Le JdR sans conflit

Une Partie de ricochets

Nous étions sept, assis autour d’une table sur laquelle étaient éparpillées des billes rouges en forme de cœur, des peluches d’animaux fantastiques et d’adorables feuilles de personnage. On s’était rassemblé pour jouer à Golden Sky Age, un hack de Golden Sky Stories grog dans l’univers de Dragon Age wiki maîtrisé par Meghan Dornbrock en - la présentatrice du podcast Modifier en. Golden Sky Stories est un jeu de rôle basé sur l’entraide, la célébration de l’innocence et les esprits. Dragon Age, lui, nous fait jouer dans une apocalypse imminente autour du thème de la corruption par le pouvoir et jusqu’où des amis peuvent aller pour protéger leurs proches.

Grâce à la maîtrise de Meg et à la personnalité exubérante des joueurs.euses, le mélange de ces deux univers a bien pris. Je pourrais écrire tout un article sur les joies de tirer des moments mignons de la dark fantasy wiki, et je le ferai sans doute prochainement, mais pas ici. Aujourd’hui, j’aimerais parler d’un moment dans cette partie de Golden Sky Age qui m’a permis de mettre des mots sur un sentiment que j’éprouvais depuis un certain temps.

Je jouais un « Halla », un cerf mystérieux et distant, au pelage pailleté. Mon voisin de table jouait un Fennec, un renard plutôt malin. Nous commençâmes une scène dans la forêt : en tant que joueurs nous attendions simplement qu’un autre personnage nous transmette des informations liées à l'intrigue, pour qu’on puisse avoir une raison d'aller aider les autres, et pendant ce temps nos personnages faisaient des ricochets. Alors que nous jouions la scène en roleplay, nous complimentant mutuellement sur nos lancés et qu’on trouvait des pierres de couleurs incroyables, je me suis senti incroyablement serein. C’est là que j’ai eu une révélation.

En tant que joueur à cette table j’étais complètement satisfait de ce roleplay autour de… rien ? Avait-on créé une histoire où deux animaux jouaient à faire des ricochets ? Pas vraiment. Était-ce une situation conflictuelle ? Peut-être au début, mais nos personnages s’amusaient tellement dans la rivière que nous l’avons rapidement oubliée. Par la suite, tandis que nous rejoignimes le reste du groupe et poursuivimes notre histoire ensemble, je suis tombé amoureux des mécaniques d’amitié et de camaraderie de Golden Sky Stories ; mais je continuais à souhaiter qu’il y ait plus de scènes comme celle des ricochets.

La GenCon 2018 fut une expérience géniale et surréelle mais aussi avec ses moments de stress. Il y eut beaucoup, même si c’était vraiment super d’être dans cette ambiance pressée de convention, riche en émotions fortes et en rencontres. Même en dehors des conventions, la vie peut être stressante : des soucis au travail, des responsabilités sociales et même le simple fait de vivre dans ce climat politique.

On entend beaucoup de choses sur comment les jeux de rôles peuvent être une échappatoire, une manière d’exaucer nos souhaits ou un fantasme de pouvoir. Cependant, lors de cette partie mon souhait inarticulé était de vivre un moment de sérénité. Mon échappatoire : une partie qui n'était pas centrée sur la violence ou le conflit. Mon vœu était de pouvoir simplement me détendre avec un nouvel ami. Je ne ressentais nul besoin d’actions audacieuses, de conflits dramatiques ou d’épreuves à surmonter : je voulais juste mener une existence heureuse.

Dans les autres médias, il n’est pas nouveau de trouver des histoires sans conflit ; pourtant les JdR semblent se concentrer sur le conflit comme unique ressort narratif de leur partie. Même quand on parle des jeux de rôles - même aux niveau des rêgles - on discute de comment mettre en place un conflit, de créer des moments de tension dramatique ou de vaincre des obstacles. Beaucoup de gens parlent des systèmes de résolution d’un conflit dans un jeu. Ils décomposent les rencontres et leur niveau de difficulté [à D&D3+ et ses dérivés (NdT)], ou bien ils imaginent les différentes façons de préparer des Menaces et des Fronts [à Apocalypse world grog et ses dérivés "PBTA" (NdT)]. L'idée d'une partie de JdR semble se concentrer sur un défi qui, à travers la confrontation avec lui, crée l’histoire. Pourtant, en jouant une scène sans conflit ni obstacle, j’étais satisfait.

J’ai quitté la Gen Con avec le désir de découvrir d’autres jeux qui se basent clairement sur le refus du conflit. Je veux un JdR style « fanfiction toute mimi sans intrigue ». Je veux créer une histoire qui soit aussi satisfaisante et épanouissante que ma partie de ricochets avec mon ami le Fennec. Je sais qu’il existe d’autres JdR comme ça quelque part.

J’aime beaucoup le JdR Formative (en) d’Amy Weston, qui permet de créer des histoires sans conflit, constituées de scènes en utilisant des cartes à jouer avec des effets variés ; cela ressemble fort à The Quiet Year fr. d’Avery Alder (1).

Dans Formative, on joue des personnages qui subissent une transformation physique radicale dans un groupe : une seconde famille [un groupe d’amis ou de proches qui sont choisis par la personne et qui ne sont pas obligatoirement reliés par le sang au contraire d’une famille traditionnelle (NdT)] ou une autre communauté et qui peut aller jusqu’à des échanges érotiques. Certaines cartes incorporent des conflits (« Aujourd’hui tu n’arrives pas à supporter les regards noirs, les murmures sur ton passage et les insultes à peine voilées. Tu te retires dans un endroit où tu te sens en sécurité. »), tandis que les autres permettent de créer des moments qui peuvent facilement être joués sans conflit (« Après avoir passé du temps avec [le personnage d’un autre joueur], ton corps se met à changer pour ressembler un peu plus au sien »). Prises au hasard, ces cartes peuvent faire émerger une histoire « traditionnelle » avec de l’action qui progresse, du conflit, une apothéose et un dénouement ; mais d’après mon expérience d'y jouer, Formative nous fait raconter des tranches de vie agréables, qui peuvent contenir des moments de tension mais à part ça sont exemptes d’autres types de conflits.

Vous qui lisez ceci, je vous encourage à rechercher des expériences de ce type. Façonnez des personnages et faites-les vivre sans avoir besoin d’une intrigue. Donnez-leur des trucs qu’ils veulent, des objectifs, n’importe quoi ; mais essayez de créer une histoire où ils existent et sont à l'aise. N’hésitez pas à me recommander des jeux avec des systèmes qui permettent de créer ces moments que je recherche. J’ai besoin de plus de moments de tendresse près d’une rivière. Trouvons ensemble ces jolis cailloux plats et colorés.

Article original : Skipping Stones RPGs without Conflict

Sélection de commentaires

Rickard Elimää

Lassé par l’accent mis sur les conflits dans les parties de JdR, j’ai voulu explorer d’autres types de roleplay en lien avec mon travail sur la « théorie de l’engagement ». Un des moyens d’impliquer les joueurs est de leur faire ressentir des émotions par rapport à l'imaginaire – ne pas savoir ce qui va se passer et du coup ils sont impatients de connaître la suite. Du coup, j’ai créé un jeu d'histoires collaboratif, Imagine (en), qui se base sur la structure narrative asiatique kishotenketsu (2). Ce jeu te donne l’impression de faire partie de quelque chose de plus grand que toi.

Dans The Murder of Mr. Crow (en) tu peux trouver un autre jeu de discussion où le détective révèle qui est le meurtrier. Je dirais que ce jeu est lui aussi sans conflit.

Squalamoucho

J’ai adoré l’article – est-ce qu’il est toutefois possible de combiner les deux aspects ? Ces moments super agréables où tu traînes simplement avec les autres personnages fictionnels (joueurs et non-joueurs), mais avec la certitude que cela ne durera pas ?

Dans la longue campagne que je joue avec mon ami, c’est le cas. Ces amitiés, entre des gens qui n’existent pas, sont véritablement précieuses. Mais ensuite que nous combattons en risquant nos vies pour protéger ces relations et le monde où elles existent. La richesse de l’un ajoute à l’intensité de l’autre.

Ce que je comprends de ton article, c’est que ton sentiment d’être juste ensemble et faire des ricochets est assez pour une partie de JdR ?

Solomon Foster

J’ai vécu ma première expérience de ce type dans une partie maîtrisée par Christ Bickford à la convention l’Ambercon, il y a vingt ans. La partie s’appelait quelque chose comme "Juste un jour en Ambre", et Chris n'avait exprès préparé aucune intrigue. C’était juste une belle journée d’été. Quelques-uns d'entre nous ont décidé d’aller à la plage. On a construit pas mal de châteaux de sable. Il y avait un conflit – si l’on peut dire – sous la forme d'une compétition informelle entre bâtisseurs, pour voir qui allait bâtir le château le plus génial.

Je réalise en l’écrivant que ça a l’air terriblement ennuyeux, mais c’était vraiment amusant et tout le monde était impliqué ! Pour une fois c’était agréable de jouer un personnage qui ne s’inquiétait pas d'une grande crise sur le point de dévaster la famille ou de détruire toute réalité. J’ai trouvé cette partie bien meilleure que celles que j’avais jouées avec des MJ qui avaient fait des tonnes de préparation, et ça se ressent dans ma façon de maîtriser une partie. Donner carte blanche aux joueurs est un outil précieux pour le MJ.


(1) NdT : Attention, dans The Quiet Year, des conflits apparaissent du fait de la mécanique de jeu : il est interdit pour les joueurs et les joueuses de parler entre eux ; cela permet de prendre du Mépris (un jeton qui représente un exutoire pour exprimer le désaccord ou la tension présente au sein de la communauté). [Retour]

(2) NdT : Il s’agit d’une structure narrative en quatre étapes, principalement utilisée en Chine et au Japon :

  • La première étape est la base de l'histoire, elle plante le décor.
  • La deuxième étape découle de la première et développe l'histoire.
  • La troisième étape est le point culminant : c'est dans celle-ci qu'un événement imprévu (twist) se produit.
  • La quatrième étape est la conclusion, prenant en compte le bouleversement de la troisième étape. [Retour]
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Pour aller plus loin…

Le Roleplay : ce qui compte vraiment ptgptb - quand les joueurs et les joueuses ne font que faire se confier leurs persos

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Commentaires

Deux réflexions sur cet article :

D'abord, cela me fait penser à la réflexion d'Ursula Le Guin sur une nouvelle de Dunsany (deux auteurs excellents et méconnu) :

« I love [Idle Days on the Yann] not only for its effortless invention and beauty but because it so amiably refutes all the Creative Writing Program dogma about “conflict” and “plot line” and “character.” It leaves out all that stuff, setting you adrift on the river of pure story. No guts are wrenched, no issues of Good and Evil are settled. It is as innocently, artfully beyond question as a Mozart sonata. »

(Je n'aime pas seulement Jours oisifs sur le Yann pour son inventivité et sa beauté naturelle mais car il refuse gentiment toute la doctrine du Programme d'Écriture Créative au sujet du "conflit", de l'"intrigue" et des "personnages". Il laisse de côté tout cela pour se laisser dériver sur le fleuve de l'histoire. Rien ne vous prends aux tripes, on ne résout pas de problème du Bien et du Mal. C'est juste de l'innocence, un art hors de questionnement comme pourrait l'être une sonate de Mozart.)

Ma deuxième réflexion est plus acerbe. Les joueurs se plaignent souvent ces temps-ci que les règles se concentrent sur la résolution de conflits plutôt que sur la création d'histoires. C'est vrai, mais c'est oublier que les règles existent justement essentiellement pour résoudre les conflits entre les joueurs (le fameux « Pan t'es mort ! -- Non, c'est pas vrai. ») Une scène où il n'y a pas de conflit a besoin de beaucoup moins de règles puisque les joueurs sont d'accord.

Le même biais existe d'ailleurs dans l'écriture des lois (en simplifiant beaucoup). Comme la loi sert à aider les interactions entre les citoyens, à sa lecture on a une vision très conflictuelle de la société, pour autant la société n'est pas si conflictuelle. C'est juste que le loi n'est invoquée que lors des conflits. Si tout le monde est d'accord, on n'a pas besoin de loi, on n'a pas besoin de règle.

Auteur : 
Pal'

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