Apprendre par la fiction
Cet article est extrait du livre en ligne As LARP Grows Up - Le livre de Knudepunkt 2003 ("Tandis que le GN grandit"), compilation de conférences du festival de GN Knudepunkt 2003 au Danemark. Ce festival annuel se tient depuis 1997 dans les pays scandinaves sous divers noms (Knutepunkt, Knutpunkt; Solmukohta). Knudepunkt, et ce livre, ont pour but de favoriser la créativité, l'innovation et l'échange d'idées. Rien n'est plus pratique qu'une théorie - telle est l'idée de base de cet ouvrage. Dans ses pages, vous trouverez des idées, des conseils et des solutions pratiques à vos questions sur le GN.
© 2003 Thomas Duus Henriksen
Perspectives théoriques sur l’apprentissage via la participation à une fiction d’un jeu de rôle.
Cet article traite des problèmes théoriques liés à l’utilisation du média « fiction basée sur un jeu de rôle [JdR] » pour l’apprentissage et l’éducation. On se concentrera sur la façon dont les participants peuvent développer, par ce média, de nouvelles perspectives sur un sujet ou un phénomène. La rédaction de ce texte a été motivée par des tentatives très critiquables d’utiliser le jeu de rôle pour répondre aux besoins d’éducation et de développement de la nouvelle économie.
Il est nécessaire de soulever ces problèmes afin d’établir une base théorique pour l’utilisation d’un « jeu de rôle éducatif », en se concentrant sur le sens et la validité de ces apports. Pour comprendre l’objet perçu, en utilisant un cadre sociologique et socio-psychologique, la fiction est utilisée pour orienter la perception des participants envers un objet ou phénomène. Par là, on crée une base de développement de nouvelles perspectives.
Les observations et réflexions présentées dans cet article se basent sur un jeu de rôle-test créé pour enseigner l’économie d’entreprise à des lycéens (gymnasieelever). La théorie émergera empiriquement de l’expérience.
Il existe un certain nombre de difficultés et de dilemmes dans l’utilisation effective de cette méthode comme outil éducatif :
- explorer le potentiel de bénéfice de « facilitation »,
- correspondre à un besoin de développement donné,
- et qu’il puisse résoudre effectivement des problèmes hors du monde fictif
Un point important, c’est l’équilibre entre le degré de liberté d’interprétation et les objectifs en termes d’éducation. Un problème d’importance similaire est la validité des points de vue appris via la fiction.
Cet article n’a pas vocation à donner au lecteur des outils pour utiliser le Grandeur Nature en tant qu’outil éducatif. Il s’agit plutôt de souligner le besoin d’une base théorique pour cette pratique.
Note : cet article est un court résumé de ma publication Hvordan kan man lære gennem fiktion [≈Comment peut-on apprendre à travers la fiction, NdT], parue en 2002. [non traduit, à notre connaissance, NdT].
Le besoin d’une base théorique
Au cours des dernières années [fin 1990 – début 2000, NdT], l’idée de combiner JdR et apprentissage est devenue de plus en plus populaire dans une variété d’institutions danoises. Dans le système éducatif, la perspective d’« apprendre en jouant » (den legende læring) a été accueillie par des avis divers mais majoritairement critiques. D’autres institutions ont également accueilli cette pratique à bras ouverts, voyant dans le Jeu de Rôle une opportunité de rendre l’apprentissage un peu plus amusant et parfois plus efficace.
Cette popularité croissante présente toutefois un risque : le succès de telles initiatives pourrait saper sa base théorique [i.e. « ça marche déjà très bien, il n’y a pas besoin de théoriser là-dessus », NdT]. Les méthodes risquent de se construire autour de séries d’anecdotes plutôt que sur une réflexion sérieuse. Les enseignants, avertis de cette situation, devraient prendre le temps de se demander : « quelles sont les raisons d’utiliser le JdR comme outil d’éducation ? Est-il réellement le moyen le plus adéquat de satisfaire les besoins des participants ou bien est-ce simplement que les participants sont attirés par le media en lui-même ? » C’est pour permettre de faire cette distinction qu’une base théorique solide est nécessaire.
Une leçon du passé
La querelle autour d’une base théorique pour le JdR éducatif a été alimentée par des évènements survenus fin 1970 – début 1980. Pendant cette période, le JdR était reconnu comme un instrument puissant en matière d’éducation (Høyrup, 1975). Sa popularité de l’époque poussait le marché à se développer plus vite que ne se faisait l’étude scientifique de la méthode. Cette dernière devenait de plus en plus creuse à mesure qu’elle s’appuyait sur de nombreuses anecdotes de réussite. Cependant, un brillant groupe de journalistes révéla des résultats impressionnants démontrant que la plupart des praticiens [du Jeu de Rôle éducatif] n’avaient pas la moindre idée de ce qu’ils faisaient (Haslebo & Nielsen, 1997). Avec la récession économique du début des années 1980, ces révélations ont provoqué l’effondrement du marché (qui est ensuite resté inactif pendant une vingtaine d’années). La question est maintenant de savoir si nous allons apprendre de l’histoire et donner suffisamment d’assises à nos travaux, ou répéter la même erreur par simple amour du média.
A travers les lignes qui vont suivre, je vais vous présenter ma contribution à une fondation théorique du Jeu de Rôle éducatif. Je me baserai sur la perspective sociologique et socio-psychologique d’utiliser la fiction comme outil éducatif. Une étude bien plus poussée se trouve dans ma publication de master (Henriksen, IP) où j’examine un jeu de rôle conçu comme un supplément pour l’enseignement de l’économie d’entreprise à des lycéens.
S’adapter à la demande
Le « Jeu de Rôle » dont il est question dans cet article n’est ni vraiment du Grandeur Nature, ni vraiment du Jeu de Rôle sur table. Il s’agit plutôt d’un hybride entre les deux (voir Molbech, 2000). Cette forme est une nécessaire adaptation pour épouser les besoins éducatifs. Ce que j’appellerai ici « Jeu de Rôle » est donc « un média via lequel une personne, à travers l’immersion dans un rôle et un monde imaginaire, se voit offrir l’opportunité d’interagir avec le contenu de ce monde et ses protagonistes » (Henriksen, 2002, p.44) – définition qui couvre à la fois le GN et le JdR sur table (voir aussi Hakkarainen & Stenros, 2002). Utiliser une définition aussi large permet de se concentrer sur les situations créées par le média, et donc sur le cœur du sujet socio-psychologique ; la rencontre du sujet et de la structure. Cette définition permet donc de se concentrer sur l’exploration psychologique du média et de ses effets sur le sujet.
Le jeu de rôle du point de vue du psychologue
Le JdR est intéressant d’un point de vue psychologique, car il altère la manière dont nous interprétons notre perception et donc la manière dont nous percevons le monde. Selon le constructivisme social (1) , c’est la contextualisation qui façonne notre perception d’un sujet dans une société moderne et qui donne, progressivement, plus d’importance au discours qu’à l’objet lui-même (Burr, 1995). On donne un sens aux objets à travers les histoires qui les entourent.
Dans une société moderne, la plupart des objets sont perçus comme des symboles et sont donc sujets à l’interprétation. Notre discours nous fournit la connaissance nécessaire pour leur donner du sens (Thyssen, 1991). Or, nous avons tendance à nous réunir, et donc à discuter, avec des personnes aux idées proches de nous (Luhmann, 1984).
Vu sous cet angle, Le JdR agit comme une conversation par laquelle les participants comprennent et interprètent le jeu lui-même (le monde fictif, les autres personnages, etc.). Le jeu [- la partie -] est en fait une analyse herméneutique (2) continue d’un simple objet ou sujet, rendu intéressant par les discours grâce auquel il est perçu.
Le jeu de rôle devient donc un système d’interprétation commun où participants utilisent un discours diégétique (3) pour construire et interagir dans un monde fictionnel partagé. Nous utilisons le JdR pour altérer notre perception du monde, dans le but de permettre des expériences autrement hors d’atteinte. Il nous donne ainsi l’opportunité de prendre part à des situations, et des circonstances, communément inaccessibles. Par exemple, incarner le gérant d’un magasin. Et cela pourrait avoir un bénéfice éducatif.
La fiction
Tout participant à un jeu de rôle accepte volontairement d’user d’un discours diégétique temporaire, créant consciemment une interprétation de ses perceptions d’une manière différente de ses habitudes (Henriksen, 2002, p.29). [par exemple, si le joueur a une sensibilité de gauche, mais que son rôle est celui d’un homme de droite, en s’immergeant, il va revoir les situations à travers un filtre de droite, NdT]
On utilise la conversation fictive pour altérer l’expérience du joueur, afin de percevoir le participant, mais de faire l’expérience du rôle. Pour ce faire, nous ajoutons des éléments au réel et en négligeons d’autres. Cela crée deux niveaux de fiction, un primaire et un secondaire, qui sont importants pour comprendre la confusion que peut entraîner l’apprentissage via le jeu de rôle.
Apprendre par le jeu de rôle
La principale préoccupation des psychologues est de savoir comment un phénomène affecte l’esprit et comment il peut être modulé sans danger. L’« altération de la perception » que provoque le JdR est donc très intéressante, vu que l’expérience de jeu peut laisser sa marque et produire un effet durable sur le participant.
Toujours selon le constructivisme social, apprendre consiste entièrement à trouver des manières plus adéquates de percevoir un sujet. L’apprentissage par le JdR peut alors être vu comme « l’acquisition de points de vue, par l’expérience du jeu, qui modifient la capacité du sujet à interagir avec un objet » (Henriksen, 2002, p.53).
Il faut garder en tête que le but final est de donner au participant des éléments utilisables dans sa société contemporaine. Tout doit s’inscrire dans une téléologie (4) externe au jeu. Sans quoi, l’effort fourni n’est qu’une perte de temps et les effets risquent de devenir plus fictionnels que le jeu lui-même (Lave, 1997, Ramussen, 1996). Lorsqu’on travaille avec de la fiction, il est important de relier le développement personnel à un but externe, pas simplement au contenu de la fiction ou du jeu. Apprendre des choses dans le monde fictif n’est utile que si les compétences acquises peuvent être transférées vers le réel.
C’est donc en prenant ces précautions, que le jeu de rôle peut être utilisé comme un outil efficace, car il donne à l’enseignant la possibilité de placer le participant dans certaines situations normalement hors de sa portée. Il faut également garder en tête que la pratique n’est qu’un outil éducatif (et pas forcément un apprentissage effectif, voir plus bas).
Deux erreurs communes
Il y a deux fausses idées typiques sur le jeu de rôle éducatif :
- celle de l'enseignant ne voyant que des limitations, se privant ainsi de certaines opportunités ;
- et de celle du joueur ne voyant que les opportunités, se privant de certaines limitations permettant au média de remplir son rôle éducatif.
L’idée fausse de l'enseignant peut par exemple venir du fait qu'il pense que tout jeu de rôle est basé sur l’univers de Tolkien. L’enseignant étant lié par la demande de faciliter un enseignement en rapport avec le monde réel, sur un sujet ou critère spécifique, il peut lui sembler difficile de faire le lien entre le monde fictif et le monde réel [« apprendre la généalogie des rois du Rohan, à quoi ça sert IRL ? », NdT].
Le rôliste est au courant de son « erreur » mais est trop aveuglé par son amour du média. Malgré son expérience en jeu de rôle, il semble qu’il lui manque une vision critique afin de tirer parti de l’expérience et de son but premier. Comme le participant ne recherche pas les limitations lorsqu’il joue un JdR éducatif, il n’en voit aucune.
Il y a une fausse croyance répandue parmi les GNistes selon laquelle on apprend beaucoup simplement en participant à un JdR Grandeur-Nature [GN]. Il est vrai que le GN offre de belles occasions pour s’explorer soi-même et expérimenter des relations sociales, mais il est naïf de penser que prendre part au jeu fait systématiquement évoluer. Le fait que le GN possède ce potentiel ne signifie pas forcément que le participant en bénéficiera – c’est important d’en être conscient.
Avantages et inconvénients
Pour critiquer l’utilisation du jeu de rôle comme outil éducatif, il est nécessaire de considérer les quatre points suivants : la fiabilité, la validité, la capacité à jouer un rôle et l’élément fictionnel.
- La fiabilité fait ici référence aux différences de bénéfices que chaque participant tire de l’expérience. Il est en effet difficile de créer des rôles d’importance et de pertinence égale pour tous les joueurs. Il est donc presque impossible de garantir à tout le monde les mêmes apports d’expérience (perceptional input). De plus, cette méthode est particulièrement inadaptée à la transmission de connaissances concrètes.
- La validité est étroitement liée à l’élément fictionnel. Comme le jeu de rôle se déroule dans un monde fictif (Henriksen, 2002), le bénéfice [qu’on en retire] est lié à la fiction, donc pas nécessairement valide (ou transférable) au monde réel.
- La capacité à interpréter un rôle est plutôt rare, en particulier parmi les professeurs, ce qui fait que le roleplay aura plus de mal à obtenir un impact significatif .
- Enfin, l’élément fictionnel est le problème le plus important. En effet, il sépare délibérément l’expérience [fictive] de celle du monde réel, encourageant les participants à interpréter leur perception (voir aussi Andreasen, 2003). Il est difficile de leur donner différentes libertés d’interprétation, tout en orientant le bénéfice de l’expérience vers un but déterminé.
Les avantages de la méthode
Malgré ses importants désavantages, le jeu de rôle a un grand potentiel en tant qu’outil éducatif. Son principal avantage est sa faculté à placer les participants dans certaines situations qui les aident à développer une compréhension implicite de celles-ci, entraînent leurs compétences sociales et les aident à faire le lien entre théorie et pratique.
Toutefois, pour que ce potentiel se réalise, il faut que le jeu contienne quelque chose que les participants puissent apprendre, une « charge utile » qui corresponde au teleos (3), au but recherché.
Une dernière recommandation
Dans cet article, j’ai mis l’accent sur le besoin d’instaurer une base théorique pour le jeu de rôle éducatif. Je tiens à insister sur le fait que la simple participation à un GN n’est pas forcément bénéfique pour le participant et que nous ne sommes pas certains que le bénéfice en question corresponde aux objectifs du cours. Malgré tout, grâce à cette fameuse base théorique solide, ces choses sont possibles.
Dans le domaine de l’enseignement, le jeu de rôle est pour l’instant inexploré, et nous ne devons pas considérer qu’il produit des effets automatiques et toujours bénéfiques – sinon, nous risquons très probablement de reproduire les erreurs de la fin des années 1970. Le praticien doit être capable d’évaluer son propre amour du média avant de décider si cette pratique est pertinente ou non.
Bibliographie
- Burr, V. (1995) : An Introduction to Social Constructionism, Routledge, London
- Hakkarainen, H. & Stenros, J. (2002) : Le Modèle de Meilahti ptgptb. V.O. : The Meilahti School. Thoughts on Role-Playing, print, rev. b – 240702,
- Haslebo, G. & Nielsen, K. (1998) : Erhvervspsykologi – metoder til fælles bevægelse Dansk Psykologisk Forlag, København.
- Henriksen, T. (2000) : Læring i den simulerede praksis Institut for psykologi, København Universitet, DK
- Henriksen, T. (2002) : Hvordan kan man lære gennem fiktion? - teoretiske perspektiver på læring gennem deltagelse i rollespilsformidlet fiktion [≈ Comment peut-on apprendre à travers la fiction? Perspectives théoriques sur l’apprentissage par la participation au media jeux de rôle de fiction] presse, København.
- Andreasen, C. (2003) : Les Espaces diégétiques en GN ptgptb. V.O. : The diegetic rooms of larp, As Larp Grows Up – Knudepunkt 2003 (p.76)
- Høyrup, S. (1975) : Laboratorie og sensitivitetstræning Gyldendal. København.
- Molbech, H.C. (2001) : Rollespilsmediets virkemidler [L’outil du média rôlistique] Informationsvidenskab, Aarhus Universitet
- Lave, J. (1997) : Learning, apprenticeship, social practice, I Nordisk Pedagogik, vol. 3.97
- Luhmann, N. (1984) : Soziale System par Cederstrøm, J., Mortensen N. et Rasmussen, J. éd. Hans Reitzel, 2000
- Rasmussen, J. (1996) : Socialisering og læring i det re eksivt moderne Unge Pædagoger, København.
- Ryan, M.-L. (1991) : Possible worlds, artificial intelligence, and narrative theory, Bloomington, Indiana University Press
- Thyssen, O. (1991) : Penge, Magt og Kærlighed. Teorien om symbolsk generaliserede medier par Parsons, Luhmann et Habermas, Rosinante, København
Article original : Learning by Fiction (p. 110 de As LARP grows up)
(1) NdT : Le constructivisme socialwiki est un courant sociologique qui se concentre sur la description des institutions (sociales) et des actions (de soi, d’autrui) en s'interrogeant sur la manière dont elles construisent la réalité. [Retour]
(2) NdT : L’herméneutique wiki, étymologiquement « art d’interpréter » est une théorie de la lecture, de l'explication et de l'interprétation des textes [Retour]
(3) NdT : L’auteur parle de discours « invalidated », ce qui signifierait qu’il est infirme, ou vicié – supposément par rapport à la réalité. Or, les conversations sont réalistes dans le contexte virtuel, ce qui est la définition de la diégèse (tenir compte des paramètres de l’univers de jeu, pas de la réalité). Nous utilisons donc ce terme. [Retour]
(4) NdT : La téléologie wiki est l’étude des causes finales, de la finalité (d’une partie de JdR éducatif, en ce qui nous concerne). On désigne comme teleos le but d’une action (les compétences à transmettre, les émotions à faire passer, etc.). [Retour]
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