Tropes courants et nuisibles dans la représentation du handicap - 2
Partie 2 : esprit magique et métaphore
© 2017 Fay Onyx
Cette série d’articles est une extension de ma liste de Cinq représentations courantes et nuisibles du handicap ptgptb provenant de ma Guideline for Game Masters (en) [Directives pour Maîtres de Jeu].
Note de la traductrice
Dans cet article, vous trouverez 2 des 10 points présents dans l’article Ableist Tropes in Storytelling (en) (Clichés narratifs validistes (1)).
- le n°7 : À corps brisé, esprit magique
- le n°9 : Le handicap métaphorique
Les tropes wiki sont des conventions narratives (ou des motifs répétés) utilisés dans les récits. Ils peuvent contenir des thèmes ou des éléments d’intrigue. Le triomphe d’un personnage sous-estimé, après un entraînement acharné, est un exemple de trope, tout comme la beauté associée à la bonté, ou encore les méchants révélant leur plan secret au héros qu’ils viennent tout juste de capturer.
Certains tropes mettent en avant des messages oppressifs, et dans cette série, je parcourrai une liste de clichés narratifs nocifs utilisés dans la représentation de personnages en situation de handicap. Puisque savoir quoi faire est tout aussi important que savoir ce qu’il ne faut pas faire, je conclurai chaque article avec des suggestions d’améliorations.
Personnages de comics en situation de handicap
Professeur X, Oracle et Daredevil
À corps brisé, esprit magique
Parmi les protagonistes souffrant de handicaps moteurs impactant significativement leur vie, presque tous se voient attribuer des pouvoirs psychiques au détriment de toute autre aptitude. À l’exception des personnages dont les capacités ou la technologie viennent compenser leur handicap, il existe une absence notable de pouvoirs physiques chez les personnages handicapé.es moteur.
Par exemple, alors qu’il existe une multitude de super-héros paraplégiques, comme Professeur X et Oracle, disposant de pouvoirs psychiques, je ne connais aucun super-héros paraplégique disposant de pouvoirs physiques qui combatte en première ligne (ce qui pourrait tout à fait être possible avec des super-pouvoirs).
Ce principe est justifié par l’idée que les personnages atteints de handicaps moteur n‘ont pas les capacités physiques pour combattre en première ligne. Et même s’il y a une certaine part de vérité là-dedans, cela n’explique pas l’absence de personnages handicapés physiques disposant de rôles et d’aptitudes physiques. Cette absence est ancrée dans l’idée qu’un corps en situation de handicap n’a pas la force requise et n’est donc pas capable de prouesses physiques.
Dans bien des cas, cette idée néfaste est encore renforcée par des intrigues où des personnages souffrant d’un handicap sont des fardeaux pour ceux qui disposent de toute leur intégrité physique. Dans Game of Thrones, Brandon Stark en est un exemple flagrant : dans une scène iconique, son corps inconscient était littéralement traîné en lieu sûr alors que son esprit était prisonnier de ses visions.
Je pense qu’il est important d’aborder ici le « mythe du super-handicapé » (2) puisqu’il prend souvent place dans ce genre de situation. Il s’agit de l’idée selon laquelle une personne développera une aptitude spéciale dans un domaine particulier pour compenser un handicap ailleurs. Ce mythe est la raison pour laquelle, même dans une histoire où peu de personnages disposent de pouvoirs magiques et de capacités surnaturelles, ceux qui reçoivent ces dons sont fréquemment en situation de handicap. Parfois, ces capacités spéciales compensent leur handicap de manière directe, à l’image des sens surdéveloppés de Daredevil qui viennent compenser sa cécité. Dans d’autres cas, comme pour Brandon Stark, les capacités sont focalisées sur l’esprit et visent à donner au personnage un rôle dans l’intrigue générale.
Un des problèmes du principe du super-handicapé est qu’il insinue la notion que les personnages en situation de handicap n’ont rien à apporter s’ils ne sont pas dotés de super-pouvoirs. Leur valeur tourne autour de cette capacité spéciale et s’y limite. Cela véhicule le message que la plupart des personnes souffrant de handicaps dans le monde réel - et qui n’ont de toute évidence pas de super-pouvoirs - n’ont pas de valeur intrinsèque, ni rien apporter à la société. Mais puisque ces personnes sont également perçues comme suscitant l’inspiration, nous attendons d’elles qu’elles accomplissent des choses surhumaines, et qu’elles repoussent les limites de la perfection dans le but de prouver leur valeur.
Suggestions de solutions
Donnez aux personnages handicapés tous les pouvoirs et toutes les capacités que vous donneriez à un personnage disposant de toute son intégrité physique, y compris des pouvoirs physiques. Avoir des personnages handicapés disposant de pouvoirs psychiques n’est pas une mauvaise chose ; le problème réside dans l’absence d’autres types de pouvoirs chez de tels personnages (particulièrement les pouvoirs physiques). À cause de ce principe, on se retrouve avec des situations où le seul personnage (ou celui le plus mis en avant) souffrant d’un handicap ne dispose que de pouvoirs psychiques. La meilleure alternative est d’avoir de multiples personnages en situation de handicap, chacun disposant de différents types de capacités.
Être conscient des limites réelles de chaque personnage handicapé peut également aider (même ceux dont les aptitudes sont centrées sur le mental). Cela aide à garantir que les handicaps soient dépeints de manière réaliste et que les personnages en situation de handicap ne soient pas rendus plus physiquement invalides qu’ils ne le devraient.
Gardez en mémoire qu’être handicapé moteur ne rend pas forcément la personne plus fragile. Il est vrai que certaines conditions médicales peuvent rendre des personnes plus disposées à certains types de blessures, mais ces spécificités ne devraient pas être généralisées. Bien entendu, les personnages en situation de handicap rencontreront des défis et des obstacles liés à leur condition, mais il est important d’éviter d’en faire de simples fardeaux (en).
Traitez les personnages souffrant d’un handicap comme étant intrinsèquement aussi utiles que les personnages disposant de toute leur intégrité physique. Cela implique d’éviter de donner à ces persos des aptitudes spéciales visant à compenser leur handicap (comme si celui-ci les rendait moins utiles). Ce problème va au-delà du fait que cette capacité spéciale soit une compensation directe au handicap (comme les sens surdéveloppés de Daredevil) ou bien une aptitude mentale qui s’est développée à partir du handicap (comme les visions de Brandon Stark). Même si ce n’est pas mauvais par nature pour les personnages en situation de handicap d’avoir des aptitudes spéciales, assurez-vous que ceux-ci ne se voient pas attribuer des super-pouvoirs disproportionnés, ou encore que leurs capacités spéciales ne soient pas définies par leur handicap.
Enfin, traiter les personnages handicapés comme étant par essence tout aussi importants signifie également que les accomplissements et la valeur de ces personnages ne devraient pas être limités à leurs aptitudes spéciales ; ils ont besoin d’avoir plus à offrir que leurs simples pouvoirs. De même, n’allez pas trop loin dans la direction opposée en ayant des attentes disproportionnées pour les personnages handicapés. Il n’y a pas de raison qu’ils démontent les stéréotypes en repoussant les limites de la perfection et en dépassant les possibilités des personnages valides. En général, pour trouver cet équilibre, il est bon de commencer avec des personnages accomplis, ayant des vies bien remplies et des forces et faiblesses réalistes.
Le handicap métaphorique
Le handicap est fréquemment utilisé comme métaphore, notamment dans des contextes négatifs. C’est le cas lorsqu’un personnage en situation de handicap est utilisé pour représenter symboliquement un élément du monde qui l’entoure, comme la pauvreté ou l’intolérance. Le perso est alors utilisé comme un objet d’apitoiement, à l’image de Tiny Tim dans Un conte de Noël de Charles Dickens (3). Dans d’autres cas, le handicap est utilisé pour représenter une partie de l’identité du personnage, comme lorsque des Méchants tels que le Capitaine Crochet ou Dark Vador sont représentés avec des prothèses effrayantes et des dispositifs médicaux dans le but de montrer symboliquement leur nature cruelle et inhumaine (en).
Dans tous les cas, quand le handicap est utilisé comme métaphore, le sens de cette métaphore provient d’idées sociétales sur le handicap. Que les personnes en situation de handicap soient dépeintes comme étant :
-
sans défense (en),
-
pures (en),
-
amères ptgptb,
-
méchantes (en),
-
ou inspirantes (en),
…ces représentations promeuvent des stéréotypes négatifs. Cela signifie que le fait d’utiliser un handicap comme une métaphore renforce des idées négatives sur le handicap.
De plus, réduire un personnage à une simple métaphore est un procédé déshumanisant. Ces personnages sont fréquemment réduits au seul message qu’ils sont censés véhiculer, perdant ainsi la richesse de la complexité et de la capacité d’action de l’être humain. Même lorsque ces personnages demeurent complexes, prendre un handicap et en faire une métaphore omet une part importante de la vie quotidienne d’une personne en situation de handicap. Cela provient du fait que transformer le handicap d’un personnage en autre chose (peu importe ce qu’il symbolise) signifie que l’oppression et les difficultés que les personnages rencontrent, en lien avec leur handicap, concernent également cette autre chose. Par exemple, si le handicap est utilisé comme un symbole de pauvreté, alors l’oppression expérimentée par un personnage pauvre et handicapé ne sera interprétée qu’à travers le prisme de la pauvreté. Cependant, être une personne pauvre en situation de handicap est une expérience très différente de celle d’être pauvre et valide. Même si les deux expériences peuvent être liées, prétendre qu’elles sont similaires est néfaste car cela cache une part importante de cette réalité complexe.
La cécité est particulièrement utilisée comme métaphore, à tel point qu’on pourrait dire :
« Nous allons juste poser ça là tout de suite : toutes les pièces, romans, histoires ou autres qui contiennent un personnage devenant aveugle parlent probablement d’une cécité métaphorique. Comme toujours, »
Cette métaphore existe dans un continuum qui va d’expressions telles que « prendre une décision à l’aveuglette » ou « l’amour rend aveugle » jusqu’à des thèmes d’intrigues majeurs. Dès qu’un personnage manque de discernement ou refuse d’admettre la vérité, la cécité métaphorique n’est jamais très loin. C’est assez commun pour ce genre d’histoires d’inclure des personnes atteintes de cécité ou de trouver un point culminant lorsque qu’un personnage perd la vue, comme cela arrive au comte de Gloucester dans Le Roi Lear (en). Tout cela combiné véhicule un terrible message sur ce que signifie être aveugle.
Pour finir, je voudrais conclure en disant que ces utilisations métaphoriques du handicap créent des histoires excluant les personnes concernées, pour la simple raison que les métaphores basées sur un handicap donné auront une tout autre signification pour les personnes qui partagent ce handicap. Comment les personnes utilisant des appareils respiratoires sont-elles censées se sentir face à la respiration laborieuse de Dark Vador ? Que sont censées ressentir les personnes souffrant de handicap moteur face aux béquilles de Tiny Tim qui le représentent comme un frêle fardeau ? Comment doivent se sentir les personnes atteintes de cécité face à un personnage perdant la vue en guise de punition « poétique » pour son manque de discernement ? Je pense que la réponse est que les personnes en situation de handicap ne sont pas censées ressentir quoique ce soit parce que les auteurs de ces œuvres n’ont jamais réellement pensé que ces personnes puissent faire partie de leur public cible ; c’est l’impression qui en ressort.
Suggestions de solutions
En général, je recommande grandement de ne pas utiliser de groupes opprimés comme métaphore de quoi que ce soit, que ce soit à grande ou à petite échelle. C’est particulièrement vrai si la personne créant la métaphore ne fait pas partie du groupe en question. Il y a un énorme risque de véhiculer des stéréotypes au sujet de ce groupe et, même si ce piège est évité, le procédé de le transformer en une métaphore nie une part importante de cette oppression. De plus, cela envoie aux membres de ce groupe le message que bien que cette histoire semble les concerner, elle ne leur est pas destinée, puisque les créateurs n’ont jamais réellement pensé à ce que pourrait être leur expérience en tant que public.
Une manière d’éviter ces problèmes est de limiter le symbolisme aux objets, aux animaux et à l’environnement physique. Cependant, beaucoup d’histoires (ou même des genres entiers comme les contes de fées) ajoutent du sens par l’usage appuyé de personnages humains symboliques. Ces personnages peuvent symboliser différents groupes, problèmes sociaux, dynamiques interpersonnelles ou encore des manières d’appréhender la vie. Cela peut très bien fonctionner tant que les identités opprimées ne sont pas présentées dans le cadre du symbolisme. La clé est d’examiner attentivement chaque personnage symbolique en réfléchissant à certains points :
-
Qu’est ce qui rend ce personnage symbolique ?
-
Y’a-t-il un aspect de sa personnalité, de son attitude ou de ses traits physiques symboliques qui soit fortement associé à un groupe opprimé ?
Assurez-vous également de penser aux identités opprimées auxquelles ce personnage appartient, et s’il existe des stéréotypes au sujet de ces groupes qui pourraient interagir négativement avec le symbolisme souhaité.
Je souhaite ouvrir maintenant une parenthèse cruciale. Des métaphores tenaces dans la société occidentale utilisent la noirceur comme un symbole de choses douloureuses, sinistres, maléfiques, et le blanc comme un symbole de choses pures, vraies et bénéfiques. Ces métaphores sont ancrées si profondément dans la culture des États-Unis que certaines personnes les voient comme des vérités universelles. Cependant, elles ne le sont pas. Beaucoup de cultures associent la noirceur au sol fertile et la blancheur à la mort (symbolisme noir (en) (4),symbolisme blanc (en) (5)). Ces métaphores tenaces sont en réalité profondément racisées, ce qui est plus clair dans les anciennes œuvres, comme les contes de fées (par exemple, Dame Holle wiki). S’il vous plaît, soyez prudents lorsque vous recherchez des métaphores alternatives.
Enfin, encore une fois, une bonne représentation d’un personnage en situation de handicap consiste à créer des personnages complexes dotés d’un pouvoir d’action et de vies bien remplies. Nos handicaps ne sont pas des punitions et ils ne nous rendent pas maléfiques, pures ou sans défense. Et même si le handicap peut impacter de nombreux aspects de nos vies, cela ne signifie pas qu’il est le point central de tous nos efforts. Les personnages handicapés méritent d’être plus que des métaphores au service des autres personnages.
Articles originaux: Trope of the Week #7: Fragile Body, Magic Mind et Trope of the Week #9: Metaphorical Disability
(1) NdT : « Le capacitisme ou validisme est une oppression pouvant prendre la forme de discrimination, de préjugé ou de traitement défavorable contre les personnes vivant un handicap » Capacitisme wiki [Retour]
(2) NdT : Dans le mythe du supercrip, ou “super-handicapé”, la personne handicapée verra souvent son handicap compensé par le transhumanisme, ou encore par des pouvoirs psychiques, dans le but d’en faire un être supérieur aux personnes dites “valides”. Cela véhicule donc l’idée que, pour valoir autant, voire plus, qu’une personne valide, nous attendons d’une personne en situation de handicap qu’elle accomplisse des actions surhumaines afin de valider son utilité et son côté « source d’inspiration ». Voir cet article abordant les corps mutants de X-Men, ou encore celui-ci (en) pour compléter. [Retour]
(3) NdT : Tiny Tim est, dans ce conte, un personnage handicapé, un « enfant des rues » se déplaçant avec des béquilles ou en se faisant porter. Tout le long du conte, les autres personnages ne cessent de s’apitoyer sur son sort et ne cessent de se demander s’il va survivre et le félicitent du moindre de ses mouvements. [Retour]
(4) NdT : Cet article liste les différentes symboliques appliquées à la couleur noire dans le monde :
- la fertilité et la vie : le sol fertile est noir, cette couleur représente donc la vie dans certaines cultures, comme au Japon ou en Égypte. En Afrique moderne, le noir représente les nuages noirs fertiles gorgés de pluie,
- le deuil et la mort dans les cultures occidentales,
- le compas moral : le noir représente les dangers, les choses négatives en Occident, mais il représente l’héroïsme en Chine,
- la mort et l’inactivité,
- le Paradis : en Chine, le noir est la couleur du ciel tel qu’il serait observé si le soleil n’était pas là. [Retour]
(5) NdT : Cet article liste les différentes symboliques appliquées à la couleur blanche dans le monde :
- les animaux sacrés : au Cambodge, en Thaïlande et au Laos, les éléphants blancs sont sacrés. Dans le Bouddhisme, ce dernier est associé à la naissance de Bouddha. Les buffles blancs sont sacrés chez les Natifs-Américains car ils représentent la fertilité et les Dieux de la Terre,
- la pureté et la paix : notamment en Occident, illustrées par la robe blanche de la mariée. On retrouve aussi la robe de mariée blanche au Japon, mais elle représente ici la mort, dans le sens où la première famille « meurt » lorsque la marié se voit confiée à la famille de son époux,
- la mort : dans certaines cultures asiatiques, ou encore dans la culture Égyptienne, le blanc est un symbole de mort. En Égypte, le blanc représente le sol infertile du désert, et par extension, la mort (ou l’absence de vie),
- la dualité : le noir et blanc contrastant fortement, ces couleurs sont souvent utilisés pour illustrer des concepts qui s’opposent. Exemple : le Yin et le Yang, ou encore les adversaires aux échecs,
- l’innocence dans la culture occidentale. Par exemple, les anges sont souvent représentés vêtus de blanc. [Retour]
Pour aller plus loin…
La première partie de cette traduction :
Et deux autres articles (en anglais... pour le moment! ;) ) sur le sujet :
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