation mais ne le faites pas tout le temps et à chaque prise de décision. Si personne ne vous interrompt, demandez à quelqu’un s’il veut bien faire telle chose pour vous empêcher d'agir (« est-ce que tu pourrais m'attraper par la houppe et me tirer en arrière de ce présentoir d’anneaux brillants, avant qu’il arrive à ma portée ? » ou « Je vais faire ça ! Arrêtez-moi s’il vous plaît... »). Laissez le jeu avancer comme sur des roulettes.

Donc...Je peux jouer un kender à votre table ?

Pour qu'un type de personnages que les gens méprisent fonctionne, il faut que le joueur qui l'interprète fasse tout pour ne pas être un connard et qu'il soit à l’unisson avec les autres joueurs. Jouer ce genre de personnage demande une meilleure communication que celle d’une expédition dans un donjon classique, mais si vous le faites correctement, ces personnages peuvent donner un plus mémorable à n'importe quelle campagne. Avez-vous déjà joué un personnage que les gens adorent détester ? Figuraient-ils dans votre partie ? Se sont-ils démarqués ou étaient-ils aussi mauvais que vous le pensiez ?

Sélection de commentaires

Blymurkla

J'avais l'intention d'écrire cet article, mais tu m'as devancé. Et tu l'as sans doute écrit bien mieux que je ne l'aurais fait. Donc, merci ! Je ferai référence à ce texte à chaque fois qu'il me faudra expliquer qu'un personnage « chiant », ce n'est pas la même chose qu'un joueur chiant.

Je voudrais ajouter deux choses.

D'abord, je pense que faire parler ton personnage à la troisième personne est une bonne idée pour s'en sortir. Tu le mentionnes dans l'article mais ça pourrait être plus clair. Tu as un personnage qui parle tout le temps ? Signale qu'il parle, souvent. Ton personnage est du genre à siffler ou à jeter des regards noirs autour de lui ? Fais-le de temps en temps, mais souligne que ton personnage le fait. Cela rend le roleplay moins pénible. Tu joues une tête brûlée dont le réflexe est de foncer pour attaquer, même quand ce n'est pas approprié ? Ne dis pas « Je fonce et j'attaque ! ». Dis plutôt, « Je m’apprête à foncer pour attaquer. Vous voyez Alix sortir son épée et vous remarquez cet air malveillant que vous connaissez bien ». Ce n'est pas seulement plus dans l’ambiance, c'est aussi une façon de prévenir les autres que vous, en tant que joueur, leur donnez une chance d'arrêter Alix.

Ensuite, il est bon de rappeler que ces personnages « perturbateurs » sont un moteur pour les autres personnages. Je ne suis pas du genre à jouer un voleur sans scrupules ou une tête brûlée qui fonce dans le tas. Mais je peux jouer un prêtre qui croit en la rédemption ou un chef sévère et expérimenté. Le prêtre devient bien plus intéressant si quelqu'un d'autre joue un personnage véreux qui pourrait se racheter. Et le chef sévère n'aurait que peu d'intérêt sans un jeune impulsif et avide de combat, mais qui aurait besoin de quelques directives de la part du groupe.

Nojo

La confiance est essentielle : il est plus facile de se faire confiance dans un groupe de gens qui se connaissent déjà plutôt que dans un groupe qui vient de se créer.

J'ai eu quelqu'un qui voulait que le groupe empêche tout le temps son personnage de commettre des actions stupides, alors que personne ne se connaissait dans le groupe (on avait tous récemment emménagé dans la même ville). Il avait sans doute repris un archétype de personnage avec lequel il s'était bien amusé autrefois. Les autres joueurs ne voulaient pas être « son chaperon ». Aïe !

Une fois le groupe formé depuis suffisamment longtemps, quand tout le monde se faisait confiance, ces archétypes ont permis de détendre l’atmosphère et ça n'a dérangé personne. Un membre d'un groupe d'espions voulait mettre tout ce qu'ils savaient sur Wikileaks (« L'information veut être libre ! »), ce qui a bien fait glousser certains joueurs lors d'une campagne sombre et sinistre. C'est possible à partir du moment où on se fait confiance.

Angela Murray

J'ai souvent découvert que les joueurs chiants sont toujours chiants, peu importe le genre de personnages qu'ils incarnent ; mais parfois, ils le sont encore plus avec certains types de personnages. J'ai vu des joueurs, que j'étais sur le point de tuer, obligés de changer de personnage et ils sont devenus... supportables. Ce ne sont toujours pas de formidables joueurs mais au moins, on peut jouer toute une session sans développer des envies de meurtre.

Cela dit, certains de mes personnages préférés sont également très bavards et hyperactifs. Je n'ai jamais interprété de kender, mais j'ai eu plusieurs halfelins qui sont leurs cousins éloignés sur l'arbre généalogique [phylogénétiquewiki en fait (NdT)]. Je crois qu'on a déjà discuté de nos similarités en matière d’archétypes... Un de mes favoris venait d'un JdR de science fantasy et il était inspiré des halfelins. La description principale de sa race disait qu'elle n'avait aucun instinct de survie. J'ai adoré jouer mon petit rat des tunnels (3) poseur de bombes. Malheureusement, les autres joueurs ont fini par gâcher mon plaisir de jouer ce personnage. Chaque fois que quelqu'un choisissait cette race, il finissait par incarner un crétin aussi bien capable de tuer tout le groupe que d’accomplir la mission.

J'ai fini par exploser de colère envers le MJ, en lui disant « Ce n'est pas parce qu'ils n'ont pas d'instinct de survie qu'ils sont stupides ! ».

Il y a beaucoup de bons conseils dans cet article et j'espère que les bonnes personnes tomberont dessus et les suivront.

Article original : Playing Characters Gamers Hate

(1) NdT : les kenders sont une race de personnage de D&D apparue dans l’univers de Lancedragon (Dragonlance  en VO). Curieux et naïfs, ils ne comprennent pas le concept de propriété privée. Les joueurs incarnant les kenders sont détestés de manière générale car ils ont tendance à faire les poches des autres PJ et leur attirer des ennuis en donjon comme à la ville. [Retour]

(2) NdT : Les hengeyokai sont une autre race de D&D, sorte d’humain-garou. Ce sont des animaux capables de prendre forme humaine (à l’inverse du loup-garou). Inspiré du folklore asiatique, ils font aussi une apparition dans la gamme Loup-Garou de White Wolf. [Retour]

(3) NdT : Pendant la guerre du Viêt Nam, rats des tunnels était le nom donné à des soldats chargés d'inspecter et « nettoyer » les galeries souterraines creusées par les Viêt-Cong pour s'y abriter et tendre des embuscades (source : Wikipédia). [Retour]

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