L’immersion inexpliquée
© 2006 Allen Varney
“Mon colocataire de première année de fac a acheté le jeu vidéo Civilization (wiki) de Sid Meier à sa sortie en 1991”, se souvient mon ami Rob. “Nous avions ramené le jeu chez son père. Ce dernier venait de déménager quelques affaires ; il n’y avait qu’une seule chaise devant un bureau où se trouvait l’ordinateur. Mike a installé Civ et a commencé à jouer. Un autre ami et moi-même nous tenions debout derrière lui, le regardant jouer et lui donnant des conseils non sollicités. J’ai demandé l’heure ; 20h30 dit mon ami. Et avant de comprendre ce qui s’était passé, le père de Mike se réveilla et nous demanda ce qu’on pouvait bien foutre autour d’un bureau à 5h30 du matin.”
Immersion : concentration intense, perte de soi ; perception déformée du temps, action sans effort
Les concepteurs de jeux et les critiques s’accordent pour reconnaître que l’immersion est un élément caractéristique des jeux, voire l’élément central. Cependant, ils en analysent rarement le concept. Il est possible qu’en admettant le caractère insaisissable de l’immersion, ils craignent (pour reprendre les mots d’Alexander Pope) de ne pas réussir à disséquer un moustique avec un bazooka.
Les personnes qui écrivent beaucoup sur le sujet de l’immersion sont des étudiants en lettres en voie de titularisation, la nouvelle race de “théoriciens du jeu vidéo” (1). Ils gagnent leur vie en tuant des moustiques. Et pourtant, il faudrait bien chercher pour trouver quelqu’un de moins apte à vous expliquer l’immersion. Pourquoi ? Plongez dans cette analyse… Allez, libérez-vous de votre enveloppe corporelle…
Ceci est votre cerveau en pleine immersion
Pour commencer, les universitaires théoriciens du jeu argumentent sans fin sur l’importance de la “narration”.
De nombreux joueurs peuvent citer leur histoire préférée racontée sur ordinateur ou dans un jeu vidéo, que ce soit la série des Zelda ou des Défis Fantastiques, des jeux de rôles vidéo de Bioware ou Origin, un classique du jeu d’aventure comme Grim Fandango ou The Longest Journey, ou même les anciennes séries des Quest de Sierra ou les aventures textuelles d’Infocom. Ces jeux utilisent une intrigue (storyline) pour donner du sens à vos actions. En jouant à votre jeu préféré, vous étiez-vous senti comme aspiré dans une histoire captivante, de la même manière que vous seriez hypnotisé par un livre ou un film génial ? Ça y ressemblait, non ?
Sauf que non, en fait. Quand le jeu s’est terminé et que vous êtes revenu à la réalité, vous vous êtes senti éprouvé, peut-être épuisé comme après un exercice physique. Par opposition, quand le roman ou le film s’est arrêté, vous avez sans doute eu l’impression de vous réveiller d’un puissant songe (à l’exception des histoires d’horreur ou d’action qui peuvent vous rincer autant qu’un jeu). Dans les deux cas, vous vous êtes senti courbaturé, mais l’immersion dans le jeu vous a laissé patraque pendant des heures. Certains types de jeux peuvent même avoir influencé votre comportement longtemps après. Combien de joueurs de Quake ou d’Unreal, juste après avoir fini un marathon de Deathmatch, se sont rendus à la cuisine pour grignoter un truc en jetant un œil prudent derrière le montant de la porte, guettant des ennemis ? Vous acquiescez ? Hum. Je parie que rien de tel ne vous est arrivé après avoir regardé Le Retour du roi.
Réfléchissez à votre état mental quand, après une dure lutte pour passer un niveau de jeu de tir, vous rejoignez un personnage non joueur et que le jeu passe à une cinématique qui fait avancer l’intrigue. Peut-être que cela vous intéresse, vous soulage ou vous agace ; néanmoins vous vous calez dans votre siège, soufflez et vous sentez différent. Votre mode de pensée a changé de manière soudaine. Vous n’êtes plus immergé.
Cela se produit même dans des jeux sans combat, et même quand la trame narrative est bonne. La narration peut éclairer vos actions, par exemple, elle peut vous proposer un choix d’alliés ou de victimes mais de toute évidence vous ne vous calez pas dans votre fauteuil tout en vous abandonnant au récit, comme avec un bon roman.
Les récits et les jeux vous inspirent des types d’immersions bien différentes, différents états cérébraux. Pris dans une histoire, vous coopérez, vous laissant aller dans un état proche de l’hypnose. Dans un jeu, vous êtes sans arrêt actif, dans un état de flux (wiki) (flow (wiki)). Proposé dans le livre Flow: The Psychology of Optimal Experience du psychologue hongrois Mihaly Csikszentmihalyi (wiki) (à prononcer selon lui ainsi : chicks send me high [les filles me font planer (NdT)]), le flow est la zone, le groove : une sensation agréable de ne faire qu’un avec l’activité.
Les concepteurs aimeraient appréhender les causes exactes de l’immersion. Dans un monde pratique, cette tâche reviendrait à ceux qui vivent de la théorie ludique. Eh bien…
Théoriciens contre Théoriciens
Au cours de la majeure partie de la jeune histoire de la théorisation du jeu vidéo, les chercheurs en sciences humaines ont considéré son phénomène d’immersion à l’identique de sa variante fondée sur l’intrigue narrative. Des maîtres de conférence qui devaient absolument publier quelque chose ont écrit de nombreux articles qui transforment tout ce que l’on peut imaginer en “trame narrative”, délayant ainsi l’idée au-delà de toute utilité possible. On peut dire qu’ils jouent à des jeux de leur propre conception.
Une des positions prééminentes connue dans la théorisation du jeu vidéo est le “narrativisme” ou la “narratologie” qui affirme dans sa forme la plus extrême que chaque jeu – sans exception – implique une trame narrative. L’immersion est une fonction “d'intermédiaire” (agency) dans, ou en interaction avec la trame narrative. Le manuel de 688 pages Rules of Play: Game Design Fundamentals écrit par les concepteurs Katie Salen et Eric Zimmermann trouve des trames narratives dans des jeux tels que le poker et Breakout [Casse-briques – l’ancêtre du plus connu Arkanoïd (NdT)]. Parce que cette approche considère les jeux comme des écrits, les critiques peuvent les considérer en des termes structuralistes et ainsi augmenter leur crédibilité face à leurs pairs, relecteurs, et aux organisateurs de conférence.
L’approche alternative principale est la “ludologie” qui discute de l’immersion en termes de mécanismes de jeu : règles, interface et actions. Les théoriciens ludologues disent que, bien que les jeux aient des éléments en commun avec les récits, ils sont fondamentalement différents. En utilisant cette stratégie, les ludologues sont cités par les narratologues qui essayent de les récuser, et ces citations leur font gagner des points de crédibilité vis-à-vis des parrains des revues et des comités de titularisation.
Que vous le croyez ou non, l’approche ludologique est relativement récente dans la théorie du jeu vidéo. L’Urugayen Gonzalo Frasca, un chercheur en jeu, a popularisé le terme “ludologie” en 1999, bien qu’il trouvât son origine dans les jeux de plateau du début des années 80. Dérivé du mot ludus (“jeu” en latin), la ludologie semble être une rétroformation de “ludographie”, terme employé par le concepteur de jeu Sid Sackson afin de désigner la bibliographie de concepts de jeux.
Les ludologues diffèrent des narrativistes car ils reconnaissent jouer vraiment aux jeux vidéo. Le théoricien scandinave Espen Aarseth (wiki en) a écrit la chose suivante dans son article Genre Trouble, paru en 2004 :
“Parmi les nombreuses différences entre jeux vidéo et histoires, une des plus évidentes est celle de l’ambiguïté. Dans Tetris, je ne m’arrête pas pour me demander de quoi sont réellement faites ces briques. Dans DOOM, il n’y aucun dilemme moral résultant de l’assassinat de monstres probablement innocents… Les jeux d’aventure ont rarement voire jamais de bonnes histoires. Même le plus divertissant de ces jeux, comme le Deus Ex(1999) de Warren Spector, comporte une intrigue cliché qui ferait rougir n’importe quel scénariste de série B, et les personnages sont si rigides qu’ils feraient passer Les Pierrafeu pour du Strindberg.”
Pour des ludologues comme Aarseth, l’immersion est une fonction d’une mécanique de jeu non narrative.
“Ce qui rend de tels jeux jouables – et pour tout dire attrayants – est la séquence de parcours d’environnements exotiques souvent fascinants (les niveaux) où vous explorez la topographie et maîtrisez l’environnement virtuel. Le monde de jeu est sa propre récompense, et la fin – si elle survient et quand elle survient –, n’offre pas une résolution dramatique mais une sensation de flou. Il n’y a pas de retour en arrière, et pas de chemin vers l’avant. Vous n’êtes plus l’objet du jeu. Il est temps d’en acheter un autre.”
Tout cela nous rapproche-t-il d’une compréhension de l’immersion ? Ces gens sont des chercheurs en lettres et personne n’a encore offert d’hypothèse testable et vérifiable. Seuls quelques spécialistes comme Salen et Zimmerman dans Rules of Play semblent intéressés par l’amélioration de la conception immersive des jeux. Les autres se chamaillent sans fin sur la sémantique via d’épais livres de presses universitaires, ou par des blogs comme Ludology et The Ludologist ou à travers des conférences présentées par Digital Games Research Association (DiGRA).
Dans son article Ludologists love stories, too: Notes from a debate that never took place de la conférence DiGRA LevelUp 2003, Frasca affirme qu’il n’y a pas un grand fossé entre les deux positions, et que la controverse a émergé, entres autres raisons, d’une définition confuse de “narratologie”, “ludologie”, “narrativiste” et “ludiste”. L’article de Frasca initia une réponse sèche du professeur Celia Pearce de l’Université de Californie lors de la DiGRA 2005. Dans Theory Wars: An Argument Against Arguments in the So-called Ludology/Narratology Debate (fichier .doc), Pearce accusa Frasca d’“élargir le fossé en polarisant davantage les soi-disant deux côtés”.
“Je décris en détail des façons de penser le terme “narratif” comme décrivant des types précis d’expérience, comme des “opérateurs” de narration qui fonctionnent à différents niveaux pour soutenir le gameplay” écrit Pearce. “Frasca affirme que je dis que les échecs sont une narration. En fait, je ne fais rien de tel. Ce que je fais, c’est un exercice intellectuel de comparaison des “intrigues” des échecs et de Macbeth pour insister sur les différences de fonctionnement des deux narrations dans chacun. J’utilise spécialement le mot “intrigue” (plot) car il a des implications particulières, et représente un niveau supérieur de spécificité. Pour peser cet argument, j’ai pensé que nous pourrions prendre un moment pour méditer sur les différentes significations du mot “intrigue”.”
Il est difficile de lire en entier ce galimatias farfelu, cette pédanterie idiote sans s’écrier : “Trouve-toi un vrai métier !”. Ces critiques post-structuralistes et non structuralistes nous aident-elles à comprendre l’immersion ? Pourront-ils un jour, sait-on jamais, admettre être eux-mêmes immergés en quoi que ce soit ?
Cette tempête dans un verre d’eau de la narratologie contre la ludologie pourrait bien se prolonger tant que le vent soufflera, que le soleil brillera et que les conférences universitaires chercheront des articles. Pourtant la voix de la raison (ou quelque chose de suffisamment approchant, selon comment on l’appelle) se fit entendre à Digra 2005.
Le conférencier était le professeur de littérature et médias à Harvard Janet H. Murray, dont le Hamlet on the Holodeck: The Future of Narrative in Cyberspace fut un texte précurseur dans la narratologie du Jeu. Dans son discours, intitulé avec optimisme The Last Word on Ludology v Narratology (Le mot de la fin…), Murray déclara :
“Personne n’a envie d’argumenter qu’il n’y a pas de différence entre les jeux et les récits, ou que les jeux ne sont qu’un simple sous-ensemble d’histoires. Ceux intéressés à la fois par les jeux et les histoires voient des éléments du jeu dans l’histoire, et des éléments d’histoire dans les jeux : des catégories jumelles qui s’interpénètrent, aucune des deux n’incluant tout à fait l’autre. Le débat Ludologie vs Narratologie ne sera jamais terminé car un seul groupe définit les deux côtés de ce débat. Les “ludologues” débattent d’une chimère de leur création.
Aucun des groupes ne peut définir ce qui convient pour l’étude des jeux. L’étude des jeux, comme toute recherche structurée de savoir, n’est pas un combat à gagner dans un face à face, mais une énigme multi-dimensionnelle [et pluridisciplinaire (NdT)] illimitée, et nous sommes tous engagés dans une résolution coopérative de ce mystère.”
Bien dit, Dr Murray. Bien sûr, son intervention inclut à ce moment-là quelques piques contre les ludologues ; elle les accusa de s’opposer aux narratologues par peur, afin de pouvoir “réorganiser la recherche”, et donc selon toute vraisemblance, la prise de bec universitaire continuera. Pendant ce temps, des concepteurs de jeux vidéo s’acharnent à rendre les jeux immersifs à l’ancienne : en y jouant.
Article original : Immersion Unexplained
(1) NdT : bien que cette description corresponde aux théoriciens de l’immersion du GN Nordique, tels que l’école de Turku, les types d’immersion, ou l’immersion spirituelle, il semble qu’il soit plus facile de réfléchir à l’immersion quand les joueurs sont déguisés, que quand ils sont derrière un écran ou une console… [Retour]
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