Faut-il vraiment tout planifier ?

J'ai récemment regardé le premier épisode de la série Arrow et, même si je l’ai trouvé plutôt chouette, la scène finale m’a dérangé car elle présage un futur décès. Ce n’est pas tant l’information en soi qui m’a embêté (une fois passé l’habituel : « super, lequel de mes personnages préférés va passer l’arme à gauche ? »), mais plutôt les commentaires officiels que j’ai lus par la suite, qui indiquent que les scénaristes eux-mêmes ne savent pas qui va mourir.

Heu, quoi ?

La serie Arrow. Sur Netflix

Arrow, série dont le héros est un archer habillé en vert.


 

J'ai déjà eu les mêmes soucis avec d'autres séries dans le passé : le « Future Guy » dans Enterprise et ce qui se passait réellement sur l’île de Lost, pour n’en citer que deux.

[La série TV Star Trek Enterprise (2001-2004) n’ayant pas rencontré le succès escompté, fut arrêtée et de nombreux mystères n’eurent ainsi jamais d’explication. C’est le cas de l’ennemi emblématique « le Type (qui vient) du futur » (« Future Guy »). Les scénaristes ont avoué qu’ils n’avaient pas déterminé son identité lors de sa création, afin de pouvoir l’adapter à l’évolution de la série (NdT)]

Ça me fatigue d’échafauder des théories en reliant les indices, pour apprendre par la suite que les scénaristes se sont contentés de balancer des spaghettis sur le mur pour garder ceux qui restaient collés.

Mais je dois faire mon mea culpa, car c'était précisément ma façon de mener des parties de jeu de rôle dans le passé.

Je mettais en place des accroches narratives et des situations intéressantes, sans vraiment savoir où j'allais, puis j’improvisais au fur et à mesure, en fonction de ce que les joueurs et les joueuses faisaient. Je gardais généralement tout ça pour moi et ielles étaient bien souvent épaté.es de la tournure des évènements. Mais si ielles avaient observé de plus près ce qui s’était passé, ielles auraient pu relever des incohérences tellement grandes qu’un camion pouvait passer dans les trous de l’intrigue.

J’ai commis un jour l’erreur d’en parler à une joueuse, et sa réaction m’a déconcerté. Elle adorait les histoires d’enquête, mais savoir que je les « inventais au fur et à mesure » avait tout gâché pour elle. À partir de ce moment-là, j’ai tenté de concevoir de « vraies » enquêtes dont tous les détails étaient prévus à l'avance. J’ai trouvé ça trop contraignant, en particulier lorsque mes énigmes se révélaient un peu trop faciles et que les joueurs.euses les résolvaient les doigts dans le nez. Cette méthode suffisait à générer d’honorables historiettes, dans l’esprit des nouvelles de Sherlock Holmes. Mais lorsque l’enquête que j’espérais voir s’étaler sur plusieurs séances était pliée en deux heures, c’était très éprouvant.

Avec le temps, j'ai fini par aboutir à un compromis. Je prévois les grandes lignes de mon intrigue à l’avance en me laissant suffisamment de marge pour modifier les détails à la volée. Lorsque je décide de modifier quelque chose c’est souvent parce que j'ai trouvé un moyen d’étayer un élément bancal ou, plus fréquemment, parce que les joueurs.euses ont trouvé une meilleure idée. Je m’assure alors que mes modifications n’invalident pas ce qui s’est déjà produit à la table.

Qu’en est-il chez vous ? Faites-vous partie des MJ lanceurs de spaghettis ou gravez-vous les choses dans le marbre ? Peut-être un peu des deux ? Vous êtes-vous déjà planté magistralement à cause de votre façon de construire les scénarios d’enquête ? Et si vous penchez plutôt vers une pratique en particulier, seriez-vous prêt à tenter une autre approche ?

Sélections de commentaires

Roxysteve

Deux remarques : toutes les séries TV diffusées aux heures de grande écoute suivent cette formule, car les scénaristes n’ont d’yeux que pour le prix des coupures publicitaires. C’est pour cela que je ne regarde plus de séries qui s’étalent sur de longs arcs narratifs, à moins de pouvoir les regarder d’une traite sur Netflix après avoir vérifié qu’elles mènent bien quelque part sans dérailler, avant de leur consacrer des heures de mon temps.

Deuxièmement : les grands MJ sont presque des prestidigitateurs et devraient donc suivre le code du magicien à la lettre : « ne jamais dévoiler ses trucs ». L’envie peut se montrer parfois très forte, mais les révéler détruit la magie. Gardez à l’esprit que l’indicateur de votre performance de MJ réside dans le fait que les joueurs.euses parlent de la partie elle-même, et non de vous, après la séance. S’ils ou elles vous remarquent, c’est que vous vous y prenez mal.

Réponse: Angela Murray

Je ne suis pas du tout d'accord avec « ne jamais dévoiler ses trucs ». Sinon, un blog comme celui-ci n’existerait pas. :)

Même si vous ne souhaitez pas dévoiler toutes vos astuces de maîtrises de parties sans accroc, partager ce genre d’info reste le meilleur moyen d’inspirer de nouveaux MJ. Cela peut rendre ce type de parties moins intimidantes pour un MJ potentiel qui penserait ne pas arriver à les mener, ou aider les MJ débutants en leur permettant d'ajouter quelques cordes à leur arc.

Réponse : Roxysteve

Ce blog est l’équivalent du Magic Castle, où les magiciens peuvent s’échanger leurs trucs sans trop en dire  (1) .

Dévoiler les Secrets d'un Tour à vos joueurs finira toujours comme pour Walt. Désolé, mais dans le contexte, je pense que tu te trompes complètement, pour les raisons clairement exprimées dans l’article de Walt.

Voici mon conseil pour les nouvelles magiciennes : en expliquant au public comment tout cela fonctionne, vous ne ferez que gâcher son plaisir tout en dévalorisant l’expérience de jeu que vous venez justement de créer avec tant d’efforts. Je reste convaincu que cette envie de tout dévoiler réside surtout dans le désir d’être reconnue comme une bonne magicienne. Mais le souci en révélant tous vos trucs, c’est que vous passerez de magicienne à escroc ringarde.

Partagez vos astuces avec d’autres MJ, pas avec vos joueurs.euses.

Ou pas. Mais ne soyez alors pas surprise de vivre la même expérience que Walt quand vous balancerez vos petits secrets. Et pour être parfaitement clair : quand j’écris « magicienne », il s’agit bien sûr d’une métaphore pour « MJ ».

Réponse : Angela Murray

J'ai déjà partagé des « secrets » avec mes joueuses. La casquette de MJ passe souvent d’une personne à l’autre et tout le monde apprend lorsque nous discutons des façons de mener une partie. Chacun de nous est supposé essayer de mener et nul ne s’améliore en vase clos. Alors considérer les « trucs » comme des secrets sacro-saints ne rend service à personne.

Je ne dirais jamais à un groupe ce qui se passe pendant la partie, mais après coup, bien sûr, pourquoi pas ? Nous échangeons au sujet du déroulement du jeu à tous niveaux.

Réponse : Roxysteve

Notre divergence d'opinion prend sa source dans ta précédente réponse, et dans la situation précise que décrit Walt dans son exemple. Les MJ peuvent s’en sortir en improvisant dans un scénario d’aventure classique, mais proposer un mystère à résoudre implique de maintenir l’illusion qu’il faut enquêter sur quelque chose, concret et immuable, qui doit être découvert. Je ne parle bien entendu que de ma propre expérience, mais je mène presque exclusivement des scénarios d’enquête et je me garde bien de révéler à mes joueurs.euses que je crée parfois des éléments à la volée, car la prochaine fois ils et elles hausseront les épaules et me sortiront : « À quoi ça sert de chercher vu que tu finiras par tout révéler de toutes façons ? »

Par ailleurs, quand l’envie nous prend de vivre ce genre d’expérience de narration partagée, nous faisons une partie de Fiasco Réussite Critique [Un JdR sans MJ (NdT)] comme ça tout le monde peut participer.

black campbell

Pour les scénarios d’enquête ou de résolution de mystère, je crois qu’il reste essentiel d'avoir une idée précise des évènements, du coupable, de la chronologie, etc. Vous pouvez improviser, mais ne dites pas aux joueuses que vous le faites régulièrement. Si elles avancent trop vite ou pas assez, Raymond Chandler  (2) est votre ami : faites en sorte que quelqu’un sorte son flingue et se mette à canarder.

Angela, après trente ans à mener des scénarios d’espionnage, voici la structure la plus efficace que j’ai trouvé : tout concevoir comme un film de James Bond jusqu’à être à l’aise avec ce genre narratif.

Prévoir trois scènes d’action, ou trois éléments-clés, qui feront avancer les choses ; chacun contenant un indice menant au prochain élément, ou au prochain indice  (3) . Conclure par le dénouement avec le grand méchant. Balancer le générique de fin.

Si tu te permets une petite marge de manœuvre et que les joueurs.euses sortent des clous, tu leur fournis le prochain indice dans un autre endroit/moment/scène. Reste souple avec les « cela doit arriver » au début du scénario, et serre la bride au fur et à mesure. Lorsqu’ils écartent les fausses pistes, ou qu’ils rassemblent les indices, l’intrigue/le méchant devrait clairement apparaître.

Lors de vraies enquêtes, le coupable émerge généralement assez vite et le nombre de suspects reste souvent limité. L’objectif est de récolter des preuves ou d’analyser les différentes versions des faits jusqu’à ce que quelques incohérences permettent de faire voler les mensonges en éclats. D’ordinaire, le mobile du crime est l'argent, l’amour/le sexe ou la vengeance, et le coupable se révèle bien souvent être la personne la plus proche de la victime, en lien avec ce mobile. (La victime couchait à droite et à gauche ? C’est l’époux ou le partenaire qui a fait le coup, ou son propre époux/partenaire. Il s’agit d’une histoire de drogue ou d'argent ? Alors c’est l’associée ou le.la meilleure ami.e. Le type est un espion pour l’autre camp ? Il s’est fait balancer par son prof d’université préféré ou par un amant...)

Jan Malspãler

Je suis un peu du genre à lancer les spaghettis sur le mur et garder ce qui reste collé. Dans mes univers, je prévois des accroches narratives et des évènements grossièrement structurés (comme « qui a fait le coup ? » et « quel était le mobile ? »). Il s'agit généralement de petites choses, comme cette fois où le mentor-magicien d’un des PJ s’est rendu compte de ce que le groupe faisait vraiment (au lieu de ce qu’ils lui avaient raconté). Comme il restait collé au mur, j'ai mis ce spaghetti de côté.

Plus tard, j'ai trouvé cet élément plutôt intéressant et je l’ai inséré dans l’intrigue. Quand je tombe à court de « spaghettis frais », je jette un œil à ceux qui tiennent encore sur le mur, les fins alternatives de l’intrigue principale et celles que les PJ ont fait survenir. Tout ça me donne un bon paquet de nouvelles pâtes à servir aux joueurs.euses. Je rince la casserole, et je recommence.

Je garde bien entendu une vague idée de ce qui se trame, appelez ça le méta ou la sauce tomate, comme vous voulez, mais cela reste trèèès vague ; j'ai néanmoins besoin de mélanger tout ça à mes pâtes pour préparer l’aventure proprement dite. Je reste également particulièrement attentif au fait que :

- les évènements qui sont arrivés dans la partie,

- leurs causes,

- et les gens qui y sont liés [à ces causes et évènements],

…restent valides. Je ne les modifie jamais après coup, préférant les abandonner ou réduire la force de l’intrigue, plutôt que de les altérer. Je suis plutôt du genre bac à sable, et un bac à sable ne tient plus la route si l’univers change constamment. Par ailleurs, je suis un très mauvais menteur et je raconte à mes joueurs.euses ce qui se passe en coulisse. Pourquoi ne pas le faire ? Nous sommes tous adultes et ça fonctionne très bien.

Roxysteve

Depuis cinq ans, je mène une campagne continue de Delta Green Grog à raison d’une séance par mois. Chaque scénario est fondamentalement une enquête et, à cause du manque de suppléments officiels, j’ai écrit moi-même la plupart de ceux que j'ai fait jouer (en fait, tous sauf deux scénarios courts). L’un d’entre eux comportait un arc narratif complexe impliquant une atrocité historique, que nous avons joué pendant un an et demi. Voici comment je m’y suis pris.

J’ai rédigé le récit des événements passés, puis j’ai ajouté des détails jusqu’à ce que l’histoire d’origine prenne corps à mes yeux (c’est à dire qu’elle tienne debout) en restant convaincante pour les joueuses et ce que je savais d’elles, sans s’alourdir de trop de détails. J'ai ensuite déterminé la façon dont les PJ pourraient s’impliquer dans cet historique terminé depuis longtemps, et j’ai préparé les meilleurs indices dont j’étais capable, en partant de ces accroches narratives (ou bien j’ai prévu de les faire apparaître en fonction de la progression de l’enquête). Dans mon exemple, « indices » se rapportait à des PNJ disposant d’informations que les PJ pouvaient trouver et interroger, ainsi qu’à des photos des scènes de crime, des éléments provenant de sites militaires abandonnés, des notes, des lettres et autres.

Puis j’ai préparé un grand tableau blanc sur lequel les joueuses pouvaient faire leur remue-méninge ; elles se sont alors approprié mon histoire et ont développé leurs propres idées. Si ces dernières modifiaient des détails qui n’auraient d’impact que dans un lointain futur du scénario et étaient meilleures que les miennes, je les prenais en note pour les intégrer, mais sans chercher à les incorporer à la volée. J’ai laissé les théories les plus folles disparaître d’elles-mêmes, à mesure que les joueuses discutaient et comprenaient ce qui c’était « réellement » passé.

Et plus important encore, j’ai pris grand soin de réduire au maximum les contraintes de temps de la société moderne, sans détruire la suspension consentie de l’incrédulité des joueuses. Pour cela, j'ai fait en sorte que les relations empiriques entre les gens et les choses constituent le ciment qui les relie, plus que la proximité géographique ou la temporalité (autant que possible). Je dois ceci au fait d’avoir joué à Fiasco (découvert grâce à Gnome Stew), que je remercie pour cette approche enrichissante. Ce jeu protège les éléments de l’histoire de toutes les « nouvelles et meilleures » idées des joueuses, qui deviennent alors de « simples » détails.

Résultat : on s’est éclaté.

Et non, je n'ai jamais dit aux joueuses que j’intégrais leurs idées quand je le faisais, car encore aujourd’hui, elles kiffent avoir eu « une longueur d'avance » sur le scénario, davantage que de réaliser que leurs théories étaient plus inspirées que les miennes. Contrairement aux idées reçues, même une joueuse expérimentée s’éclate parfois à prendre l’ascendant sur le MJ lors d’un scénario.

Et, cerise sur le gâteau, je disposais de ce tableau blanc sur lequel les joueuses écrivaient leur version de l’histoire. Je pouvais l'étudier entre les sessions pour déterminer ce qui fonctionnait, ou pas, au niveau de l’histoire, sans être distrait par la partie en cours.

Comme je l'ai dit, ce fut un gros succès. J'étais physiquement fatigué après chaque session, et mentalement épuisé à la fin de la campagne, mais le regard des joueuses à chaque étape me fait dire que ça en valait totalement la peine.

Il va sans dire que rien de tout cela n’aurait fonctionné sans l’adhésion et l’implication des joueuses. Je me suis contenté de poser un cadre pour laisser s’exprimer leur énergie et leur ingéniosité. C'était, et cela reste, le meilleur groupe de JdR à qui j’ai mené, et leurs efforts pour démêler mes plans diaboliques me poussent à en échafauder de meilleurs, toujours plus grandioses et immersifs.

C’est épuisant. Alors pour me détendre je joue un guerrier à D&D, car il se contente de taper sur des trucs sans devoir réfléchir; jusqu’à ce qu’ils arrêtent de le contredire. :)

Article original : Do You Need a Plan?

(1) NdT : Le Magic Castle (en) est un club privé fermé (l’accès est réservé aux membres et leurs invités) situé à Los Angeles qui propose des spectacles de magie et des dîners mondains. Ce lieu insolite abrite également « The Academy of Magic Arts » (L’Académie de la Magie), qui compte 2500 membres répartis dans plus de vingt-quatre pays dont l’objectif est de développer et promouvoir l’art de la prestidigitation. [Retour]

(2) NdT : Raymond Chandler est un écrivain et scénariste américain, auteur de romans policiers mettant en scène le célèbre détective privé Philip Marlowe. Il a très fortement influencé le genre du polar, et notamment le roman noir, par son approche associant psychologie des personnages, critique sociale et ironie. [Retour]

(3) NdT : retrouvez ce conseil, développé, dans l’article La Règle des Trois Indices ptgptb. [Retour]

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