Critique de 1984, le jeu de rôle d’après Orwell
1984 (avril 2021) est un jeu de rôle de Cédric B. chez Studio09 qui utilise le système de règles de Destinées ptgptb.
Cette critique est faite à partir du kit de presse.
Le livre de 240 pages est divisé en trois parties :
(1) la description du cadre de jeu, sur près de 50 pages.
(2) les règles pour jouer dans ce monde totalitaire d’Oceania ; environ 50 pages, avec un condensé des règles de Destinées adaptées pour ce contexte.
(3) plusieurs scénarios, sur plus de 100 pages, dont la moitié pour une campagne, « Le Dedans et le Dehors ».
Il y a ensuite des annexes, fiches de personnage, etc.
Le roman d’Orwell de 1948 joue un rôle important dans notre représentation du totalitarisme au XXe siècle et on pouvait en trouver quelques traces dans l’humour du jeu Paranoïa (1984) mais en cette année 2021 où l’œuvre est entrée dans le domaine public, c’est la première fois qu’on a une adaptation précise du roman lui-même et non pas seulement une parodie de certains de ses thèmes ;l’auteur s’est d’ailleurs aussi amusé à poursuivre par un jeu sur la Ferme des Animaux (1945) et sur l’autre grand roman dystopique précurseur d’Orwell, Nous-autres (1920) de Zamiatine.
Comme l’explique l’introduction, il s’agit à la fois de reconstituer au plus près, avec fidélité, certains aspects de cet univers qu’on néglige parfois - comme son côté post-apocalyptique dans la misère d’une Angleterre qui ne se serait jamais reconstruite de l’Après-Guerre après un conflit mondial nucléaire. Il s’agit aussi de faire quelque chose qui fonctionne en tant que jeu de rôle en donnant donc aux joueurs et aux joueuses des choix qui ne sont pas ceux d’un roman sur l’aliénation et l’écrasement de toute liberté. Et au lieu de vouloir réactualiser ou transformer 1984 ou de répéter qu’il est forcément toujours actuel ou intemporel, il s’agit plutôt d’entrer encore plus dans ce qui peut aussi paraître presque désuet dans l’uchronie, dans sa technologie finalement si figée ou archaïque depuis la Guerre. La distance dans le temps et l’étrangeté de cet univers sont vraiment assumés et c’est un des plaisirs de ce choix de fidélité
Bienvenue en Oceania
Un des avantages de suivre l’édition originale en anglais est de ne pas avoir à entrer dans la querelle sur les choix de traduction, entre la première version par Audiberti en 1950 ou le flux des nouvelles retraductions récentes comme Josée Kamoun ou Philippe Jaworski : on dira Newspeak sans trancher entre par exemple Novlangue (Audiberti) et Néoparler (Kamoun).
Ce guide sur 50 pages décrit les 4 Ministères qui ont tous des noms en oxymore :
- Minitrue - Propagande,
- Minipax - qui gère la Guerre avec l’Eurasia puis avec l’Eastasia,
- Miniluv - l’Intérieur, qui gère la répression et la torture et
- Miniplenty - qui gère la pénurie.
La société d’Oceania a un Parti Unique fondée sur une variante nouvelle de « socialisme », l’IngSoc sous la tutelle du dirigeant peut-être fictif, Big Brother. Cependant, environ 85 % de la population des « prolétaires » n’est pas encartée et vit dans une misère extrême. Le Parti est divisé entre les simples membres du Parti extérieur (15%), qui n’ont que quelques privilèges légers par rapport aux prolétaires, et les cadres dirigeants de la nomenklatura du Parti intérieur (2% de la population).
Le guide décrit ensuite bien comment fonctionne la propagande du bouc-émissaire et figure du traître intérieur Emmanuel Goldstein ou la haine entretenue contre les ennemis extérieurs : Eurasia, puis après changement d’alliance, contre l’Eastasia. D’ailleurs l’histoire est révisée et on dit « On a toujours été en guerre contre l’Eastasia ».
Les moyens de contrôle ne se limitent pas aux outils techniques comme les telescreens qui surveillent les citoyens du Parti extérieur. L’arme la plus ingénieuse et le plus radicale de la Thought Police est l’imposition du Newspeak pour empêcher toute pensée libre, empêcher de nommer certains concepts « imbons » en en faisant des « thoughtcrimes ».
Mais cette description de l’État et de la société peuvent se trouver dans toute étude sur 1984 alors que l’approche originale par un jeu de rôle commence avec la partie sur l’Angleterre (p. 41-47). L’auteur a réussi à donner un peu d’épaisseur à la Londres de 1984 (avec une carte) et même, en dépassant le seul cadre du roman, au reste de l’Angleterre à l’extérieur de la Cité en ruines.
Ce chapitre se termine par une longue liste d’inspirations avec même des idées d’accompagnement musical, qui pourrait même servir à une playlist pour des parties en dehors de ce seul jeu. Ce genre de liste réussit à suggérer à quel point l’œuvre d’Orwell a pu frapper les esprits depuis plus de 70 ans.
Les lois et les règles en Oceania
La section sur la création de personnages inverse les habitudes en mettant les PNJ avant les PJ, pour mieux donner des exemples des marginaux qui peuvent exister dans un cadre normal si contraint. Par exemple, le trait Newspeak - qui est une caractéristique si importante pour exploiter les potentialités de cette langue.
Pour limiter un peu la paranoïa, il est nécessaire de créer des PJ avec des liens assez solides, amoureux ou amicaux. Les 6 PJ pré-tirés (p. 76-81) sont plus adaptés à la campagne du jeu et ils ont tous une illustration tirée d’une photo qui doit dater des années 1940, ce qui insiste sur le côté « rétro-futur ».
Une des forces du jeu 1984 est qu’on voit rarement un contexte où jouer un fonctionnaire austère préposé aux Adverbes du Newspeak puisse donner envie de jouer.
Il n’est pas utile de reprendre ici en détails le système de Destinées qui a déjà été expliqué. Le jeu a l’originalité d’inverser l’idée de jet de dé et de difficulté : ce sont les traits ou compétences qui donnent un seuil fixe et le lancer de dés correspond à la difficulté qui tente de dépasser ce niveau des capacités. Les PJ de 1984 ont normalement moins de Points d’énergie (PE) que les héros habituels de Destinées, 10 au lieu de 12. On peut parier des PE avant de lancer les dés pour augmenter les chances de réussite et on peut même sacrifier un Dé du destin qui ajoute un d6 potentiellement sans fin mais fait perdre ensuite un dé de Points d’énergie et risque de déclencher une intervention de la Police de la Pensée en cas d’échec critique. Et bien entendu, personne ne veut attirer l’attention de la Thinkpol.
Une des idées de jeu est que, si les PJ doivent avoir un peu confiance entre eux, le MJ doit en revanche les rendre perpétuellement méfiants envers la surveillance étatique, au point que toute parole à voix haute d’un joueur peut être enregistrée par la Police de la Pensée. Tout PJ gagne des points de Suspicion quand il a un comportement jugé « non-conforme » ; lorsque la jauge atteint 10, il est interrogé. À l’inverse, des comportements jugés désirables par le Parti, et notamment la dénonciation, font gagner des Points de Fidélité utiles pour obtenir des faveurs. Les deux jauges peuvent évoluer sans rester simplement symétriques : un cadre très bien vu peut en même temps faire l’objet de plus de suspicion. Cela peut conduire à des dilemmes intéressants, où un PJ peut devoir faire de la délation contre certains subversifs ou déviationnistes afin de mieux protéger ses propres menées clandestines, voire livrer un autre PJ pendant un interrogatoire pour éviter de « disparaître » et de se faire « vaporiser ».
Vivre et mourir en Oceania
La troisième partie est consacrée aux scénarios et est la partie la plus importante du jeu. Tous les scénarios sont toujours présentés selon une règle de trois Actes.
Attention ça va spoiler !
Le premier scénario « Le sabotage » (p. 123-142) met en scène certains aspects presque satiriques ou ubuesques puisque les PJ vont devoir sans doute rivaliser de surenchères en affichage de pensée conforme s’ils veulent survivre. Un délit symbolique (une bannière du vénéré « BB » a été retrouvée déchirée) énerve la Thinkpol et elle doit trouver un « coupable » quel qu’il soit à la fin du scénario. Le contraste entre la tension et l’aspect véniel de ce « crime » devrait créer une mémorable introduction pour les joueurs.
Puis viennent 7 synopsis d’environ 1-2 page chacun. Certaines de ces pistes sont si dangereuses qu’on y retrouve un côté grinçant de Paranoia où il ne faudra sans doute pas trop s’attacher à son personnage qui risque souvent de mourir pour rien, même s’il est innocent.
Après ces idées de scénario plus proches de la claustrophobie du roman, on peut être gré à la campagne plus développée « Le Dedans et le Dehors » (p. 153-208) de faire souffler un léger vent de liberté, en dépassant Londres et en découvrant d’autres milieux plus marginaux. Malgré toute la noirceur de cet univers, il est possible d’espérer un peu de zone sanctuaire, au moins pour un temps donné. Il s’agit ici de retrouver « Joseph Winston » (sans aucun lien avec le Winston Smith du roman) à cause de divers liens que les PJ ont avec sa mère, l’institutrice Julia Winston (sans lien avec la Julia du roman). On passe donc de l’amour interdit dans le livre original à l’exploration de la fidélité et de l’amitié sous la Botte totalitaire de BB. Joseph s’est enfui parce qu’il avait refusé de dénoncer sa mère, et les PJ ont tous des raisons de vouloir le sauver. L’auteur a prévu plusieurs conseils pour adapter ce long diptyque à la durée de jeu qu’on désire privilégier.
Les suites de ce scénario ouvert permettent éventuellement de quitter l’Angleterre et d’explorer le reste de l’Oceania. Mais cette survie potentielle serait aussi une autre manière de clore une campagne de 1984 en ayant fui hors du centre. Le livre donne ensuite des règles très habiles et inspirantes pour un générateur aléatoire de scénarios (personnages, enjeux, missions, trois actes).
Knowledge Is Ignorance
Le jeu a une atmosphère qui lui est bien propre et notamment grâce à ses illustrations qui sont des versions modifiées de vieilles images de propagande. On est plongé dans un effroi mêlé à un certain humour décalé.
Rien que pour la campagne avec ses pré-tirés, le jeu vaut la peine qu’on investisse des efforts et c’est un bon modèle de comment réussir une adaptation d’une œuvre littéraire aussi singulière. Ou bien - comme on le dirait en Newspeak mais sans ironie -, « c’est plus-good. »
Au-delà de quelques one-shots mortels, et de cette campagne où on risque de tout faire pour sortir du cadre normal, cette atmosphère risque de devenir pesante pour la plupart des joueurs… mais on n’imagine pas non plus vouloir transformer un tel univers en une campagne ouverte sur le long terme.
1984 est disponible en format .pdf à 9 € (par exemple sur Drivethru.rpg) ou bien à environ 32 € pour l’impression avec couverture rigide sur Lulu.
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