“Les Formes du Jeu d’aventure” de Glenn Blacow

Johnhkim

Introduction, par John H. Kim

Voici une ancienne classification de types de joueurs, formulée par Glenn Blacow et publiée dans le numéro 10 du magazine Different Worlds (octobre 1980). L’auteur émet l’hypothèse qu’il existe quatre types de joueurs de jeu de rôle : les roleplayers, les narrativistes, les grosbills et les tacticiens. Cette division peut facilement être vue comme une précurseure au Modèle à 3 Volets ptgptb et au LNS ptgptb. Beaucoup de gens n’ont entendu parler de ce modèle que par le bouche-à-oreille, et je pense qu’il est plus profond qu’on ne le suppose généralement. L’objet de l’article est l’acceptation des autres styles de jeu.

Note : cet article est reproduit ici sans autorisation formelle, l’auteur étant décédé et aucun ayant droit n’ayant pu être joint.

Par ailleurs, trois articles en lien avec celui-ci furent publiés dans des numéros ultérieurs de Different Worlds : The Fourfold Way of FRP [Le modèle à quatre volets du jeu d’aventure] par Jeffrey Johnson (DW n°11, pp. 18-19), Personalities of Role-Playing Gamers [Les personnalités des joueurs de jeu de rôle] par Lewis Pulsipher (DW n°11, p. 42) et Profiles from the Four-Fold Way [Profils issus du modèle à quatre volets] par Greg Costikyan (DW n°37, pp. 22-23).

Les formes du jeu d’aventure, par Glenn Bacow

Le jeu d’aventure fantastique [fantasy role-playing] est un nouveau venu dans le domaine ludique. Le pionnier du genre, Donjons & Dragons de TSR Hobbies, a depuis été rejoint par une pléthore de nouveaux jeux fondés sur la même idée générale : Tunnels & Trolls, RuneQuest, Traveller, Space Quest, Chivalry & Sorcery, et beaucoup d’autres. Ces jeux constituent aujourd’hui une source majeure de divertissement pour des centaines de milliers de joueurs, dont la plupart des lecteurs de ce magazine.

Ils sont aussi source de violentes disputes dans les pages de magazines de jeu, presse amateure et fanzines. On entend bien trop souvent des Maîtres de Jeu (MJ) se plaindre de personnages mages de niveau 22, de multiclassés rôdeurs/illusionnistes niveaux 8/7, et d’ours-garous niveau 30 équipés de l’Orbe des Rois Dragons.

Ou encore des joueurs geindre sur le “donjon tueur” où leur personnage préféré de niveau XX s’est fait hacher menu par des kobolds. Certains auteurs tournent en dérision la stupidité et le manque de cohérence des monstres chez les autres MJ. Le manque de réalisme de l’univers et des motivations dans les campagnes des autres fait l’objet de remarques caustiques. Par conséquent, les esprits s’échauffent de manière non négligeable.

À la lecture de ces discussions furieuses, et face aux querelles qu’elles génèrent, un témoin extérieur serait en droit de s’interroger. “Jouons-nous tous au même jeu ? Les termes ont-ils la même signification pour tous ?”

La réponse est non. Bien que les gens qui se disputent puissent utiliser les mêmes ensembles de règles, ils ne les utilisent pas forcément de la même façon ou dans le même but. Les disputes les plus intenses ont lieu entre joueurs dont l’esprit opère selon différents axes de développement de jeu. Car le jeu d’aventure présente quatre aspects qui tendent à produire des idées très divergentes de ce qui constitue une bonne partie. Et les flammes sont d’autant plus dévorantes lorsque les deux joueurs n’ont jamais joué dans des parties qui contenaient les mêmes éléments.

Quels sont les quatre formes du jeu d’aventure ? Ce sont :

  • I. Le grosbillisme
  • II. Le roleplay
  • III. L’approche tactique
  • IV. Le narrativisme

Toutes les parties de jeux de rôle contiennent ces aspects, au moins dans une certaine mesure, et l’impression laissée par un univers donné est déterminée par l’interaction de ces quatre éléments. Mais le développement d’un grand nombre d’entre eux se concentre à l’extrême sur un seul des aspects parmi les quatre cités plus haut. Ce type de parties mono-orientées permet d’expliquer une bonne partie des rancœurs pouvant exister au sein de la communauté rôliste. Commençons donc par…

I. Le grosbillisme (power-gaming (1))

C’est ainsi que démarrent la plupart des parties de jeux d’aventure, et c’est de loin la forme la plus commune. C’est de là que viennent les mages de niveau 20+ et les multiclassés guerrier 13/mage 13/prêtre 13. La masse de Saint Cuthbert, Stormbringer, l’Anneau Unique, et d’autres artefacts puissants apparaissent souvent sur la liste d’équipement de personnages-joueurs issus de ces univers, en général au grand dam des MJ d’autres écoles.

Le but du jeu n’est ni le roleplay (en tant que tel) ni le développement de compétences. Au lieu de ça, le moteur principal des joueurs est la puissance. Les niveaux, la magie, les capacités spéciales, la faveur divine et d’autres sources de puissance individuelle, voilà ce qui compte. La personnalité d’un personnage typique est celle de son joueur, affublée d’étiquettes telles que sa classe ou son alignement.

Un échange typique de certaines parties de ce type pourrait donner ceci :

Armure de plates“Je vais jouer mon prêtre de niveau 20 avec armure de plates +5 et bouclier, le Sceptre des Rois Démons, l’Anneau d’Arkyn, et l’Anneau de Renvoi des Sorts.

– OK, il s’appelle comment ?

– Euh, il s’app… Euuh, on n’a qu’à l’appeler Jeannot.

– Très bien ! C’est un prêtre de quoi ?

– Hein ? Oh, je ne me suis pas posé la question. Mais il est Loyal Bon.”

C’est en général le niveau de puissance disponible qui détermine l’issue des batailles. Des ressources inadéquates peuvent donc mener à un véritable désastre. En gardant ceci et la façon dont ces parties fonctionnent en tête, on ne peut que s’attendre à une abondance de magie. Le grosbillisme génère beaucoup de concurrence entre les joueurs puisque “gagner” n’est possible qu’en accumulant un maximum de magie et d’autres moyens de puissance. Cela mène parfois à des trahisons, meurtres ou vols entre PJ dans le but d’obtenir un objet magique particulièrement puissant, ou pour empêcher un autre personnage de faire de l’ombre au sien.

II. Le roleplay (role-play (2))

Lors d’une campagne purement “roleplay”, les éléments les plus importants sont le personnage-joueur et sa vie. Les personnalités des PJ sont travaillées avec un soin particulier, et les joueurs ont tendance à être émotionnellement très attachés à leurs personnages préférés. Leur vie n’est pas considérée comme un détail négligeable. Ils ont tendance à agir dans le cadre de la personnalité qu’on leur a créée et en accord avec les valeurs auxquelles ils sont censés adhérer, et les joueurs s’expriment comme le ferait leur personnage. Voici un exemple de ce que cela peut donner :

Le groupe discute la possibilité que le jeune noble qu’ils recherchent soit retenu prisonnier du château devant eux. Cunnerith et Hippoclates le Sot sont les plus bavards, mais Violet, la jeune elfe astucieuse et Aris le marin taciturne ont leurs propres arguments à faire valoir. L’austère et acerbe Waldo le Silencieux leur gratifie de temps à autre un de ses rares commentaires, bref et incisif. Comme à son habitude, Naomi les noie quant à elle sous un flot de babillage ininterrompu. Mais personne ne fait jamais attention à cette tête de linotte.

Sa dernière réplique manque d’ailleurs de causer une catastrophe. Lorsque le groupe entre dans le grand hall le lendemain, Naomi regarde de tous les côtés, l’air perdue, et demande (à une personne du groupe, heureusement) “Où est donc l’homme qu’on est supposés secourir ?”

Bon, personne n’a jamais prétendu qu’elle avait de la cervelle !

“Naomi, la ferme !” font-ils en chœur.

Dans une partie de ce genre, le monde entier est juste une scène sur laquelle les personnages vivent leur vie, éclairés par les projecteurs. Ils souffrent, triomphent, aiment, haïssent et pleurent ; d’une certaine façon, ils sont tout aussi vivants que les joueurs qui les ont créés.

Comme on peut s’y attendre, cela a tendance à influencer la structure d’une partie. Compte tenu de l’attachement émotionnel du joueur à ses personnages en général, un fort taux de mortalité serait contre-productif. Cela pousserait les joueurs à protéger leur précieuse “vie” dans le jeu en la dirigeant vers un endroit sûr. Par conséquent, le MJ fait généralement très attention aux personnages-joueurs, en utilisant des méthodes telles que le “reparamétrage” (l’ajustement de puissance de l’opposition après le début du combat de façon à ce que le groupe ne soit pas surpassé) et en essayant subtilement d’avertir l’expédition s’ils approchent de quelque chose auquel ils ne peuvent pas faire face.

Remarquons que c’est une forme particulièrement coopérative de jeu d’aventure. Les rivalités entre joueurs (exception faite des rivalités entre PJ imposées par leurs personnalités) sont relativement rares. Le MJ joue habituellement le jeu en fournissant aux joueurs de nombreuses opportunités d’interagir avec l’univers et les autres joueurs.

Le Penseur, de Rodin

III. L’approche tactique (wargaming)

Dans le cas du “wargaming”, on pourrait dire que l’accent est presque l’inverse des parties orientées roleplay. Les aspects les plus importants sont ici les capacités tactiques des joueurs et du MJ, ainsi que les mécanismes de jeu. Ce type de partie tend fortement vers un faible niveau de magie, tant en qualité qu’en quantité, puisqu’il serait énervant pour le MJ de voir son plan tactiquement génial démoli lorsqu’un personnage sort un gadget de sa poche.

Le jeu d’aventure orienté tactique est une compétition opposant les joueurs (en tant que groupe) et le MJ, où ils confrontent leur bon sens et leurs compétences. Le MJ prépare des problèmes tactiques que les joueurs doivent résoudre pour gagner de l’expérience et des trésors. Le savoir-faire est crucial, et une connaissance détaillée des règles aide énormément. Puisque les personnages vivent sur le fil du rasoir, leur développer une personnalité peut résulter en des comportements dysfonctionnels pour leur survie. C’est pourquoi l’aspect roleplay de la “pure” approche tactique est souvent minime.

Il devrait être évident que lors d’une partie dominée par cette façon de penser, le reparamétrage est une pratique extrêmement douteuse. L’éthique exige que les personnages-joueurs survivent grâce à leur présence d’esprit, mal jouer étant puni par la mort du perso. Que le MJ réduise arbitrairement l’opposition afin de sauver le groupe serait autant de la triche que d’ajouter des monstres pour élever le taux de mortalité.

À la différence des parties roleplay, tuer des personnages-joueurs est logique et fait partie intégrante du jeu. En fait, de nombreux MJ de cette école se fixent un taux de mortalité désiré et essaient de l’atteindre. Bien que cela encourage une approche compétitive entre MJ et joueurs, cela a habituellement tendance à diminuer les disputes entre personnages. L’univers est un ennemi suffisant…

IV. Le narrativisme (3) (story telling)

Dans le sens le plus général du terme, toute partie de jeu d’aventure a besoin d’une certaine capacité à raconter des histoires pour être réussie. Peu de joueurs supporteront un MJ si inepte qu’ils n’arrivent pas à comprendre ce qui se passe la majorité du temps, ou dont les histoires tiennent si peu debout que toute suspension d’incrédulité est impossible.

Cependant, le sens du terme tel qu’il est utilisé ici va au-delà de cette approche basique.

Tous les types de jeux mentionnés au-dessus ont une forme de contexte. Le MJ peut se satisfaire d’un bled standard en toc avec ses fausses façades, ou se laisser tenter par la reconstitution grandiose d’un empire avec sa dynastie dirigeante, son histoire complexe, et sa géographie détaillée. Indépendamment de l’étendue de l’univers, cependant, la plupart des parties se contentent de poser le décor. À moins que les personnages-joueurs arrivent au milieu d’une scène, les personnages non-joueurs restent figés et inactifs, telles des marionnettes sans fil.

Dans un univers orienté “narrativisme”, les PNJ continuent à vivre en coulisses. L’histoire est un processus en cours de développement, et les actions des personnages-joueurs et non-joueurs affectent le déroulement des événements. De plus, le MJ a généralement une idée très précise de la direction générale des événements. Et bien sûr, de comment les actions des aventuriers peuvent affecter les choses.

Bon, les parties purement narrativistes sont rares, et chaque campagne qui met l’accent dessus est unique. Les détails de ce qui se passe dépendent complètement de l’histoire que raconte le MJ. Un joueur “roleplay” qui se retrouve pour la première fois dans cette sorte de partie la trouvera un peu étrange, car à la différence des parties dont il a l’habitude, les personnages ne sont pas sur le devant de la scène, ni l’élément autour duquel le monde tourne. Les personnages joueurs ne peuvent qu’agir à l’intérieur de l’histoire, et leur marge de manœuvre est quelque peu limitée…

Les amis chantaient avec entrain, célébrant leur chance avec un vin fin de Golidene, dans la salle commune de l’auberge du Loup Rouge.

“Par le Christ-Blanc !”, hoqueta Rhodri, “Demain nous faisons route vers les collines Alarghi et vers assez de richesses pour le restant de nos jours !”

L’autre combattant, une jolie fille prénommée Susanna, et Gondor, le mage à moitié saoul, hochèrent tous deux la tête en souriant, leurs visages illuminés par l’excitation.

Gondor leva la tête au son des pas qui se rapprochaient. “Sergent Orse ! Asseyez-vous et buvez un coup avec nous ! Nous partons demain. On va devenir riches !”

Le sergent sourit, se servit un verre de vin, et laissa le millésime pétillant évacuer la poussière de sa gorge sèche. Il décocha alors au groupe un sourire bienveillant. “Oh que non, vous restez là.”

“Hein ?!”, fit le groupe à l’unisson. “Et pourquoi donc ??

– Parce que, répondit le sergent, tout en sirotant gaiement son verre de vin, les Hadurnei viennent de se rebeller, et vous êtes tous enrôlés dans la milice jusqu’à ce que ça soit réglé.”

Le niveau de liberté [des joueurs] peut varier énormément. Dans certaines aventures de ce genre, on a distinctement l’impression que le MJ a déjà déterminé l’intégralité de ce qui va se passer dans l’univers, et que les personnages-joueurs se contentent d’improviser les dialogues. Dans certaines formes plus libres de ce genre de campagnes, le déroulement de l’histoire et la forme de l’intrigue sont décidées par les interactions entre les grandes lignes des événements prévus par le MJ et les actions des individus pendant la campagne.

L’attrait de ce genre de cadre de jeu tient pour beaucoup au fait que l’on raconte une histoire à laquelle le personnage de chacun participe. Le monde a un but, une raison d’être, indépendante de ce qu’y font les aventuriers. Vivre dans un tel monde est un peu comme être un personnage de roman. Cela demande à son créateur de fournir un effort constant pour rendre l’univers – que ce soit un comté ou un continent – rationnel et cohérent. Et en tant que forme de jeu de rôle, cela demande un groupe de joueurs coopératifs.

Les Sims 4

Les affirmations ci-dessus sont bien évidemment des généralisations. Elles sont toutefois utiles.

La plupart des vieux JdR sont depuis longtemps passés au-delà des formats simples décrits plus haut. Les tacticiens ont appris à jouer des rôles, les “roleplayistes” ont appris à voir les avantages de règles bien faites, et il y a dans tout ce milieu une tendance croissante à la création d’univers plus raisonnables et cohérents. Mais cela ne signifie pas que tous les rôlistes ont des attitudes communes. Les approches originelles ont généré un état d’esprit qui perdure, et peut provoquer des débats enragés même chez les joueurs et MJ les plus sophistiqués, principalement par un manque de compréhension des postulats sur lesquels l’autre bord se base.

Considérons les cas qui peuvent se produire lors d’une convention ordinaire…

Ben Jones mène un donjon avec succès depuis des années. C’est un MJ des débuts du jeu de rôle, et il mène sans heurts un groupe de joueurs du même état d’esprit, depuis presque aussi longtemps. On lui demande de préparer un scénario spécial pour la convention et de le faire jouer pour trois groupes, un par jour. Ben se donne vraiment du mal et crée une aventure inoubliable. Il y a un château avec une garnison adéquatement repoussante, de la magie intéressante, et une rencontre aléatoire excitante. Après avoir réfléchi un moment, il y ajoute une rencontre avec un de ses PNJ les plus fascinants, Arilla du Lac d’Argent. Arilla est une personnalité que ses habitués adorent rencontrer, et même ses joueurs occasionnels font un détour pour la croiser. Une superbe opportunité pour du roleplay.

Ce que Ben Jones ne sait pas, c’est que les trois groupes sont chacun entièrement constitués de gens de différentes traditions rôlistes. Le premier groupe qui joue le scénario est composé de joueurs narrativistes, le second de tacticiens, et le dernier de grosbills.

Avec les narrativistes

Ben met en place le premier voyage et commence. L’aventure en elle-même semble bien se passer. Cependant, les joueurs ne peuvent se contenter d’apprécier Arilla et posent des tas de questions irritantes à propos du château et de son propriétaire. Un Ben fulminant commence à se demander s’ils essaient de lui démontrer leur supériorité. Pourquoi ne se contentent-ils pas de suivre le scénario ?

La partie se termine avec un Ben quelque peu agacé par leur goût pour le pinaillage de détails. Eux s’en vont convaincus que lui n’a pas bossé son aventure.

Avec les tacticiens

Les tacticiens arrivent ensuite. Ils organisent rapidement une expédition sans passer par le roleplay de début de partie que Ben adore écouter. Ils se rendent au château en remarquant à peine Dame Arilla. Une fois arrivés, ils passent 20 minutes à monter un plan d’attaque. L’assaut en lui-même prendra moins de temps que sa planification. Il est réalisé avec une efficacité surprenante et un manque quasi total d’interactions entre personnages (contrairement aux interactions entre joueurs).

Ben regarde les joueurs s’en aller, convaincu que bien qu’ils connaissent bien les règles, ils sont insipides et sans intérêt.

De leur point de vue, Ben a probablement démontré son incompétence. Ses monstres ne leur ont causé que des problèmes mineurs (“Hé ben, avec Kevin, une pièce pleine de kobolds était plus dangereuse que ça”), et les récompenses étaient proportionnellement trop élevées.

Avec les grosbills

La dernière expédition est celle qui aigrit vraiment Ben. Observant le groupe avec méfiance, il insiste pour n’accepter que les personnages de niveau adéquat, et refuse certains des objets les plus extravagants. L’expédition commence au milieu d’une discussion intense sur qui se place où dans l’ordre de marche. (“Bien, mon paladin a 18 en Force, 78 Points de vie, et une Épée vorpale ! Oui, mais mon guerrier a une Ceinture de force de géant des tempêtes, un Sceptre de puissance seigneuriale, et +5 d’armure”).

Encore une fois, le groupe rencontre Arilla du Lac d’Argent. Cette fois-ci, il n’y a pas du tout de conversation. Les personnages joueurs dévisagent la couronne magique, la ceinture stylée et le puissant bâton… et la tuent ! Le pauvre Ben reste assis en état de choc pendant que les aventuriers commettent des atrocités envers les suivants de la Dame, détruisent les corps, et se partagent le butin. Après avoir fini, ils le regardent dans l’attente de la suite. Ben grince des dents de rage et commence à distribuer les punitions appropriées à leur crime. Le paladin perd sa classe, Ben modifie les alignements, et certaines armes se disputent longuement avec leurs (ex-) propriétaires.

Le temps que l’expédition atteigne le château, l’ambiance est lourde. Ben, toujours furieux, essaie de venger Arilla, tandis que les joueurs, avec une détermination implacable, se retroussent les manches pour lui tenir tête. Étant donné la puissance des personnages-joueurs, ils l’emportent. Le MJ les regarde partir, grommelant entre ses dents à propos de “dindons suréquipés”. Les joueurs quant à eux le considérant comme un mauvais perdant et un râleur.

On pourrait imaginer une infinité de variations sur ce thème, mais les bases sont visibles ci-dessus. Pour un joueur qui aime jouer un rôle, le “MJ tacticien” est le maître d’un “donjon tueur” ; à l’inverse, pour ce type de MJ, les personnages sont juste “des dés”, et il y a plein d’autres personnages-joueurs tels que ceux qu’il vient juste de tuer.

Les grosbills trouvent les autres types d’aventures fades, contraignantes et ingrates en comparaison.

Les joueurs sensibles à l’approche tactique ont tendance à mettre en doute les compétences des autres types de MJ et de joueurs, et à murmurer – trop souvent pour être populaires – que le MJ a trop favorisé les joueurs et excessivement filé les objets magiques et les XP.

Tous les cas cités ci-dessus dérivent d’une incapacité mutuelle à percevoir des différences de philosophie de jeu. Ben Jones, au contraire des hypothèses des trois groupes de joueurs, sait ce qu’il fait, est plutôt compétent, et ne faisait pas son râleur. Il n’essayait pas d’écrire une épopée, n’avait pas particulièrement envie de tuer les personnages du deuxième groupe, et son outrage face au meurtre de PNJ était justifié. Ce qu’il offrait, c’était une opportunité d’interpréter des rôles.

Réciproquement, aucun des trois groupes n’essayait d’être difficile. Le premier cherchait quelque chose d’important pour eux qui manquait. Les tacticiens cherchaient un défi tactique. Et le dernier groupe cherchait à s’amuser, selon leur définition de l’amusement. Pour eux, Arilla n’était pas une personne importante ni intéressante, seulement un monstre errant. Et à quoi servent les monstres errants, si ce n’est à être tués et détroussés ?

C’est triste, mais l’un des plus grands gouffres entre les groupes est de plus en plus quelque chose qui coïncide avec l’âge. Les nouveaux venus dans le hobby sont surtout des lycéens ou sont encore plus jeunes. De par leur grand nombre, il est presque certain qu’ils vont commencer leur carrière de rôlistes avec des JdR récents. Et, comme cela a été dit, la plupart des campagnes débutent en mettant l’accent sur l’aspect “montée en puissance” (power gaming) du jeu.

Il est évident que les vieilles tables de JdR ont des vieux joueurs. La majorité de leurs campagnes ont dépassé le stade du grosbillisme il y a longtemps, et les gens qui y jouent associent de plus en plus le grosbillisme avec la jeunesse de ses nombreux partisans, et trouvent “puéril” l’un comme l’autre.

Cette affirmation est à la fois fausse et très nocive. Il est vrai que le grosbillisme est l’approche la plus basique, mais cela ne la rend pas puérile. Il y a abondance de joueurs plus anciens, même dans des parties de JdR plus développées, qui fonctionnent de la même façon. L’affirmation est nocive car bien que statistiquement vraie, elle est conceptuellement fausse. Les joueurs plus jeunes participent en grande partie à des campagnes grosbillesques. Mais ils ne font pas ça “parce qu’ils sont jeunes”, ils le font parce que ce loisir est nouveau pour eux.

Je dirai qu’il y a suffisamment de questions importantes dans le domaine du jeu d’aventure pour continuer à débattre pendant des décennies. Je ne vois pas de raison d’aggraver les frictions en évoquant des questions d’âge, non-pertinentes (4).

Espérons que cet article aide à réduire les tensions présentes dans certaines discussions autour des jeux d’aventure. Une dispute lors de laquelle aucune des parties ne réalise la vaste distance entre les hypothèses fondamentales qui fondent leur discussion est une dispute qui ne donnera rien de plus productif que des insultes colériques.

Si un joueur mécontent peut comprendre que la mort d’un personnage aimé fait partie intégrante de la campagne dans laquelle il joue, il peut se rendre compte que le MJ n’est pas méchant.

Si un autre trouve que les récompenses s’obtiennent trop facilement, il peut réaliser que le MJ utilise des paramètres différents pour cette aventure et s’abstenir de le traiter de “dindon”. Nous pouvons alors discuter de ce qui importe vraiment, comme ce que les gens cherchent dans une partie, et comment y arriver en pratique. Il est toutefois important de se souvenir que tout le monde ne cherche pas la même chose.

Alors, quand vous êtes en convention, prêt à faire jouer votre super–aventure™

  • brevetée,
  • garantie sans erreur,
  • encourageant le roleplay,
  • tactiquement impeccable,
  • raffinée au plus pur…
  • qui fait perdre 15 kilos en 15 jours…

et qu’arrive cet adolescent impatient de jouer son druide/illusionniste/samouraï de niveau 100… Ne lui criez pas dessus. Jeune il est. Ignorant de tout ce qui est à votre sens important dans le jeu d’aventure, il est peut-être. Cela ne signifie pas qu’il soit stupide ou incompétent. Donnez-lui une chance.

Rappelez-vous juste que ce n’est pas en l’insultant que vous allez le convaincre que votre façon de jouer est meilleure. Ni en tuant son personnage, ni en trouvant une façon astucieuse de lui retirer sa magie, ni en l’ignorant pendant la partie. Bien que j’aie vu tout ça se produire, ça n’a jamais provoqué de conversion [à votre “bonne” manière de jouer].

Au lieu de ça, vous pourriez essayer de lui expliquer les choses, ou encore mieux – lui montrer en quoi Votre Façon de jouer est top…

Article original : Glenn Blacow’s “Aspects of Adventure Gaming”


(1) NdT : Nous aurions pu aussi traduire par “bourrins/bourrinisme”, tant un perso optimisé tend à régler les problèmes en tapant dessus, mais on peut jouer comme un bourrin avec un personnage faible… et un grosbill a toujours un perso surpuissant ! [Retour]

(2) NdT : Un joueur qui s’immerge dans son personnage… c’est de l’immersionnisme ptgptb ! Ou un joueur qui joue son perso avec vraisemblance, on dirait aujourd’hui que c’est du simulationnisme ptgptb orienté vers le personnage. [Retour]

(3) NdT : Le terme “narrativiste” n’apparaîtra que 20 ans plus tard, et ne correspond pas totalement, car on voit que l’accent mis sur le monde plutôt que sur les personnages lui donne une forte orientation simulationniste… Comparez la définition ici avec Mener des jeux d’histoires ptgptb, où il se passe plein de choses… mais autour des persos ! [Retour]

(4) NdT : Pitié pour les pauvres diables ptgptb développe le même plaidoyer de tolérance, environ 20 ans plus tard, en expliquant que le bourrinisme/grosbillisme fait partie du cycle de l'évolution de la manière de jouer du rôliste. [Retour]

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