Les jeux, les histoires, et pourquoi briser le collier de perles

Note du Traducteur : le traducteur a repris des passages de l’article Là où l’histoire finit et où le jeu commence ptgptb(2000) ; ceci pour une information plus complète, qui couvre les jeux parus entre 2000 et 2008 et quelque part bouche les trous de certains de nos articles. Cela donne par endroits des répétitions, des ruptures de style, et une impression de décousu, imputables donc aux traducteurs, dont nos lecteurs voudront bien nous excuser.

Avant 1973, si vous aviez dit quelque chose comme “les jeux sont un médium narratif”, tout le monde ou presque vous aurait regardé comme si vous étiez fou, et tous les gens un peu avertis en matière de jeux auraient supposé que vous n’y connaissiez rien.

Avant 1973, le monde connaissait essentiellement quatre styles de jeux : les jeux de société traditionnels, les jeux de cartes traditionnels, les jeux de plateau grand public du commerce, et les wargames sur table. Aucun de ceux-là n’avait de lien notable avec la notion d’histoire. Il n’y a pas d’histoire aux échecs, au bridge, au Monopoly ou dans Afrika Korps trictrac.

Mais au début des années 1970, deux choses arrivèrent :

Colossal Cave, et Adventure, sa version plus sophistiquée, que Don Woods créa en 1976, étaient considérés dès le début comme de la “fiction interactive” wiki (interactive fiction, ou “IF”), un terme que les créateurs d’aventures textuelles utilisent encore aujourd’hui. Les fictions interactives ne sont plus un médium commercial [ou en tout cas, elles ne le sont plus de manière massive. Quelques titres commerciaux sortent encore, avec parfois un vrai succès critique, tels que, par exemple, 1893 : A World’s Fair Mystery wiki (NdT)]

Je découvris Adventure sur des mini-ordinateurs installés par des membres du club d’informatique du MIT à la convention de science-fiction Boskone, au milieu des années 1970. Le jeu se trouvait alors dans un répertoire intitulé “Fiction Interactive”, ce qui me poussa à démarrer l’application. Je n’avais aucune idée de ce qu’était la “fiction interactive” ou de ce que ça pouvait être, mais le découvrir m’intéressait.

Je me rendis vite compte qu’il s’agissait d’une manière prétentieuse de désigner une nouvelle sorte de jeu. Je passai plusieurs heures à jouer avant qu’on me dégage pour faire de la place aux autres.

En fait, les aventures textuelles ont de vrais défauts en tant que jeux comme en tant que fiction, mais ce sont bien des jeux, et ils offrent nombre des plaisirs esthétiques de la fiction.

Si le genre de l’aventure textuelle survit maintenant uniquement sous la forme de réalisations de passionnés et d’artistes numériques, il est à l’origine des aventures graphiques (comme Grim Fandango wiki) et des jeux hybrides d’action/aventure (comme Psychonauts wiki), des genres encore importants aujourd’hui.

Donjons et Dragons, créé initialement par Dave Arneson et retravaillé par Gary Gygax, était un développement des règles de Chainmail wiki, destinées à jouer des batailles de figurines dans un cadre de fantasy. Chainmail disposait déjà de règles pour les personnages spéciaux de “héros” sur le champ de bataille, des individus aussi – ou plus puissants – qu’une unité militaire au complet. Arneson prit ces règles, les compléta, et plaça le jeu non plus sur un champ de bataille, mais dans un “donjon” wiki, un domaine souterrain peuplé de monstres. En un sens, c’était là une simple extension d’un jeu existant ; mais en un autre, il s’agissait d’une toute nouvelle forme de jeu.

On y jouait un seul personnage qui avait la capacité de progresser et de gagner du pouvoir au fil du temps ; et bien qu’initialement, Donjons et Dragons, en tant qu’ensemble de règles, n’encourageât que peu la complexité des intrigues, l’interprétation d’un rôle, ou quoi que ce soit qui se rapproche d’une vraie narration, le simple fait d’avoir un personnage persistant dans un monde imaginaire au cours de multiples parties offrait une opportunité manifeste de connecter plus étroitement jouabilité et histoire.

D&D était également innovant sur un autre aspect, en se dispensant de figurines, plateau, cartes ou autres éléments physiques. Il se déroulait entièrement dans l’imagination, au rebours de la nature fortement contrainte des jeux qui l’avaient précédé. Dès lors que vous pouviez l’imaginer, et que le meneur de jeu acceptait de vous suivre, tout pouvait se produire. Cela ouvrit des perspectives passionnantes de jeux moins formalisés (free-form) et plus flexibles.

Le jeu de rôle sur table demeure encore aujourd’hui un genre commercial dynamique et innovant, et a directement influencé une pléthore d’autres genres, tels que les jeux de rôle sur ordinateur ou console, les MMORPG wiki, le jeu de rôle “grandeur nature” (GN) et l’ésotérique mouvement de jeux de rôle “indé” (tels que ceux discutés sur The Forge ptgptb).

L’affrontement entre le jeu et l’histoire

Depuis presque l’origine des premiers “jeux à histoire”, deux cultures n’ont cessé de s’affronter :

  • celle qui voit l’histoire comme importante, peut-être, mais finalement périphérique lorsque nous cherchons à comprendre la nature des jeux, et
  • celle qui la voit comme essentielle.

En 1977, la Game Manufacturer’s Association (GAMA), un groupe d’éditeurs de wargames sur papier, jeux de rôle sur table et autres jeux non numériques ciblant un public de passionnés, décida officiellement de désigner son secteur d’activité comme étant celui des “jeux d’aventure” (ce qui entraîna ultérieurement une certaine confusion chez les fans d’aventures textuelles et graphiques). Cette décision fut âprement contestée par certains membres de la GAMA, dont les éditeurs qui s’occupaient avant tout de publier des wargames. Ceux-ci ne voyaient pas comment Third Reich trictrac ou Napoleon at Waterloo boardgamegeek pouvaient, même de loin, être désignés comme des “jeux d’aventure”. Redmond Simonsen, alors directeur artistique de SPI, un important éditeur de wargames, proposa l’appellation alternative “jeux de simulation”, mais cette suggestion fut vite écartée.

L’affrontement entre ceux qui voyaient les jeux comme des systèmes formels et ceux qui les voyaient comme une forme de narration perdura avec l’essor des jeux vidéo. Si vous regardez le programme de n’importe quelle Game Developers Conference wiki (ou, avant elle, n’importe quelle Computer Game Developers Conference), vous y trouverez des communications ou des tables rondes débattant du rôle des histoires dans les jeux vidéo. Vous pouvez même identifier clairement les partisans de chacune de ces approches opposées : Chris Crawford wiki et Dan Bunten wiki dans le camp des “jeux en tant que systèmes”, et Hal Barwood wiki et Mark Barrett dans celui des “jeux en tant qu’histoires”.

Et bien sûr, aujourd’hui, le débat se poursuit dans le milieu des recherches universitaires sur les jeux entre les “ludologues” et les “narrativistes” – un débat qui récapitule une controverse qui dure depuis des décennies au sein des développeurs (1) (Wardrip-Fruin et Harrison, 2004).

Pourquoi ce débat existe-t-il ? Et pourquoi perdure-t-il ?

Une histoire est linéaire. Ses événements surviennent dans le même ordre, et de la même façon, chaque fois que vous la lisez (ou la regardez, ou l’écoutez). Une histoire est une expérience contrôlée. L’auteur la construit consciemment, choisissant précisément ces événements, dans cet ordre, pour créer une histoire à l’impact maximum. Si les événements survenaient d’une autre façon, l’impact de l’histoire en serait réduit – sinon c’est que l’auteur fait mal son boulot.

La structure du jeu restreint ce que les joueurs peuvent faire, bien sûr, mais ils doivent sentir qu’ils ont des choix. Sinon, ils ne s’impliquent pas activement. Ou plutôt, ce sont des sujets passifs de l’expérience. Ils ne doivent pas se voir confinés dans une suite d’événements linéaires avec un ordre immuable. Ils auraient l’impression qu’on les guide à travers le jeu, que rien de ce qu’ils peuvent faire n’aura de conséquences, qu’ils ne sont pas en train de jouer à proprement parler.

En d’autres termes, il y a une claire opposition entre les besoins du jeu et les besoins de l’histoire. S’écarter du déroulement de l’histoire gâchera probablement l’histoire. Restreindre la liberté des joueurs gâchera probablement le jeu.

Plus vous rendez le jeu semblable à une histoire – sous contrôle, prédéterminé, avec des événements qui se déroulent comme le veut l’auteur – moins il fera un bon jeu. Plus vous rendez une histoire semblable à un jeu – avec des voies et des dénouements alternatifs – moins cela fera une bonne histoire. Ce n’est pas seulement que les jeux ne sont pas des histoires, et inversement. C’est plutôt qu’ils sont d’une certaine manière opposés.

Ou du moins, c’est ce que j’ai soutenu dans Là où l’histoire finit et où le jeu commence ptgptb paru dans le magazine Game Developer en 2000. Pourtant, manifestement, il y a d’innombrables styles de jeux qui combinent avec succès histoire et jouabilité, par des moyens qui, à l’évidence, séduisent un large public.

Peut-être une vision plus sophistiquée de la question est-elle celle-ci : pour tirer une bonne histoire d’un jeu, il faut contraindre la jouabilité de manière à s’assurer que la partie raconte une histoire. Il y a des conflits directs entre les exigences d’une histoire et les exigences de la jouabilité, car les contraintes qui renforcent l’aspect narratif du jeu peuvent à l’occasion rendre son aspect ludique moins intéressant. Pourtant, tout jeu est un système de contraintes. Les joueurs disposent d’une liberté d’action uniquement à l’intérieur de ces contraintes ; il y a toujours des limites bridant le comportement, et en fait, la jouabilité émerge souvent précisément du fait de ces limitations.

Pour bien le voir, prenez l’exemple des échecs (un jeu totalement dépourvu d’histoire, et qui ne bénéficierait pas, par exemple, d’une cinématique expliquant qu’il s’agit d’une guerre entre frères ou de quelque chose de ce genre). Si, aux échecs, n’importe quelle pièce pouvait se déplacer de n’importe quelle distance dans n’importe quelle direction, le jeu ne serait pas intéressant. C’est parce que les déplacements des pièces sont limités à des configurations très spécifiques qu’émergent ces interactions complexes des forces qui rendent les échecs si fascinants en tant que jeu.

En d’autres termes, puisqu’un jeu est un système de contraintes, si nous voulons qu’une histoire émerge du jeu, nous devons construire ces contraintes dans ce sens. Il n’est pas impossible a priori d’imaginer un ensemble de contraintes produisant une histoire et encourageant une dynamique de jeu intéressante. Résoudre un tel problème n’est pas évident, mais dans l’absolu c’est possible.

Et pourtant, jusqu’ici, presque tous les jeux comportant une histoire (ou toutes les histoires comportant un aspect ludique) peuvent être classés le long d’un seul axe, depuis ceux qui sont très linéaires avec une jouabilité faible, jusqu’à ceux qui sont très ouverts, mais où l’histoire n’est qu’une fioriture. Examinons ce spectre, avant de passer à d’autres jeux plus récents pouvant suggérer des approches alternatives.

Marelle, de Cortazar

Rayuela, de Julio Cortazar wiki, publié en 1966 (et traduit en français sous le titre Marelle) peut se lire comme un roman conventionnel, du début jusqu’à la fin, mais en plus de cela, Cortazar suggère dans sa préface un mode de lecture alternatif : lire les chapitres dans un ordre différent, qu’il fournit au lecteur. Et de fait, en le lisant de cette manière, on y gagne une perception assez différente des motivations des personnages et de l’évolution de l’histoire de celle que donne une lecture dans l’ordre normal. En fait, pour comprendre pleinement le roman, il faut le lire des deux manières.

En d’autres termes, il s’agit là de ce qu’on pourrait considérer comme l’hybride histoire-jeu minimal : un récit ramifié, mais avec une seule branche.

C’est déjà pas mal, mais c’est loin d’être un cas unique. Les écrivains modernes jouent souvent avec la nature du temps et de la narration. À la recherche du temps perdu de Proust n’est pas linéaire dans le temps, c’est une succession de souvenirs tels qu’ils reviennent au personnage.

Finnegan’s Wake de Joyce est plein d’un flot de mots incompréhensibles surgissant de la conscience qui, d’une façon ou d’une autre, font sens dans le contexte. Abattoir 5 wiki en de Vonnegut pointe d’une décennie à l’autre, apparemment au hasard. Marelle est novateur et intéressant dans sa façon de jouer avec la nature de la narration, mais il en est de même de nombreux autres romans.

Bien sûr, c’est un tour de force sui generis : c’est intéressant, mais il est difficile d’imaginer l’émergence de tout un nouveau genre de romans comme Marelle. Et bien que ce soit une œuvre plus ludique que la plupart des fictions, elle reste bien loin de ce que nous appelons généralement un jeu.

Complément d'information (NdT)

Les histoires “à embranchements” ont connu des exemples plus anciens. Le principe même en a été exposé par Jorge Luis Borges dans sa nouvelle Examen de l’œuvre d’Herbert Quain, en 1941, où celui-ci imagine un ouvrage fonctionnant de manière analogue à un livre dont vous êtes le héros wiki, à ceci près que chaque paragraphe choisi se déroule à un moment antérieur au précédent.

Par ailleurs, un an seulement après la publication de Marelle en espagnol, Raymond Queneau publie Un conte à votre façon, qui est peut-être la première fiction hypertextuelle. Enfin, le tour de force de Marelle consiste à avoir un même ensemble de passages pouvant se lire dans deux ordres distincts ; ce principe sera poussé encore plus loin par Kim Newman wiki qui, dans Life’s Lottery (1999), propose un roman pouvant se lire à la fois comme un livre dont vous êtes le héros et comme un roman classique, en découvrant tous les passages dans l’ordre conventionnel, les deux modes de lecture apportant bien entendu un éclairage très différent.

La fiction hypertextuelle

À partir de Marelle, nous nous déplaçons sur le spectre jusqu’à la fiction hypertextuelle, du type de celle promue par Robert Coover wiki à la Brown University (Coover, 1992), et dont un des meilleurs exemples est peut-être Afternoon : a story de Michael Joyce (1990).

Bien qu’il existe des exemples sur le web, le mouvement de l’hyperfiction date d’avant Internet, et la plupart des œuvres sont implémentées sur des systèmes propriétaires tels que le moteur Storyspace d’Eastgate. On commence en lisant un bloc de texte (éventuellement accompagné d’une image) à l’intérieur duquel se trouvent un ou (la plupart du temps) plusieurs liens. Choisir un lien conduit à un autre passage. En d’autres termes, il existe de multiples chemins à chaque nœud, créant ainsi un récit comme une navigation sur le web.

Bien sûr, n’importe quelle exploration donnée du réseau est “linéaire”, dans la mesure où vous atteignez les différents passages dans un ordre déterminé par votre sélection des liens – mais à la différence des récits traditionnels, il est impossible de maintenir un unique arc narratif linéaire. Au lieu de cela, avec les meilleures fictions hypertextuelles, on finit par avoir exploré une portion suffisamment grande de l’arbre narratif pour atteindre une sorte de révélation.

Bien que ce soit intéressant, il est peut-être plus dur de créer une histoire satisfaisante de cette manière qu’avec un récit plus traditionnel – et du point de vue de la jouabilité, ce n’est pas génial. Il n’y a pas de dilemmes auxquels se confronter, pas de raison de choisir un lien plutôt qu’un autre, pas d’objectif à poursuivre. En dehors d’une liberté d’action, d’ailleurs limitée, il manque ici les éléments qui rendent un jeu intéressant.

Les livres dont vous êtes le héros

Les livres dont vous êtes le héros wiki (comme Choose Your Own Adventure ou Which Way en) ont eu leur heure de gloire à la fin des années 1980, quand la série Défis fantastiques wiki de Ian Livingstone et Steve Jackson [l’Anglais] devint un best-seller international. Par certains côtés, ceux-ci sont en fait très semblables à la fiction hypertextuelle : on lit un bloc de texte, à la fin duquel on doit faire un choix (le puits ou le pendule ?), puis aller jusqu’à un autre bloc de texte ailleurs dans le livre qui décrit le résultat de ce choix. Dans certains livres-jeux, le jeu se limite à cela ; mais dans d’autres (dont les ouvrages de la série Défis Fantastiques), il y a un système rudimentaire pour gérer le combat et d’autres actions, si bien qu’au lieu d’un simple choix, le texte peut vous demander de résoudre un combat contre tel ou tel monstre, puis d’aller à la page X en cas de victoire, ou à la page Y en cas de défaite.

C’est certainement plus ludique : le lecteur a un but (au moins une issue positive qu’il faut s’efforcer d’obtenir) et, au moins lorsqu’existe un système rudimentaire, les résultats ne sont pas toujours arbitraires. Il y a aussi, bien sûr, des problèmes : nombre de choix apparaissant raisonnables au joueur amènent des conclusions insatisfaisantes (vous dégringolez de la falaise et mourez), et la rejouabilité y est minimale.

Finalement, par certains côtés, les livres-jeux sont presque identiques à la fiction hypertextuelle (lisez un passage, sélectionnez un lien, lisez un autre passage), si ce n’est que l’hypertexte est la chasse gardée des littéraires, et les livres-jeux considérés comme de la sous-littérature.

Jeux de plateau à paragraphes et scénarios solo

Les jeux de plateau à paragraphes et les scénarios de jeu de rôle solo sont deux tentatives pour prendre le paradigme fondamental des livres dont vous êtes le héros et l’emmener vers une jouabilité plus profonde et plus satisfaisante. Un scénario en solitaire est essentiellement structuré comme un livre-jeu, mais dépend de l’existence d’un système de JdR sur table plus riche, indépendant du scénario lui-même, ce qui permet de diversifier les résultats des actions.

Dans un jeu de plateau doté d’un système à base de paragraphes (Le Jeu des Mille et Une Nuits trictrac d’Eric Goldberg en est le meilleur exemple), les joueurs déplacent leurs pions sur le plateau, et doivent de temps à autre se référer à un passage d’un texte dans un livret. Ce passage leur offre une sorte de choix, éventuellement par l’intermédiaire d’un système de jeu, conduisant pour l’essentiel le joueur à travers un bref scénario analogue à un livre-jeu. De nombreux mini-scénarios existent ainsi dans le livre, dont seule une petite fraction sont joués au cours d’une partie donnée, et on peut les rencontrer dans n’importe quel ordre, ce qui augmente beaucoup la rejouabilité.

En d’autres termes, c’est un pas de plus le long de l’axe qui conduit de l’histoire au jeu.

Dragon’s Lair

Tout comme il existe des équivalents sur table des livres dont vous êtes le héros, il en existe d’autres sur bornes d’arcade. Quand Dragon’s Lair wiki est sorti en 1983, ce fut un succès dans les salles d’arcade, car les graphismes des jeux d’arcade étaient relativement primitifs à l’époque, et Dragon’s Lair pouvait se targuer d’une animation de qualité cinématographique signée Don Bluth wiki [réalisateur de dessins animés comme Brisby et le Secret de NIMH et Fievel et le Nouveau Monde (NdT)]. Le jeu fut ressenti comme une incroyable expérience visuelle. En tant que jeu, néanmoins, il était nul. Pour l’essentiel, il se résumait à regarder un dessin animé de quelques secondes, et à faire rapidement un choix en bougeant la manette dans une direction ou une autre. Un choix conduisait à la mort. L’autre déclenchait quelques nouvelles secondes de dessin animé, et un autre choix. On jouait en insérant pièce après pièce et en découvrant et mémorisant quels choix ne vous faisaient pas mourir. Sans surprise, ses suites ne connurent pas le succès.

Les jeux vidéo d’aventure

Les jeux d’aventure textuels et graphiques sont eux aussi, par certains côtés, semblables aux livres dont vous êtes le héros : on lit un passage de texte, ou bien on voit un endroit de l’univers du jeu, puis on fait un choix qui conduit à un autre passage ou un autre endroit. Cependant, au lieu d’avoir affaire à un récit explicitement ramifié, les joueurs retournent souvent à certains endroits. De plus, un système d’inventaire et un ensemble d’énigmes élargissent la jouabilité. Mais le récit est toujours très linéaire ; les jeux d’aventure tendent à ressembler à des perles enfilées sur un collier : une succession de petits endroits où on jouit d’une relative liberté d’action jusqu’à un événement particulier, à partir de quoi une transition vers la perle suivante est débloquée. Bien qu’il y ait une certaine liberté à l’intérieur de chaque perle, le jeu dans son ensemble se limite à une progression linéaire d’une perle à l’autre.

En théorie, il serait possible d’implémenter un jeu de ce type qui ne se conforme pas au modèle des “perles-sur-un-collier” ; en pratique, cela n’aurait que peu de sens. Le développement de contenu coûte cher, et si un joueur n’en découvre qu’une partie en jouant, vous avez gaspillé le budget du développement. Et plus vous avez de branches, moins grande sera la portion du jeu que verra le joueur.

Fondamentalement, les jeux d’aventure ne sont pas si différents que cela des livres-jeux, sinon qu’étant numériques, ils peuvent être plus interactifs, en débloquant de nouveaux endroits et rendant de nouveaux éléments disponibles au fur et à mesure que le jeu progresse.

Les jeux vidéo d’aventure texte évoluèrent en aventures graphiques, qui souvent s’enorgueillissent de personnages avec lesquels parler. Mais là encore, ces conversations sont une façon de faire des choix limités. Un PNJ dit quelque chose, et vous choisissez une réponse dans un menu de trois ou quatre tactiques de communication. En fonction de ce que vous dites, le personnage répond d’une certaine façon, parfois en vous fournissant une autre liste de “choses à dire”. La conversation revient à sélectionner un chemin dans une arborescence de décisions. Même si les joueurs peuvent écouter des voix enregistrées et regarder des animations à l’écran, ils suivent toujours un chemin à travers un arbre décisionnel. Cela marche en grande partie comme un livre-jeu ou une œuvre de fiction hypertexte.

Dans les aventures graphiques, les interactions entre le jeu et le joueur sont souvent interrompues par des cinématiques et celles-ci, utilisées à bon escient, font progresser l’histoire. Dans les pires exemples (comme avec Tex Murphy : Overseer wiki), le résultat est pour l’essentiel un mauvais film interrompu par des moments interactifs sans intérêt. Mais dans le meilleur cas (comme avec Grim Fandango), l’effet global compte peut-être parmi les meilleures combinaisons existantes de jeu et d’histoire.

Les jeux de rôle sur ordinateur et console

La liberté d’action offerte aux joueurs des jeux d’aventure demeure très limitée. Les jeux de rôle vidéo en offrent un peu plus ; une conception de personnage et un système d’inventaire plus sophistiqués ouvrent plus d’options à chaque point, et il y a fréquemment un choix entre différents chemins, réduisant ainsi le degré de linéarité. Ces options sont toujours intimement liées à l’histoire – celle-ci progresse au cours du déroulement du jeu et finit par atteindre un dénouement – mais il y a plus de liberté à chaque moment. Les jeux de rôle numériques, néanmoins, n’ont qu’une rejouabilité limitée, car ils sont liés à une histoire in fine linéaire.

Contrairement aux aventures graphiques, les obstacles à surmonter sont rarement sous forme d’énigmes ; les JdR vidéo ne sont pas des jeux où l’on ramasse des choses à utiliser pour changer la trame. Les obstacles sont souvent surmontés en les tuant, en s’infiltrant à travers les défenses, en venant à bout de la sécurité d’un ordinateur, en lançant des sorts, etc.

Puisque l’assortiment de compétences des personnages-joueurs peut considérablement varier, les JdR vidéo doivent être plus flexibles que les jeux d’aventure. Ils doivent être conçus de sorte à ce que tout personnage convenable puisse, avec un minimum de réflexion, franchir les obstacles du jeu quelles que soient les capacités du personnage. Il y a en général plusieurs solutions aux problèmes, et comme résultat les joueurs ont la sensation d’avoir plus de liberté. Ils peuvent aborder les problèmes selon plusieurs angles différents, ils ont la liberté de choisir s’ils vont jouer un bourrin axé sur le combat, ou un personnage qui préfère l’infiltration, ou encore un spécialiste en magie.

Souvent, le joueur a un certain choix du prochain “espace” où il se rendra, comme “le donjon” ou “la ville”. Comme dans un JdR sur table, le personnage se développe de façon importante ; le(s) personnage(s) gagne(nt) de nouvelles compétences, sorts, capacités et équipements au fil du jeu. À la fin, le joueur franchit l’ultime et dernier obstacle, et accomplit sa quête.

En d’autres termes, l’histoire reste fondamentale dans les JdR vidéo, mais la structure du jeu permet au joueur une bien plus grande liberté d’action que les jeux d’aventure. Et “l’histoire de la partie” peut changer grandement d’un joueur à l’autre, vu que le personnage contrôlé par le joueur peut être très différent. Les JdR vidéo n’ont toujours qu’une “rejouabilité” limitée, cependant, car le joueur se voit essentiellement opposer les mêmes obstacles de jeu en jeu, et beaucoup (comme Final Fantasy) sont par nature très limités.

Les jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs (MMORPG)

La filiation des jeux de rôle sur table jusqu’aux jeux de rôle en ligne massivement multijoueurs (MMORPG) est claire : les deux ont des systèmes de création de personnage, des équipements variés, des compétences et sorts complexes et, dans les deux cas, la plupart de ce genre de jeux requièrent de tuer des monstres pour s’emparer de leurs trésors, avec pour résultat une augmentation du pouvoir du personnage.

Là où les jeux de rôle sur table ont, au fil du temps, évolué vers plus d’interprétation d’un rôle (role-playing) et de narration, les MMO sont presque dénués d’histoire. C’est parce qu’ils sont des “jeux sans fin” : une histoire dépend in fine du changement, et ici, on ne peut permettre aux joueurs d’apporter de réels changements significatifs à l’univers de jeu.

Pourquoi cela ? Imaginez qu’un MMO atteigne une sorte de pic narratif, qui pourrait basculer dans une direction ou une autre, en fonction des actions des joueurs. L’équipe d’astreinte doit alors développer du contenu gérant les deux possibilités. Et sur certains serveurs, les événements iront dans un sens, et dans un autre sens sur d’autres serveurs. Soudain, vous avez une bifurcation dans l’univers du jeu, et votre problème de développement de nouveau contenu est aggravé par la nécessité de développer du contenu différent pour les deux mondes qui ont bifurqué, continûment.

Les MMO prétendent fréquemment avoir une histoire : il se peut que le manuel contienne quelque récit médiéval-fantastique mal écrit à la Conan, et chaque mise à jour de contenu est censée “faire progresser l’histoire” d’une quelconque manière. Mais dans l’ensemble, les joueurs n’en ont rien à battre : ce qui les intéresse est le nouveau contenu, les nouveaux monstres, les nouveaux endroits à explorer. Quel que soit le lien que tout cela est supposé avoir avec une histoire en cours, cela ne compte pas dans leur manière de jouer. L’histoire existe surtout dans l’esprit des développeurs : elle n’a pas d’impact sur la manière de jouer.

De manière intéressante, néanmoins, les MMO rencontrent les histoires d’une autre manière – via les quêtes, que j’aborderai tout à l’heure.

Fondamentalement, les MMO sont des “décors narratifs”, mais ont presque perdu toute liaison avec l’histoire. En contrepartie, ils sont devenus de bons environnements sociaux, et de bons jeux.

Les jeux de rôle sur table

Les systèmes des jeux de rôle sur table sont par certains côtés très similaires à ceux des jeux de rôle numériques – parfois identiques, en fait, dans le cas des JdR informatiques adaptés de JdR sur table. Cependant, ils sont largement plus ouverts (free-form). Les règles du jeu fournissent une structure pour résoudre les actions des joueurs – règles de combat, sorts, technologie avancée, utilisation des compétences, etc. Contrairement aux JdR vidéo, ils n’ont pas d’histoire pré-établie, bien que la plupart des JdR sur papier contiennent une ou plusieurs histoires que les nouveaux meneurs de jeu peuvent utiliser.

On attend d’un meneur de jeu qu’il invente ses propres histoires à l’intention de ses joueurs, utilisant le système de jeu quand il en a besoin.

Les JdR sur table, contrairement à ceux sur ordinateur, sont une question sociale ; les joueurs se rassemblent régulièrement pour jouer, et passent au moins autant de temps à “jouer leur rôle” – au sens théâtral – pour leurs amis qu’ils n’en passent à essayer de maximiser l’efficacité de leur personnage dans un contexte purement structurel.

Il est courant pour un groupe d’amis, de se rassembler pendant des années, jouant les mêmes personnages dans le même univers de jeu avec le même MJ. Ce faisant, ils établissent une longue histoire du personnage, étayent le monde environnant, etc. Pour les rôlistes réguliers, les histoires qu’ils créent au cours de leur jeu peuvent être aussi émouvantes et chargées de sens personnel que tout ce qu’on peut trouver dans un roman ou un film – peut-être même plus, parce qu’ils sont directement impliqués dans leur création.

Ces “histoires” sont importantes pour les joueurs précisément parce qu’ils y sont intimement impliqués. Les joueurs rédigent souvent des “carnets de voyage” dans lesquels ils racontent l’histoire d’une session particulière, ou de plusieurs sessions. Ces rapports d’expédition font presque à tous les coups une piètre lecture pour ceux qui ne sont pas impliqués dans la campagne, parce qu’ils n’ont pas la même familiarité, le même “vécu” avec le décor, la même expérience des joueurs et de leurs personnages.

De plus, le rythme d’une partie de jeu de rôle n’est pas le rythme d’une nouvelle ; il y a des images d’excitation et des périodes d’ennui avec des événements qui se passent ici ou là. Il n’y a pas de longue montée vers une catharsis. À la place, il y a une évolution graduelle du personnage. L’équivalent non-interactif le plus proche est peut-être une “série” de bande dessinée – une BD avec un petit nombre de personnages qui ont des aventures ensemble, certaines étant des histoires courtes d’un épisode, d’autres faisant partie d’une méta-intrigue qui est développée sur plusieurs numéros.

Beaucoup de rôlistes ne réfléchissent jamais plus que cela à “l’histoire” – ils prennent leur pied à résoudre des problèmes et à jouer leur rôle, ils ne se soucient pas vraiment de savoir si les choses qu’ils font s’associent ensemble en une quelconque sorte d’histoire cohérente. Pour eux, ce n’est pas l’intérêt principal du jeu.

De plus, les jeux de rôle sur table traditionnels, tout en exhortant souvent les joueurs à interpréter un rôle et raconter une histoire, ne leur fournissent le plus souvent pas de structure donnant forme à ces éléments. Leurs règles visent surtout à déterminer le succès ou l’échec d’actions individuelles, et laissent le soin au MJ et aux joueurs de façonner l’histoire.

De Marelle au jeu de rôle sur table

De Marelle jusqu’au jeu de rôle sur table, nous avons parcouru le spectre dont je parlais : depuis un récit à branche unique en passant par les structures ramifiées de l’hypertexte, les livres dont vous êtes le héros, les scénarios solo et Dragon’s Lair, ou bien encore les perles-enfilées-sur-un-collier des jeux d’aventure, jusqu’aux structures un peu plus ouvertes des JdR numériques, et à la nature plus ouverte encore du jeu de rôle sur table. Ce faisant, nous sommes passés d’histoires avec des éléments ludiques mineurs, jusqu’à des jeux conservant un lien avec une histoire.

Ce n’est qu’avec notre dernière forme de jeu, le JdR sur table wiki, que nous échappons aux contraintes de la linéarité – et nous ne le faisons, en fin de compte, qu’en nous reposant sur la créativité d’un meneur de jeu en chair et en os.

Manifestement, une manière de s’assurer qu’un jeu raconte une histoire est de rendre le jeu fondamentalement linéaire, puisque, après tout, les histoires sont par nature linéaires. Et les concepteurs ont trouvé certains compromis offrant une liberté d’action raisonnable aux joueurs à l’intérieur des contraintes de la linéarité. Mais existe-t-il des manières de s’affranchir de ces limites ?

Des histoires insérées dans un jeu

Une de ces manières est d’insérer des histoires dans un jeu, plutôt qu’un jeu dans une histoire. Nous avons vu cela avec Le Jeu des Mille et Une Nuits : des mini-récits racontés au cours d’un jeu de plateau qui les englobe. Mais nous pouvons le voir de nos jours dans les quêtes des MMO. Un joueur rencontre un PNJ, apprend le fond d’une histoire et son contexte, reçoit une tâche à accomplir, la fait, et revient pour une récompense (et, bien souvent, l’étape suivante d’une histoire consistant en plusieurs quêtes). Au cours de la carrière d’un personnage dans un MMO, celui-ci peut jouer des douzaines, ou même des centaines de ces mini-histoires – et au moins lorsque celles-ci sont bien écrites et bien implémentées, elles peuvent être amusantes et beaucoup augmenter l’attrait du jeu. À vrai dire, l’excellence de son système de quêtes est une des plus grandes forces de World of Warcraft wiki.

Chacune de ces mini-histoires peut être linéaire en elle-même, mais celles-ci sont vécues par des joueurs différents dans un ordre différent, si bien que l’expérience de chaque joueur est elle-même différente. De plus, comme ces histoires sont de taille réduite, leur coût de développement demeure modeste, et il n’y a pas besoin de s’assurer que tous les joueurs accèdent à l’intégralité du contenu. Elles augmentent ainsi la rejouabilité, ce qu’il est fondamentalement impossible d’obtenir avec un jeu linéaire.

C’est une technique qui peut clairement être importée dans d’autres formes de jeux que les MMO et les jeux de plateau, et un champ évident à explorer pour les concepteurs.

Systèmes algorithmiques et approches multiples des problèmes

Traditionnellement, les jeux de rôle numériques et les jeux d’aventure présentent aux joueurs une série de défis, chacun ayant une et une seule solution (généralement codée en dur). Pour ouvrir les portes de l’Enfer, vous devez utiliser la cloche, le livre et le cierge dans l’ordre prescrit. Pour passer outre le boss de fin de niveau, vous devez le tuer, et il y a une petite astuce pour y arriver.

Au fur et à mesure que l’on délaisse les systèmes codés en dur au profit d’autres basés sur des algorithmes (par exemple, les jeux dans des environnements 3D avec des combats faisant appel à l’habileté, et les jeux avec des moteurs physiques), les joueurs peuvent de plus en plus découvrir des manières d’interagir avec l’environnement physique pour résoudre des problèmes, au lieu de s’en remettre à une solution unique déterminée par les développeurs. La complexité émergente entre en jeu.

Naturellement, les développeurs voudront s’assurer qu’il existe au moins une solution pour chaque problème, mais une approche encore meilleure est de faire en sorte qu’il existe plus d’une solution pour chaque problème (2). Deus Ex wiki est ici un bon exemple : dans presque tous les cas, les joueurs peuvent terminer un niveau d’au moins trois manières : en tirant sur tout ce qui bouge, en faisant preuve de discrétion, ou bien en utilisant ses compétences cybernétiques pour trafiquer les obstacles.

Deus Ex est toujours un jeu façon “perles-sur-un-collier”, avec une succession invariable de niveaux comportant des obstacles prédéfinis, mais il offre une bien plus grande variété d’interactions que la plupart des jeux de ce type, et une certaine rejouabilité, malgré son histoire linéaire, puisqu’il peut être intéressant d’essayer de terminer le jeu avec une stratégie différente.

Cela ne nous libère pas de la tyrannie de la linéarité, et représente plus de travail pour les développeurs, dans la mesure où ils doivent planifier les multiples chemins et potentiellement développer plus de contenu pour implémenter ceux-ci. Mais d’un point de vue artistique, au moins, cela en vaut la peine.

Conclure un MMO

J’ai soutenu qu’un MMO ne peut pas raconter une histoire générale parce que les joueurs ne peuvent pas avoir un véritable impact sur l’univers du jeu. Mais cela cesse d’être vrai si le jeu lui-même a une fin. A Tale in the Desert jeuonline en est la démonstration : il connaît actuellement sa troisième itération. Chacune d’elles dure une année calendaire : durant ce temps, le “peuple d’Égypte” (les joueurs) doit assister Pharaon dans sa lutte contre “l’Étranger” en accomplissant certaines tâches. S’ils y parviennent, Pharaon (et, par extension, toute l’Égypte) “gagne” ; s’ils échouent, tous échouent. Certaines de ces tâches, comme construire une pyramide, demandent aux joueurs un effort de collaboration proprement stupéfiant. Ce faisant, ils affectent matériellement le paysage du jeu. Et “Pharaon” (Andy Tepper, le développeur du jeu) apparaît souvent dans le jeu, via son personnage.

Ce que je veux dire est qu’on peut imposer un véritable arc narratif à un MMO, mais seulement si le jeu, comme toutes les histoires, connaît une fin.

Il y a de bonne raisons financières de ne pas faire cela : si vous mettez fin à un jeu, une partie de vos abonnés décideront de ne pas renouveler leur abonnement pour rejouer. Mais là encore, d’un point de vue artistique, peut-être cette perte est-elle justifiée.

Les JdR narrativistes et le freeform

Alors que les jeux vidéo sont devenus de plus en plus stéréotypés, les concepteurs•trices et amateurs•trices de JdR “indie” ont commencé à explorer des manières de créer des jeux et des scénarios spécifiquement conçus pour offrir des expériences narratives bien définies, souvent en inversant ou éliminant les conventions des JdR plus anciens.

Le mouvement du JdR indie prend pour référence ce qu’il appelle la “théorie Ludiste-Narrativiste-Simulationniste” (LNS ptgptb), selon laquelle les rôlistes cherchent des expériences ludiques traditionnelles et compétitives, d’excellentes histoires ou bien une certaine forme de réalisme. Bien que Ron Edwards, le principal promoteur de la théorie, affirme ne pas considérer un style comme plus estimable qu’un autre (Edwards, 2001), il est clair que tout le projet “indie” cherche avant tout à élaborer des jeux “narrativistes”.

Un exemple de cela est My Life With Master ptgptb, de Paul Czege (voir aussi cet essai de Czege en). Ce jeu a un arc narratif invariable : chaque joueur interprète un serviteur du “Maître”, et vers la fin de la partie, ce dernier est tué, en général par des villageois enragés, mais parfois d’une autre manière. Au cours de la partie, chaque personnage soit sera ravagé par la haine de soi – en raison des tâches que le Maître le force à accomplir –, soit trouvera une forme d’amour ou d’espoir et échappera au cataclysme qui s’approche.

À la différence des JdR conventionnels, My Life With Master ne dispose pas de règles spécifiques pour la résolution des tâches : un personnage parvient à accomplir une tâche ou échoue, selon ce que souhaite le joueur. La partie est découpée en “scènes”, et au début d’une scène, on lance les dés pour déterminer si l’issue sera positive ou non pour le personnage. Le joueur, avec l’assistance du meneur de jeu, narre la scène et son résultat.

En d’autres termes, My Life With Master ne cherche pas à fournir un système pour résoudre les actions ; il cherche à fournir un système dont le résultat sera une résolution narrative. Les détails des événements composant une scène deviennent beaucoup moins contraignants, en étant laissés à la discrétion des joueurs, ce qui n’est pas le cas de l’issue finale.

Autrement dit, My Life With Master est un exemple parfait de ce que j’ai appelé “ajouter des contraintes” à un jeu pour produire une histoire.

Tous les jeux de rôle narrativistes n’adoptent pas cette approche – en fait, l’attrait même de ce genre réside dans les approches très différentes et très inventives adoptées par ses pratiquants.

Un autre exemple est Sorcerer grog de Ron Edwards, qui dispose de règles pour déterminer l’issue d’actions précises, mais qui se centre avant tout sur la psychologie des individus et sur une atmosphère particulière de terreur subtile s’acheminant vers l’horreur. Sa devise est “Jusqu’où irez-vous pour obtenir ce que vous voulez ?”. Chaque personnage-joueur est une personne hantée par des démons intérieurs – littéralement, puisque chacune d’entre elles est un sorcier ou une sorcière, vivant dans le monde contemporain, avec un démon vivant à l’intérieur de lui ou d’elle. Et chacun•e peut tirer avantage de ce démon pour utiliser des pouvoirs paranormaux, mais en en payant lourdement le prix sur le plan personnel.

Pendant que le mouvement du JdR indé emmenait les JdR traditionnels vers des jeux favorisant l’émergence de récits, un groupe d’amateurs, surtout dans les pays scandinaves et en Australie, a créé un style de jeu appelé le freeform ptgptb, que l’on peut voir comme une tentative d’arracher le JdR à sa table pour l’emmener vers le théâtre d’impro, ou bien comme une tentative de séparer le grandeur nature (GN) de ses origines puériles du style “Déguisons-nous et tapons-nous dessus avec des bâtons de rotin” (3).

Un freeform est un scénario pour un nombre quelconque de joueurs, allant d’une poignée à plusieurs douzaines, conçu pour être joué en quelques heures ou, au plus, quelques jours. Typiquement, il n’a pas de règles (ou seulement des règles minimales) pour la résolution des actions, mais une personne ou plusieurs tenant un rôle analogue à celui du meneur de jeu dans un JdR sur table (ces personnes pouvant aussi interpréter un rôle à proprement parler dans le jeu). Le freeform fournit un cadre et une structure pour interpréter un rôle en improvisant. Les joueurs assument le rôle de leurs personnages, parfois créés préalablement par les organisateurs, mais le plus souvent improvisés sur le moment.

Un excellent exemple est The Upgrade Jeepen (4), de Thorbiörn Fritzon et Tobias Wrigstad, qui a été joué lors de plusieurs événements dans les pays scandinaves. L’argument de The Upgrade est que chacun des joueurs est un candidat d’une émission de téléréalité nommée “The Upgrade”, et est en couple, marié ou non. Les couples sont séparés, et chacun se voit assigner un ou une autre partenaire, avec qui il ou elle passe du temps durant le tournage de l’émission. À la fin du dernier épisode, chaque joueur/joueuse doit décider s’il ou elle reste avec sa ou son partenaire initial, ou “passe à une version supérieure” au profit de la personne qu’on lui a assignée. Un scénario dégradant typique de la téléralité, non ?

Les orgas jouent le rôle des producteurs de l’émission, et les joueurs n’interprètent pas l’intégralité de leur expérience sur l’île tropicale où est filmé “The Upgrade” : au lieu de cela, les MJ les font asseoir et “introduisent le prochain extrait vidéo”, en disant quelque chose comme “Eh bien, quelque chose de très intéressant est arrivé quand Hannah est allée se promener avec Lars. Tu peux nous en dire plus, Hannah ?”

À ce moment, Hannah est censée dire quelques mots au public du studio, puis on “passe à l’extrait vidéo”, ce qui signifie que Hannah et Lars vont maintenant interpréter une scène.

La situation est encore compliquée par le fait que tout autre joueur peut interrompre l’action pour dire “Hannah, à douze ans” ou bien “Lars, trois mois après l’émission”. À partir de là, le joueur, et d’autres joueurs qu’il ou elle choisit interprètent une mini-scène, sans faire appel aux joueurs d’Hannah et de Lars, mais en jouant eux-mêmes les rôles pertinents, soit afin d’établir quelque chose au sujet du personnage (dans le cas de la scène passée), soit pour imaginer un “futur possible”.

Ainsi, un joueur ne dispose pas d’un contrôle complet sur la nature de son personnage. Les scènes se déroulant dans le passé peuvent fixer des choses au sujet de leur personnage que le joueur doit ensuite accepter et interpréter. De manière analogue, les “présentateurs” peuvent interrompre l’action pour interpréter une petite scène de leur cru (par exemple, tous les deux dans le van de la production le soir même, ivres, morts de rire, n’en revenant pas de la facilité avec laquelle Lars s’est laissé prendre au piège), événement que Lars doit ensuite interpréter lorsque nous en revenons à “l’extrait vidéo”.

En d’autres termes, il y a ici une structure, et même ce qu’on pourrait appeler des “règles”. Mais la direction principale est celle de l’interprétation improvisée d’un rôle, intense, frénétique. Les règles existent pour donner à tout cela la forme d’un arc narratif cohérent, plutôt que pour gérer les détails de la résolution des actions. Salen et Zimmerman ne considéreraient certainement pas cela comme un “jeu” (il n’y a pas, selon leur définition, de “résolution quantifiable” (Salen et Zimmerman, 2003), mais moi si, sans le moindre doute.

Adapter aux médias numériques ?

Il est difficile de voir comment les leçons apprises des JdR narrativistes et du freeform peuvent être importées dans le domaine des médias numériques dans la mesure où elles dépendent si étroitement de la créativité du meneur de jeu et des joueurs. Or, la “créativité du joueur” ne fonctionne généralement pas très bien lorsqu’elle est associée à des “ressources numériques prégénérées et limitées”. Mais peut-être peut-on en tirer une leçon plus générale : il est possible d’imposer des contraintes au récit d’un jeu si on augmente les degrés de liberté des actions des joueurs sur d’autres aspects. On donne ainsi aux joueurs le sentiment qu’ils disposent toujours d’une certaine liberté d’action dans l’espace du jeu (5).

Casser le collier de perles

Bien qu’il ne soit en rien déshonorant de bien implémenter un style de jeu existant, il me semble que nous avons épuisé toutes les variations possibles de l’approche “collier de perles” lorsqu’il s’agit de combiner jeu et récit. Si nous voulons aller plus loin dans la réalisation de jeux qui fabriquent aussi des histoires captivantes, nous allons devoir expérimenter des approches différentes.

Certaines approches à prendre en considération sont, comme je l’ai suggéré, l’inclusion de mini-histoires au sein d’un jeu, et encadrer un jeu par un arc narratif défini, tout en laissant une grande liberté aux joueurs entre les points nodaux de cet arc.

En général, il est important de penser à l’histoire et au jeu comme des entités distinctes, quoique entremêlées, et de chercher de nouvelles manières de les intégrer. Et de trouver des manières différentes d’accorder aux joueurs une liberté d’action qu’ils pourront exercer dans le cadre contraint du récit, ou bien encore des manières de réduire la liberté des joueurs dans un domaine tout en l’augmentant dans un autre, afin de permettre l’émergence d’un récit.

C’est précisément parce qu’il existe une tension entre les exigences d’un jeu et celles d’une histoire que la tentative de résoudre cette tension a donné naissance à de nombreux styles de jeu intéressants. Cependant, si nous voulons nous rapprocher de quelque chose méritant d’être appelé une “fiction interactive”, nous devons casser ce collier de perles, et trouver d’autres approches à explorer.

Bibliographie

Coover, Robert (1992). The End of Books. The New York Times Book Review 11 (June 1992) : 23 - 25.

Cortázar, Julio (1967). Marelle, traduit de l’espagnol (Argentine) par Laure Bataillon (partie roman) et Françoise Rosset (partie essai), L’Imaginaire, Gallimard

Costikyan, Greg (2000). Là où l’histoire finit et où le jeu commence ptgptb

Edwards, Ron (2001). Le LNS et d’autres sujets de théorie rôliste ptgptb

Joyce, Michael (1990). Afternoon : a story. Watertown, Massachusetts : Eastgate Systems.

Salen, Katie, and Eric Zimmerman (2003). Rules of Play : Game Design Fundamentals. Cambridge, Massachusetts : MIT Press.

Wardrip-Fruin, Noah, and Pat Harrigan (2004). First Person : New Media as Story, Performance, and Game. Cambridge, Massachusetts : MIT Press.

Ludographie

A Tale In the Desert. Andrew Tepper ; eGenesis. 2003 – 2005.

Colossal Cave/Adventure. William Crowther (ca. 1975) et Don Woods (1976). ca. 1975/1976.

Dragon’s Lair. Rick Dyer, Advanced Microcomputer Systems (AMS) ; Don Bluth, Bluth Studios ; Cinematronics. 1983.

Dungeons & Dragons. Gary Gygax et Dave Arneson ; Tactical Studies Rules (TSR). 1974

My Life With Master. Paul Czege ; Half Meme Press. 2003.

Sorcerer. Ron Edwards ; Adept Press. 2001.

Tales of the Arabian Nights. Eric Goldberg ; West End Games. 1985. Traduction française : Le Jeu des Mille et Une Nuits, Gallimard, 1987

The Upgrade en. Thorbiörn Fritzon and Tobias Wrigstad. 2004 – 2005.

Article original : Games, Storytelling and Breaking the String

 (1) NdT : Pour des exemples de débats abscons entre universitaires/conférenciers, lire L’immersion inexpliquée ptgptb[Retour]

 (2) NdT : En jeu de rôle aussi ! Application dans la Règle des Trois indices ptgptb[Retour]

 (3) NdT : Référence évidente au Manifeste Dogme 99 ptgptb[Retour]

 (4) NdT : Plusieurs références à The Upgrade dans le Dictionnaire Jeepform ptgptb. On ne vous dit pas où, parce que le Dictionnaire mérite d’être lu en entier ! [Retour]

 (5) NdT : Il semble que l’on appelle “agentivité” cette liberté d’action. Voir ici ptgptb [Retour]

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