Le problème général de l’Indexicalité dans la création de GN

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Voici un des mythes communs racontant la naissance du GN : des gens jouaient à Donjons & Dragons (version 1974), lorsque quelqu’un a dit : « Ce serait cool de faire ça en vrai, non ? ». Dans cet instant d’illumination, tous les gens présents se levant de leur chaise, le GN naquit du JdR. Ce récit apocryphe des origines exprime une des esthétiques qui domine encore aujourd’hui : faire les choses pour de vrai de manière incarnée est pour beaucoup de gens préférable à la narration verbale improvisée du JdR sur table. Néanmoins, si certaines choses sont faites « pour de vrai », il y a toujours une confusion, causée par différents niveaux de simulation, de représentation et de performance : à quel point ce qui est vrai est-il vrai ?

En GN nous incarnons un personnage en nous costumant, en faisant usage de notre corps comme il le ferait, et en occupant un espace qui figure un monde de fiction. Parfois le GN est symbolique, abstrait et mimé, et la seule différence avec la performance du JdR sur table est que l’on est debout et que l’on peut déambuler. Mais il est aussi possible d’aspirer à une esthétique de l’authenticité, où les personnages, les actions, les accessoires et les lieux soient semblables en termes d’apparence, de sentiment et de fonction à ce qu’ils devraient être dans le monde fictionnel. En GN, et en particulier dans le GN Nordique, il y a des esthétiques existant depuis longtemps qui mettent l’accent sur le « réalisme » (voir Koljonen 2007, Stenros & Montola 2010). Ce sont des traditions esthétiques qui encouragent la fidélité, l’authenticité et la réalité. Bien que le rêve d’une illusion complète d’un monde fantasmé ne soit que rarement l’objectif d’un GN lors de sa création ou de son déroulement, le désir de « faire plus vrai », quoi que cela veut dire, a une influence sur la manière dont les GN sont conçus et joués.

Et pourtant, comment représenter des disciplines comme l’escrime ou la danse en GN, quand les joueureuses ne possèdent pas la même maitrise que leurs personnages ? Qu’en est-il de la création de costumes au rendu incroyable, sales et déchirés mais qui passent à la machine, pour une campagne de GN post-apo ? Comment ces questions sont-elles connectées aux problèmes posés par la représentation de formes d’oppression inspirée par le monde réel, et la question de savoir quels corps de joueurs et de joueuses peuvent représenter quelles entités de fiction.

On ne peut jamais faire les choses complétement « pour de vrai » en GN. C’est un objectif de création intéressant et séduisant de créer des accessoires, costumes, actions, corps et décors qui soient « complétement vrais », mais cela ne peut pas jamais être entièrement accompli. Le niveau de représentation est toujours inégal, certaines choses sont toujours représentées plus authentiquement que d’autres, d’un côté parce que certaines représentations sont impossibles (la magie n’existe pas), et de l’autre parce que nous ne voulons pas que certaines choses arrivent pour de vrai (nous ne voulons pas quelqu’un-e se blesse), et enfin parce qu’une représentation symbolique permet parfois une expérience plus puissante.

Une expérience pleinement réelle peut être peu pratique, dangereuse, onéreuse et socialement inacceptable : elle créé de nombreuses barrières à l’entrée en termes de ressources, de compétences, d’esprits, de corps et d’histoires vécues. Quand la représentation est inégale, il y aura forcément plus de différences d’interprétation entre les différent-es joueureuses concernant ce qui se passe en jeu.  Et pourtant, le désir de réel et l’esthétique d’authenticité guident souvent les choix fait par les créateurices et les joueureuses de GN.

Dans cet article nous cherchons à comprendre le GN tel qu’il est pratiqué. Nous couchons par écrit les structures courantes de GN que « tout le monde connait déjà », les examinons, et expliquons pourquoi ces structures ont certains effets. Pour ce faire, nous emprunterons quelques outils à la sémiotique. Nous discutons de l’esthétique consistant à faire des choses « pour de vrai » sous l’angle du problème général de l’indexicalité : toutes les stratégies de représentation en GN nécessitent des compromis en termes de ce qui peut être représenté, comment, par qui, pour qui, avec quelles interprétations probables et dans quelles circonstances.

Puisque le problème (général) de l’indexicalité a deux facettes – la difficulté d’arriver à des interprétations suffisamment similaires, et l’attribution profondément contextuelle du sens – Nous devons d’abord nous demander pourquoi il est difficile d’arriver à un consensus dans les interprétations, puis nous nous intéresserons aux défis pratiques d’une recherche d’authenticité dans les lieux, univers, actions, connaissances, et finalement les corps vivants des joueureuses. En chemin, nous discuterons de l’indexicalité en tant qu’idéal de création explicite.

Notre approche du problème général de l’indexicalité met en lumière ce que nous considérons comme une des causes premières de nombreuses critiques du GN Nordique que nous avons lu au cours des dernières années, au sujet des cultures de GNistes, de l’accessibilité, et des différences d’esthétiques de création. Cet article ne vise pas à résoudre ces problèmes, ni même à proposer des stratégies pour les gérer, mais cherche plutôt à expliciter cette problématique fondamentale du GN et à explorer certains compromis qui ont posé problème. Bien que le problème de l’indexicalité soit global, englobant des éléments allant des accessoires aux corps, et des actions aux histoires, il n’y a malheureusement pas de réponse générale aux difficultés qu’il pose – même abandonner l’idéal même d’indexicalité n’est pas une solution.

affiche en néon : "This must be the place"

Représentation indexicale en GN

Fondamentalement, le jeu de rôle peut être pensé comme une pratique consistant à créer un monde en collaborations avec d’autres, puis à changer ce monde de fiction afin de créer un contenu narratif (Montola 2012). Donnez une épée et un tabard à une petite fille, et elle pourra se prendre pour une chevalière dans un monde de fiction. Quand d’autres commencent à faire comme si elle était une chevalière, et se mettent à jouer le rôle de ces adversaires, un monde partagé apparait. Ce jeu d’imagination partagé, cette inter-immersion (Stenros 2015 ; originellement Pohjola 2004), est la pierre fondatrice du jeu de rôle sociodramatique. A mesure que la chevalière et ses adversaires se battent ou font ami-ami, une séquence d’événements se déroule qui peut être intégrée à un récit a posteriori, tout en ayant des conséquences significatives : émotion, identification, simulation, etc.

En théorie du GN, on appelle cette fiction la diégèse (voir Montola 2012), une compréhension hautement subjective qu’un joueur a de l’état du monde fictionnel construit collectivement. La théorie a longtemps utilisé le deuxième triptyque symboles-icones-indices du philosophe Charles Pierce (Peirce & Wiener 1958 ; Everaert-Desmedt 2011) en tant que schéma d’analyse pour comprendre comment les objets réels représentent des choses fictionnelles dans la diégèse (Loponen & Montola 2004). Ces catégories nous aident à comprendre comment l’espace imaginaire partagé est construit.

Les symboles sont des signes qui représentent un objet par une convention arbitraire. En théorie du GN, la représentation symbolique entre en jeu quand les joueureuses utilisent des symboles établis à l’avance pour indiquer des choses dans la diégèse. Par exemple un symbole hors-jeu peut être marqué sur un objet pour indiquer qu’il n’existe pas dans la diégèse, ou une méta-technique que l’on fait en faisant un geste particulier signifie qu’une joueuse exprime ses pensées sans que son personnage ne le fasse dans la fiction.

Les icones sont des signes qui font référence à des objets par similarité. Une épée en mousse recouverte de ruban adhésif ressemble à une épée, donc elle peut jouer ce rôle. Une joueuse portant un maquillage vert ressemble à un orque de la culture populaire, donc elle peut en jouer un.

Et enfin, les indices sont des signes qui font référence aux objets au travers d’une connexion directe. Pour Pierce, un doigt pointé fait référence à l’objet qui se trouve dans la direction désignée, et une girouette fait référence à la direction du vent en fonction de son orientation. En théorie GNiste, les indices font référence à des objets fictionnels en étant la même chose. Un stylo-bille est un stylo dans la fiction tout simplement parce que c’est un stylo.

Tous les GNistes n’interprètent pas les symboles, icones et indices de la même manière. Donc le fait d’être un symbole, icone ou indice n’est pas la propriété d’un objet, mais une interprétation que l’on fait de la relation entre l’objet et ce qu’il désigne. Il y a toujours des variations, et à mesure que de nouvelles informations apparaissent, les joueur-euses ajustent leur interprétation. Chaque joueur a sa propre vision de la diégèse.

Néanmoins, pour que l’on puisse jouer dans l’espace imaginaire partagé, il faut que ses interprétations ne soient pas trop différentes. Elles doivent être équifinales (Montola 2012), c’est-à-dire que même si les interprétations partent dans des directions différentes, les conséquences sont si peu éloignées que les conflits matériels dans l’interprétation de la réalité ne sont pas un obstacle au jeu.

Par exemple, quand deux personnages parlent de leurs « parties de poker passées », même si un des joueurs parlent de la variante Texas Hold’em et l’autre de poker à 5 cartes, les interprétations en cours du jeu sont suffisamment équifinales sans être identiques. Il est justement assez courant que les joueureuses restent vagues en abordant le passé partagé des personnages pour cette raison. D’un autre côté, si un joueur pense que son personnage tient un pistolet, et qu’une autre joueuse pense que son propre personnage voit un morceau de bois en forme de pistolet, il y a un problème d’équifinalité et le jeu harmonieux ne peut pas continuer.

Au premier abord, l’indexicalité parait très simple. Quand les objets ne représentent rien de plus qu’eux-mêmes dans la fiction, les joueuses ont besoin du moins de contexte et d’imagination, et les malentendus sont rares. Et pourtant un examen plus poussé révèle une toute autre réalité.

Tout d’abord, il n’est souvent pas simple de déterminer si une chose est censée être un indice ou une icône, et en quoi elle est l’un ou l’autre.

Par exemple, si un joueur utilise des produits chimiques pour créer un pull-over usé pour un GN post-apo, le pull est sans doute censé être la représentation indexicale d’un pull qui a survécu aux épreuves de l’apocalypse, et non un vêtement soigneusement élaboré à l’aide d’acide et de tâches de peinture. Une participante pourrait choisir de manier une épée en métal pour ces qualités indexicales, tout en s’assurant qu’elle est assez émoussée afin d’éviter des situations dangereuses. Cela en fait l’icone d’une arme tranchante.

Ensuite, les icônes peuvent paraitre plus réelles que les indices. Kent Grayson et Radan Martinec (2004) ont étudié les perceptions de l’authenticité par les visiteurs des maisons-musées respectives de William Shakespeare et de Sherlock Holmes. Leur découverte surprenante fut que le musée Shakespeare, pourtant hautement indexical, était parfois perçu comme moins authentique que la maison entièrement iconique de Sherlock Holmes.

De la même façon, un pull destiné à un GN post-apo est souvent sali avec de la peinture et des produits chimiques parce qu’une simple terre ordinaire ne suffirait pas à produire le niveau de saleté nécessaire à une esthétique Mad Max réussie. Choisir la peinture et les produits chimiques plutôt que la terre permet aussi de nettoyer le pull entre les GN tous en le gardant ironiquement sale (1).

Troisièmement, l’indexicalité peut inclure plus ou moins de l’histoire socio-culturelle de l’objet. L’objet en question n’est pas seulement semblable à l’objet, ou même avec ce type d’objet en général, mais cet objet spécifique avec son histoire particulière. Dans le GN pervasif Prosopopeia Bardo 1: Där vi föll [Prosopopée partie 1 : le lieu de notre chute (NdT)] (Suède 2025), l’intention était que chaque objet fictionnel soit non seulement identique matériellement à leurs signifiants indexicaux, mais bien le même objet. « … tandis que dans un GN urbain classique une veste peut représenter une veste parfaitement identique, dans Prosopopeia cette veste représente cette veste en particulier qui appartient à cette personne précise. » (Montola & Jonsson 2006).

C’est encore plus évident quand on parle de lieux. Si un GN se déroule dans un château, cela peut être un château, ce château-là en particulier, ce château-là avec une histoire alternative, ou même ce château-là avec exactement la même histoire.

Bien que l’indexicalité puisse aider l’impression « d’y être » et de « faire les choses pour de vrai », elle peut aussi aller à son encontre s’il y a confusion sur ce que représente et signifie un objet, et comment il le fait. En GN nous avons conscience que les symboles et icones ne sont pas spécifiques quant à leur signification et requièrent une négociation. On peut présenter une action, un objet, un lieu ou un corps en laissant un peu de flou. Souvent il suffit d’esquisser pour transmettre une idée, car nous sommes capables de combler les lacunes pour atteindre un résultat équifinal. En revanche les indices peuvent créer une fausse impression de signification claire, alors que les indices requièrent une négociation aussi (I).

Le problème général de l’indexicalité est que toutes les stratégies de création pour la représentation directe en GN impliquent des compromis quant à ce qui peut être représenté.

Jusqu’ici nous sommes concentrés sur le côté de l’interprétation. Passons à son revers, l’attribution du sens.

L’indexicalité en tant qu’idéal de création

L'esthétique indexicale semble permettre une plus grande adhésion à la fiction : on peut explorer ce monde (et « s’immerger » dans le personnage) sans être dérangé-e. Ce genre d’idéal a souvent été plébiscité et revendiqué en tant qu’esthétique désirable au sein du mouvement du GN Nordique (voir Fatland & Wingård 1999, Pohjola 2000, Montola & Jonsson 2006, Pettersson 2018; Koljonen et al. 2019).  Parfois on aspire à l’indexicalité, ou alors on se contente d’une forte iconicité, faisant passer l’intérieur d’un navire de guerre pour celui d’un vaisseau spatial. On obtient un résultat d’une part parce que l’objet a des points communs avec l’objet réel, et d’autre part parce qu’on peut faire illusion par un effort de mise en scène et de perfectionnisme dans la fidélité de reproduction.

L’expression la plus claire de cette recherche d’indexicalité se trouve dans le concept de GN à 360o, formulé par Johanna Koljonnen (2007 ; voir aussi Waern, Montola & Stenros 2009). Cet idéal de création affirme que l’apparence, la sensation et la fonction de tous les éléments du GN doivent être identiques à leur équivalent fictionnel. L’apparence des emplacements du GN devrait être la même que les lieux diégétiques : les joueureuses devraient ressembler à leurs personnages, agir et réagir comme eux ; et tous les accessoires doivent être utilisables.

Néanmoins, un GN entièrement indexical est impossible. Pour citer Alfred Korzybski (1958/ 1933), « la carte n’est pas le territoire » : un GN cherchant à « reproduire » entièrement un monde fictionnel, et créer une représentation à l’échelle 1:1, court à l’échec car les joueurs ne pourraient alors jouer personne d’autre qu’eux-mêmes. Il ne peut y avoir de roleplay sans rôle à jouer. En effet, si on voit le GN comme une simulation, et qu’une simulation est une représentation et simplification d’un autre système, c’est ce décalage entre le réel et la représentation qui permet d’interpréter un rôle (II). Nous pensons qu’il n’est pas possible de faire vraiment du GN dans une situation entièrement indexicale.

Les GN figurant une époque contemporaine ou proche de nous peuvent s’approcher de l’indexicalité historique, sauf pour les personnages. C’est un niveau de détail déjà suggéré par le Manifeste Dogme 99, qui affirmait que « Aucun objet ne devrait être utilisé pour représenter un autre objet », utilisé par de GN comme 13 til bords [13 à table], (Norvège 2000), qui est un GN très minimaliste qui parle de 13 personnages partageant un diner et une conversation improvisée. Comme il n’y a pas d’indication contraire, rien n’empêche les joueuses d’introduire toute l’histoire des objets matériels, sauf pour ceux qui se rapportent aux PJ. Tant que les personnages ne veulent pas faire quelque chose que les joueuses ne veulent ou ne peuvent pas faire, les actions des PJ peuvent aussi être indexicales. 

Toutefois, quand on s’éloigne du GN réaliste dans un cadre contemporain, on peut au mieux viser une indexicalité matérielle, mais pas historique ni du point de vue des personnages. Dans l’esthétique hautement indexicale du GN 1942 - Noen å stole på [Une personne de confiance], (Norvège 2000), se déroulant durant l’occupation allemande de la Norvège, les organisateurs et organisatrices ont encouragé l’utilisation de matériel authentique datant de la Seconde Guerre Mondiale. Mais une paire de bottes militaires authentiques n’était pas sensée garder son statut d’antiquité du siècle dernier.  Bien que 1942 n’ait pas atteint un sommet d’indexicalité (il a été joué dans des maisons modernes), les reconstitutions historiques jouées dans la nature peuvent atteindre ce niveau avec suffisamment d’effort mis dans l’artisanat authentique.

Enfin, les GN au contenu surnaturel peuvent avoir au mieux une indexicalité partielle au niveau matériel, mais pas au niveau des personnages ou de l’histoire. Un exemple de ceci fut le Parlement des Ombres (Belgique, 2017). Le thème de ce GN était le lobbying en faveur et contre l’ETIAS wiki [un système de visa électronique dans l’espace Schengen (NdT)] au Parlement Européen. Le GN s’est joué dans les véritables locaux du Parlement [y compris la salle plénière ! (NdT)], avec des parlementaires, des lobbyistes et des membres de l’institution. Le projet ETIAS existe réellement et le GN a utilisé des documents authentiques. Le Parlement des Ombres était particulièrement ancré dans la réalité, car les véritables débats, lieux de pouvoir et personnes influentes y jouaient leurs propres rôles. Mais c’était aussi un GN officiel de la 5e édition de Vampire : la Mascarade (2018), mettant en scène tout un tas de créatures surnaturelles qui n’étaient bien sûr pas indexicales. Le niveau d’indexicalité n’a pas à être le même dans toutes les dimensions du GN (III).

Comme le montre ces exemples, la question du sens que l’on donne aux choses se pose. Il est possible d’avoir des objets et lieux indexicaux, même si cela demande des efforts importants en termes de travail et d’argent. Mais dès que l’on peuple ces lieux de personnages, liés à une culture et à une histoire, le problème général de l’indexicalité ne peut plus être ignoré. Nous allons maintenant aborder la compatibilité entre l’indexicalité et les corps, actions et histoires des personnages.

Être (suffisamment) réel

Il y a un vieux précepte en GN : « Kan man, så kan man », Si tu peux, alors tu peux ptgptb. STPTP vise à résumer ce dont sont capables les personnages dans la fiction des GN utilisant peu de règles. Si tu peux courir, escalader ou te battre, alors ton personnage peut le faire aussi. C’est une fondation du GN indexical. Toutefois, le défaut de ce principe est évident : Si tu ne peux pas, tu ne peux pas.

Quand une représentation indexicale est l’objectif premier, alors les compétences et savoirs des participant-es limitent leurs actions. La plupart des gens ne peuvent pas joueur des archères ou des hackeuses indexicales, ou arriver à se faire passer pour des rappeurs ou des cuisiniers indexicaux. La plupart des gens ne veulent pas jouer des scènes de sexe avec pénétration non simulé, ou faire face aux conséquences légales de la prise de vraies drogues, mêmes si iels pouvaient mener à bien ces actions. Le sexe, la violence et l’argent sont des domaines où on utilise fréquemment la simulation pour permettre aux groupes de raconter des histoires là où une représentation indexicale serait un obstacle au jeu.

Parfois l’indexicalité n’est pas souhaitée, car elle peut poser des problèmes structurels. Un exemple classique est le problème du mensonge. Il est difficile pour un joueur de faire dire à leur personnage un mensonge qui ne puisse pas être identifié en tant que tel. Une si grande partie de la réalité de la fiction du GN est créée par la parole, que bien mentir a plus de chances de créer des conflits d’équifinalité [plusieurs personnes auront des visions différentes et incompatibles de ce qui parait vrai pour leurs personnages (NdT)] que des retournements de situation intéressants.

Nous ne sommes pas seulement limité-es par ce que nous ne pouvons pas faire, mais aussi par ce que nous pouvons faire. Certains traits et compétences sont très difficile à dissimuler. C’est particulièrement vrai pour ce qui est des compétences sociales : quand on interprète un personnage, il est difficile de laisser la beauté physique, le charisme ou l’éloquence au vestiaire. Puisque chaque joueureuse est unique, avec sa propre histoire, ses propres compétences, savoir et expériences, chacun-e aura sa propre interprétation du GN.

Un acteur professionnel pourra se sentir sorti du jeu si dans un GN Cabaret les plaisanteries en coulisses ne correspondent pas à ce dont il a l’habitude. Une banquière professionnelle pourrait avoir du mal dans un GN reposant sur le contrôle d’une firme, si les autres joueureuses ne sont pas au fait des subtilités du capital privé et de la gouvernance des entreprises cotées en bourse. Quand les joueureuses ont des visions incompatibles et non-équifinales de l’espace imaginaire commun, il y a de la friction dans l’interprétation.   

De plus, quand les GNistes sont limitées dans leurs actions, iels ont tendance à revenir à leurs habitudes. Le jeu peut en devenir moins imaginatif. L’indexicalité pousse à des comportements du monde réel (voir Stenros, Andresen & Nielsen 2016) qui peuvent aussi réduire la friction générée par l’interprétation si elle est suffisamment forte.

Si dans la fiction tous les orcs sont grands et font peur, et tous les joueurs qui interprètent les orcs sont sélectionnés pour être plus grands que les autres, le cerveau reptilien des autres joueureuses produira sans doute la même réaction émotionnelle que celle engendrée par la réputation des orcs dans la fiction. Cette réaction instinctive réduit la friction interprétative, mais nécessite un casting rigoureux.

Le plaisir du GN consiste à faire les choses pour de vrai, tout en prétendant être quelqu’un que l’on n’est pas. Mais en même temps la joueuse et son personnage ne seront jamais identiques, à moins de circonstances exceptionnelles. Une représentation indexicale exige non seulement que les joueur-euses soient capables de faire quelque chose, mais aussi qu’ils le fassent pour de vrai. Iels doivent parler le quenya [haut-elfique wiki (NdT)], convaincre un autre personnage, ou concocter un repas gastronomique. Certaines actions sont non seulement ardues, longues et ennuyeuses, mais aussi dangereuses et indésirables.

Faire les choses pour de vrai nécessite de l’entrainement. Le travail en amont du GN est le temps de préparation en dehors du temps de jeu, ce qui inclut la fabrication des costumes, la définition de relations entre personnages, des ateliers ou des entrainements. Par exemple une joueuse pourrait s’entrainer un week-end sur deux pendant un an au combat à l’épée de GN pour interpréter la championne du roi. De même, un maitre espion pourrait apprendre les noms et historiques de tous les personnages, afin de créer une impression indexicale d’omniscience inquiétante.

Du matériel authentique

On trouve dans certains GN de low fantasy ou de reconstitution historique un puissant désir de fabriquer des objets aussi indexicaux que possible. L’authenticité du matériel, sa fabrication, sa recherche et son entretien sont pour beaucoup de personnes des aspects importants du loisir. S’efforcer d’atteindre l’indexicalité, tel un idéal à poursuivre peut s’avérer utile, mais vouloir que tous les accessoires, costumes, équipements et sites soient réels – ou, à tout le moins qu’ils en aient l’air, qu’ils semblent réels au toucher et au fonctionnement– mène à des défis sans fin. Certains accessoires sont dangereux (les armes), d’autres sont coûteux (la joaillerie), difficiles à trouver (les antiquités), impossibles (les moteurs à distorsion wiki), ou prennent du temps à fabriquer (les vêtements d'époque réalisés avec des techniques d’époque).

Le vécu de l’indexicalité varie en fonction de la perception des joueureuses : si une joueuse n’a jamais touché ou vu un vrai pistolet, une réplique en aluminium pourra passer pour une représentation indexicale. D’un autre côté, si la joueuse a porté une arme de service tous les jours durant plusieurs années, il est peu probable qu’une réplique lui paraisse réelle, même si d’autres ne le remarquent pas et si cela n’affecte pas le jeu. Les équipements militaires historiques donnent l’impression d’être plus authentiques si vous savez qu’ils proviennent d’un vrai surplus militaire des années 1940.

L'indexicalité de n’importe quel objet est évaluée dans le cadre de son environnement. Un objet qui est significativement plus ou moins indexical va attirer l’attention. Introduire des objets indexicaux dans une expérience autrement symbolique va rendre ces objets plus réels que leur environnement, ce qui permettra de modeler l’attention. Dans un environnement suffisamment indexical, des objets iconiques seront plus difficiles à ignorer pour les joueureuses – un pistolet en plastique coloré symbolisant un vrai pistolet dans un café contemporain va être difficile à prendre au sérieux. Plus les joueurs sont familiers avec un environnement donné, plus la brèche expérientielle des objets non-indexicaux est importante. En conséquence, les environnements contemporains à haute résolution ont tendance à avoir la barre la plus haute en matière d’indexicalité.

Puisqu'il n'est pas possible d'obtenir une indexicalité complète, ni une lecture uniforme de la signification, il est toujours nécessaire d’établir un compromis sur la représentation. Les problèmes d’interprétation peuvent survenir dans les deux directions : une action ou un accessoire peuvent être vu comme plus indexicaux qu’ils ne le sont (un maquillage imparfait sur un personnage interprété comme devant être diégétiquement imparfait), ou ils peuvent être vus comme moins indexicaux (une réplique de pistolet vue comme une vraie arme, alors qu’elle est censée représenter une réplique).

Comme toute norme stricte sur les accessoires, un besoin d’indexicalité peut facilement se transformer en une barrière (gatekeeping) classiste. L’exigence d’une robe de bal royal hautement fidèle va empêcher certaines joueuses de s’inscrire à ce GN, ou les amener à choisir de jouer un rôle d’un statut social inférieur, pour s’éviter de trop grosses dépenses en costumes. Les participants qui ont moins d’argent, de temps, de réseau et de capital social et culturel vont avoir du mal à y participer.

Le travail et l’argent peuvent s’échanger l’un comme l’autre contre des accessoires indexicaux, et la majorité des jeux les utilisant y voient les joueureuses employer diverses stratégies. Cependant, si une joueuse veut représenter de manière indexicale, mettons, une guerrière tribale post-apocalyptique en parfaite santé, et courir durant des kilomètres pour mener à bien les quêtes fournies par le maître de jeu du GN, elle devra vraiment suivre un régime d’entrainement pré-GN ; il n’y a pas de raccourci monétaire pour obtenir des capacités physiques indexicales.

Nous pouvons diviser analytiquement le travail pré-jeu entre : travail dans le monde (gagner de l’argent, réaliser des objets), travail sur soi-même (apprendre des compétences, transformer son physique), et travail sur le jeu (répéter des méta-techniques, étudier la fiction). Les joueureuses ont souvent des préférences parmi ces différents types de travail pré-jeu et peuvent voir certains comme une barrière plus difficile à franchir qu’une autre.

Les participant-es en contexte

La limite ultime pour les joueureuses n’est pas leurs connaissances ou compétences, ni même leurs moyens financiers. La limite pratique est leur corps, un corps vivant. C’est également un élément qui est souvent contesté car il peut être très dur à admettre pour certain-es. Des personnes grandes ne peuvent être indexicalement petites de même que des personnes jeunes ne peuvent être indexicalement âgées. Si les exigences d’indexicalité augmentent, les rôles disponibles aux joueureuses se restreignent.

Tous les GN sont, de manière inhérente, validistes. Opter pour une représentation non-symbolique place toujours au moins certain-es joueureuses en situation de désavantage. Lorsque nous choisissons de faire les choses pour de vrai, nous devons reconnaitre que la totalité d’entre nous ne peut pas tout faire en vrai..

En outre, un corps de joueureuse ne flotte pas, telle une feuille vierge dans le vide, mais il se situe dans une culture spécifique, avec des histoires liées au sens et à l’interprétation. Plus vous choisissez d’aligner le corps du personnage et celui du joueur ou de la joueuse, plus vous vous dirigez vers le sexisme, l’âgisme, le racisme, le colorisme, la transphobie et d’autres discrimination (voir par ex. Kemper 2017). Une représentation indexicale tend à reproduire les structures de pouvoir du monde réel. Quand les joueureuses sont physiquement identiques à leurs personnages, le body shaming wiki, le racisme ou la misogynie diégétiques touchent les joueureuses aussi bien que leurs personnages.

Certains GN, pour éviter cela, interdisent précisément les insultes diégétiques qui visent le physique des joueureuses ou de leur personnage (ou d’autres attributs que le personnage pourrait partager avec le/la joueureuse) – ce qui peut, en retour, rendre difficile la représentation sincère de certaines identités de personnages, quand ces identités ont été modelés par l’oppression et quand cela importe aux joueureuses qui partagent ces identités (Saitta et Svegaard 2019).

Par exemple, si un monde de GN est conçu comme égalitaire au plan de l’orientation sexuelle – s’il n’y a aucune différence significative entre être héréro, gay, bi ou pan - alors les expériences liées à la pression sociale de dissimulation de sa sexualité et de coming-out perdent leur sens (cf. Stenros et Sihvonen 2019). Il est ardu de créer un monde fictionnel qui est libre d’oppression, et qui pourtant conserve la lisibilité des identités forgées par l’oppression.

Il est gênant de parler du corps des joueureuses comme d’un fait brut, comme de quelque chose qui a une spécificité historique et une existence physique,. C'est pourtant ce que nous allons faire ici. Lorsque nous essayons de créer un GN qui soit à la fois accessible et inclusif, mais qui contient également des signaux à la fois physiques et visuels (apparence, gestuelle, actions), nous ne pouvons pas ignorer le corps du/de la joueureuse. Dans la création du jeu, nous devons essayer de résoudre le problème inhérent au corps tel un objet indexical, séparé du reste du joueur.

Cette perspective abstraite peut être déshumanisante, mais l'ignorer signifierait ignorer les véritables défis relatifs à l'indexicalité des corps en GN. Nous manquons de langage poli pour cela parce que nous faisons souvent beaucoup d'efforts pour ne pas le voir, pour l'ignorer ; en partie à cause du mal qui fut causé au début de l'histoire de notre média lorsque les communautés étaient encore en train de s'approprier ce champ. Cela peut être gênant de s'attaquer à ses problèmes car ce sont des différences liées à la violence, au trama et à la honte, à la fois héritées et personnelles. Cependant, lorsque nous construisons des façons de voir, qui nous permettent de ne pas reproduire ce traumatisme, cela peut masquer les problèmes. Lorsque nous jouons, nous réagissons à la fois à l'incarnation de l’autre joueureuse, et à notre représentation de cette autre joueureuse. Les deux comptent.

Faisons une liste des structures de pouvoir qui ont un impact sur les participant-es.

Premièrement, les corps des joueureuses sont toujours présents en GN sous une forme ou une autre, mais pas toujours de manière indexicale. Un joueur peut endosser un rôle avec son apparence physique propre, ou celle-ci peut être iconique. Par exemple, une personne jeune peut jouer une personne âgée, ou un être surnaturel. Dans tous les cas toutefois, le joueur est présent dans leur corps précis, vivant, animé et réel. Lorsque ce corps devient une représentation de celui d'un personnage, il est nécessaire de traduire, interpréter et négocier.

Les êtres humains charrient leur histoire dans leurs corps. Les corps trans en sont un exemple particulièrement important et complexe, en ce qu’ils peuvent demander à prendre en compte ou à justifier des marques telles que des cicatrices, tatouages ou traces de chirurgie dans le GN - ou à accepter d'omettre ces éléments dans la fiction. Même quand un corps trans est représenté comme un index biologique, la production de ce corps est intrinsèquement liée à une histoire spécifique, des relations de pouvoir précises, ainsi que des technologies et législations particulières.

Pour que ce corps soit indexical, le joueur et l’autrice de GN devront créer des structures fictives parallèles. Quand bien même cela est possible, c'est rarement fait, car prendre en compte une oppression diégétique est une chose très difficile dans la construction d'un monde, et la plupart des créateurices ne sont pas armé-es pour y faire face. Même si c’était fait, le résultat ne sera pas toujours bienvenu pour les joueureuses : iels pourraient plutôt vouloir éviter l'oppression en incarnant un corps iconique. En conséquence, ce travail échoie aux joueureuses trans, qui supportent le fardeau d'adapter leurs corps de manière à ce qu'ils s'intègrent dans le jeu, tout en incarnant leur personnage ; se reconnecter avec leur corps ensuite, et gérer les réactions des autres joueureuses à un corps non-indexical tout au long de la partie.

Deuxièmement, les corps du/de la joueureuse et du personnage partagent inévitablement des réponses à la fois physiologiques et émotionnelles aux événements. Une joueuse peut interpréter des réponses émotionnelles qu'elle ne ressent pas dans son corps, et les représenter de manière iconique en jeu. Sans cela, cette simulation ludique sociodramatique qu'est le GN serait très difficile à pratiquer. Cependant, quand les émotions sont représentées de manière iconique, la réponse physiologique à l'interprétation de cette émotion va (en tout cas pour la plupart des joueureuses) mener à des sensations corporelles de cette émotion, jusqu'à un certain point. C'est une des racines du phénomène de bleed ptgptb : le chagrin indexical est un chagrin réel, et il ne va pas simplement disparaitre parce que le joueur sort de l'espace du jeu.

Souvent, les joueureuses choisissent de se diriger vers les réponses émotionnelles dont iels veulent vivre une expérience incarnée. L'attraction entre les joueureuses est un exemple emblématique : représenter une relation intime avec un joueur avec qui vous n'avez aucun atome crochu est un travail émotionnel difficile et qui donne souvent une interprétation plate. D'un autre côté, permettre aux réponses corporelles des joueureuses de filtrer dans le jeu peut résulter en des interprétations plus fortes. Karete Jacobsen Meland, Ane Marie Anderson et d'autres l’ont expérimenté à l'aide d'une technique de "sélection par l'odeur", ou les joueureuses vont être sélectionnés pour les relations intimes sur la base de leurs préférences des odeurs corporelles d’autrui - évaluation en aveugle sur des t-shirts blancs anonymes (voir Anderson 2015).

Troisièmement, les représentations charrient également une histoire qui leur est propre. Bien que, d'un point de vue formaliste, tous les signes qui pointent vers une signification sont également valides, certains signes ont une histoire culturelle très chargée qui leur est attachée (voir Hall 1997).

L'exemple évident ici est le blackface, l'acte de se peindre le visage dans une couleur sombre pour signaler qu’une personne blanche joue une personne noire. Cependant, cette description abstraite du blackface est presque inutile en pratique, dans la mesure où le blackface est historiquement utilisé dans un contexte de ridiculisation et d'oppression. Ce contexte est si puissant, particulièrement en Amérique du Nord, qu’on ne peut pas s’attendre à ce que les joueureuses l'interprètent de manière bienveillante.

Ces dernières années, il y a eu des discussions interminables sur les réseaux sociaux quant à l'usage de fard noir pour interpréter des races fantastiques, tels que les Drows de Donjons & Dragons. Les personnes qui défendent l'usage de maquillage noir pour interpréter les Drows ont tendance à le considérer comme une interprétation iconique de ces elfes noirs, dans laquelle ils tentent de créer une identité visuelle spécifique. Cependant, cette pratique de grimer un visage pour ressembler à un elfe noir est identique à un blackface - en effet, les Drows sont (usuellement) des personnes blanches à la base. De nos jours, le blackface est largement considéré inacceptable même pour représenter des races fantastiques, et par conséquent, beaucoup de GN aux États-Unis exigent que les maquillages de Drows soient bleus au lieu de noirs ou bruns (IV).

Dans certains cas, l'absence de familiarité de joueurs blancs avec l'histoire du blackface a causé des conflits avec celles ou ceux qui vivent avec le poids de cette histoire, et quelque fois, l'insistance à ignorer cette histoire est devenue une forme de barrière raciste.

Parmi les autres représentations qui charrient une histoire, nous citerons une esthétique camp wiki stéréotypée pour les personnages queers ; des représentations du travail sexuel basées sur le moralisme victorien (et, également, sur la pornographie victorienne) plutôt que sur une expérience vécue ; des portraits antisémites de gobelins amasseurs de trésors dans des œuvres de fantasy dont l’origine remonte à Shylock wiki dans Le Marchand de Venise wiki (1605) et, plus généralement, la racialisation de la plupart des monstres traditionnels dans la fantasy (voir Loponen 2019 et Hall 1997).

Certains de ces aspects du problème plus général de l'indexicalité relèvent de la justice sociale. Parce que, dans les GN, nous avons à traiter avec des personnes réelles, individuelles et non abstraites et idéales. Si l'objectif désigné est de créer un GN formaliste où les joueureuses sont interchangeables, il peut faire sens d'aller vers une représentation symbolique. L'indexicalité et le « faire les choses pour de vrai » nécessitent que les vraies joueureuses soient prises en considération.

La difficulté posée par l'indexicalité peut être résumée à une friction dans la création du GN « entre vouloir être vrai et vouloir être significatif » C'est ainsi que Stenros, Andressen et Nielsen (2016) ont formulé l'un des deux défis-clé dans la création de GN dans un article sur la table de mixage du GN electro-GN fr :

« Le second point clé est le compromis entre, d'une part, le naturalisme, la plausibilité, l'immédiateté et l'authenticité, et, d'autre part, la structure, l’édition, la prédictibilité et l'artificialité. L'expérience de GN doit être aussi réelle que possible - sans avoir les désavantages de la réalité, tels que de longues périodes d’ennui, l’exclusion basée sur les compétences et l'apparence, et le danger souvent doublé d’un manque de sens. En effet, il est important de se rappeler que le réalisme est un « -isme » : c'est un mouvement artistique qui remonte au XIXe siècle. De manière similaire, la simulation n'est jamais totale, ou alors ce n'est plus une simulation. » (Stenros, Andressen & Nielsen 2016)

Pour trouver un bon équilibre entre symboles, icônes et indices, il faut s'efforcer d’être visuellement plaisant, immédiat et immersif, et satisfaisant dans l'esthétique de l'authenticité - tout en étant lisible, accessible et pratique dans le cadre de production choisi pour l'événement. Si le Grandeur-Nature c’est faire pour de vrai, alors la question est de savoir comment être et faire « suffisamment vrai ».

Solutions particulières et solutions communes

Au centre du problème général de l'indexicalité se trouve la quête inhérente d’authenticité. Des accessoires, des lieux et des actes authentiques posent un défi pratique. Dans notre recherche d'un environnement indexical, nos choix doivent permettre au GN de rester compréhensible et jouable. Et voilà le tout dernier point où l'interprétation devient aussi un problème. Les joueureuses ne sont pas interchangeables, mais ils et elles sont différents en termes de compétences, de corps et d'expériences vécues. Leur historique influence fortement ce qui sera vu comme authentique : prétendre être un prestidigitateur sera très différent pour la personne qui n'a jamais réalisé de tour de magie devant un public, et pour celle qui vit de cette activité.

Les joueureuses viennent dans un GN avec une grande variété d'expériences passées, de compétences du monde réel, et de compétences de jeu. Il en résulte qu'iels vont lire une même interprétation de différentes manières. Cela se produit autant pour les actions jouées que pour les accessoires ou les personnages. La fidélité de l'expérience est donc un autre ingrédient essentiel - et les problèmes liés ne peuvent être résolus sans prendre en considération les joueureuses réels.

Le problème général de l'indexicalité n'a pas de réponse unique, mais des réponses spécifiques, dépendantes des situations et du contexte. La création, y compris la création de GN, est toujours une affaire de choix sous contraintes. Bien que le problème général de l'indexicalité ne puisse être esquivé, il y a plusieurs façons de le traiter. En effet, chaque GN traite le problème à sa manière, souvent en fonction des différentes traditions d’écriture. Chaque GN va présenter ses propres solutions - mais néanmoins partielles - générant une voie dans lequel plusieurs types d'expérience sont possibles.

Malheureusement, il y a des éléments qui sont très peu pris en compte ; des trous noirs de la création, qui font que la recherche de l'indexicalité se retrouve toujours à créer des barrières à l'entrée pour les mêmes personnes : l'adhérence à une vue étriquée des rôles de genre wiki historiques est un problème récurrent auquel font face les femmes en GN. L'accessibilité des personnes à mobilité réduite est un problème récurrent dans les bâtiments historiques.

Le problème général de l'indexicalité en GN ne peut être traité qu’en commun. Aucun GN ne peut résoudre le problème à lui seul, mais chaque GN peut choisir les éléments qu'il va résoudre et ceux qu'il va accepter - et dans une culture du GN saine, des GN différents vont choisir de résoudre des éléments différents de ce casse-tête, permettant de proposer des jeux à tous et à toutes.

Remerciements

La réalisation de cet article a bénéficié du soutien partiel du Centre d’Excellence en Études sur les cultures ludiques (CoE-GameCult, 312395), financé par l’Académie de Finlande. Remerciements particuliers à Aaron Trammell.

Bibliographie

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Jeux

13 til bords (2000) : Norvège. Kristin Hammerås et Solveig Malvik. [Un GN adapté du roman d’Agatha Christie Le couteau sur la nuque (NdT)]

1942 – Noen å stole på (2000) : Norvège. Margrete Raaum, Ståle Johansen, Anita Myhre Andersen, Oyvin Wormnes, Magnus Alvestad, Hilde Bryhn, Bjorn Kleven, Tor Kjetil Edland, Håvar Larsen, Hein Bodahl, Henrik Bohle, Jostein Hassel, et Espen Nodeland.

Dungeons & Dragons (1974) : États-Unis. Gary Gygax & Dave Arneson

Five Card Draw (jeu de poker) (trad.)

Parliament of Shadows (2017) : Belgique. Maria Pettersson, Juhana Pettersson, Bjarke Pedersen, Johanna Koljonen, Tom Boeckx, Anne Marchadier, Wim Peeters, Tonja Goldblatt, et Tuomas Puikkonen.

Prosopopeia Bardo 1: Där vi föll (2005) : Suède. Martin Ericsson, Staffan Jonsson, Adriana Skarped, Holger Jacobsson, Linus Andersson, Emil Boss, Jonas Söderberg, Karl-Petter Åkesson, Pär Hansson, Martin Lanner, Johan Eriksson, et Henrik Esbjörnsson

Texas Hold’em (variante du poker) (trad.)

Vampire: The Masquerade, fifth edition (2018) : Suède et USA. Kenneth Hite, Karim Muammar, Karl Bergström, Martin Ericsson, Matthew Dawkins, Juhana Pettersson, et Mark Rein•Hagen.


(I) NdA : Une note sur la sémiologie. Nous opérons ici, consciemment, avec une boite à outils concise, voire réduite. Dans le champ de la sémiotique, dans la littérature et dans les études culturelles plus généralement, il y a quantité d'outils qui pourraient être utilisés pour déchiffrer un GN. Nous pourrions nous plonger davantage dans les travaux de Pierce, au-delà de sa première trichotomie. Ou alors, nous pourrions débuter notre analyse à partir du signifiant et du signifié de Ferdinand de Saussure et continuer à séparer le sens littéral (signification) et le sens donné par la communauté (connotation), tel que souligné par Louis Hjelmslev (Barthes, 1964). En effet, nous pouvons nous plonger plus en avant dans l'interprétation : quel travail fournit le lecteur pour combler les manques dans le texte ou la performance ? Nous pourrions déballer cela avec le travail de Marie-Laure Ryan (1991), aller plus loin dans ce démêlage de la création de diégèses fantastiques cohérentes tels que souligné par Mall Hills (2002) et Michael Saler (2012) et, avec l'aide apportée par le paratexte, tel que souligné par Gérard Genette (1987). Le concept de sémiosphère de Juri Lotman (2005) pourrait être utilisé de manière utile pour apporter une certaine clarté aux défis de contexte culturel, tout comme la citationnalité de Judith Butler (1993) pourrait être un ajout intéressant à cette discussion, et évidemment on pourrait aussi appliquer au GN les travaux de Stuart Hall (1997) sur la représentation et les stéréotypes.

Cependant, nous avons fait un choix conscient dans cet article : décrire le problème général de l'indexicalité en GN avec aussi peu de théorie que possible. Notre idée est qu'en décrivant le problème général en termes abstraits, et avec des exemples de contextualisation, nous rendons davantage visible cette caractéristique fondamentale de la communication dans le GN. Ainsi, notre projet ici est davantage sémiotique que discursif : « l'approche sémiotique s'intéresse au pourquoi de la représentation, et comment le langage produit de la signification - ce qui a été appelé sa 'poétique’; tandis que l'approche discursive est davantage concernée par les effets et les conséquences de la représentation - c'est sa politique » (Hall 1997, 6). Les deux ne peuvent être totalement séparés en pratique, mais dans cet article nous tendons vers la poétique et non la politique. [Retour]

(II) NdA : L'indexicalité n'est pas le simulationnisme, bien qu'ils aient des points communs. Les simulations et le simulationnisme visent à reproduire des situations, évènements ou comportements du monde réel, et les simulations nécessitent toujours de la simplification. L'indexicalité est la représentation et la signification qui sont reliées aux choses signifiées ou représentées. [Retour]

(III) NdA : Il est important de noter que l'illusion à 360° et la recherche d’indexicalité, bien des idéaux de création importants dans le GN Nordique, n'en sont pas pour autant universels. D'autres idéaux existent, par exemple la clarté et l'indépendance matérielle (Stenros, Andressen & Nielsen 2016). Les GN qui visent la clarté tentent à réduire la complexité des éléments fictionnels, n’ayant par exemple que seulement trois chaises décorées et une belle table. Ce type de GN tendent aussi à avoir très peu d'interférences visuelles, et sont souvent joués dans des pièces vides et monochromatiques. La clarté en termes d'idéal de création est fortement associée aux GN du genre Boite Noire (blackbox par ex. Koljonen et al. 2019). Tandis que les actions peuvent être fortement indexicales, l'environnement, les corps des joueureuses et les costumes ne le sont pas.

L'indépendance matérielle comme idéal est plus fortement connectée au JdR sur table, ou l'environnement physique n'entre pas en compte dans le monde fictionnel. En GN, il est courant, dans les GN de chambre qui se jouent en conventions, et dans la tradition de freeform du Fastaval. À ce titre, le roleplay y est essentiellement symbolique et iconique, avec parfois des moments de discours ou d’actions indexicaux. L'indexicalité n'est pas un problème dans ce cas.

Pour expliquer cela, en utilisant la métaphore de la carte, les GN qui cherchent à créer une illusion à 360° veulent avoir une carte qui est le monde, une carte à une échelle 1:1. Les GN qui visent à la clarté veulent une carte similaire à un plan des transports en commun ; il est très utile pour un but très précis, plus que la carte à l'échelle 1:1, mais pour la plupart des usages ce plan est inutile. Les GN qui visent à l'indépendance matérielle ont des cartes qui ressemblent à des cartes, mais qui sont en réalité davantage des représentations artistiques du terrain. [Retour]

(IV) NdA : Il est important toutefois de reconnaitre simultanément que les histoires de représentations sont spécifiques à chaque culture. Supposer que la lecture étatsunienne est universaliste, effacerait toutes les autres cultures et histoires locales. Cela étant dit, la polémique concernant la blackface en particulier est très largement comprise de manière similaire dans les pays nordiques. [Retour]

Article original : The General Problem of Indexicality in Larp Design


(1) NdT : le problème de « l’authenticité » des objets se pose souvent aux orgas quand une joueuse se pointe avec une « cotte de maille » qui est un pull repeint à la bombe de peinture couleur métal, et qu’une autre arrive avec sa cotte de mailles en fil de fer, tricotée à la main ; la seconde – indicielle - est beaucoup plus « crédible ». Que faire de la première, « iconique » ? L’interdire ? La pénaliser en lui accordant moins de points d’armure ? [Retour]

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