La mort rend le jeu plus intéressant
© 2019 Alexis Smolensk
Ça me sidère toujours d’entendre des rôlistes prononcer des phrases du type « Ce qui est bon pour le groupe est bon pour moi. » Vous voyez de quoi je parle ? Les autres personnages vendraient le vôtre pour en faire du pâté pour chiens si ça pouvait leur faire gagner de l’argent.
Dans les commentaires d’un de mes précédents articles, Charles A a écrit une très bonne remarque (en) à propos de la mort dans les jeux :
Au fil du temps, les game designers (de jeux vidéo) ont compris que les joueurs et joueuses n’aiment pas perdre… Les jeux ont maintenant des sauvegardes automatiques régulières. Les difficultés sont paramétrées de sorte à ce qu’un joueur occasionnel ne meure que rarement et, quand il meurt, il ne perd que très peu de sa progression.
En bref : les joueur.euses veulent des points de sauvegarde, donc si leur personnage se fait tuer par le grand et stupide monstre, leur souhait est d’avoir un bouton sur lequel appuyer pour remonter le temps. OK.
Je joue aux jeux vidéo environ 8 à 10 heures chaque semaine, à des jeux que l’on me prête ou à certains de mes vieux jeux auxquels je joue encore. J’aime tout ce qui est jeux de gestion. Je n’aime pas écouter les médias grand public dire du mal des jeux vidéo et du temps qu’on peut y consacrer, alors que personne ne semble avoir de problème avec le temps passé à regarder le sport ou la téléréalité – probablement car les médias ont de l’argent investi dans ces divertissements gaspilleurs de temps. Je ne vois pas de différence entre me reposer en regardant un journaliste TV tourner en dérision un énième politicien dans le but de faire paraître ces politicards plus humains, ou si je l’écoute le faire pendant que je construis un énième bureau dans ma partie de Two-Point Hospital. Le repos, le temps libre, la pratique d’une activité de quelques heures est légitime quel que soit le temps qu’on y consacre.
Two Point Hospital, jeu de gestion et de construction semblable aux Sims mais centré sur la gestion d’un hôpital.
Les jeux vidéo sont captivants mais m’enthousiasment rarement. Je repose ma manette ou souris dès le moment où je ressens ce que Yahtzee décrivait (en) dans une de ses vieilles vidéos sur les Sims 3 :
En apparence, vous avez l’impression de contrôler totalement leur vie… mais sous la surface votre pouvoir sur leurs petites vies est négligeable. En supposant que vous ne soyez pas un emmerdeur aigri et antisocial et que vous jouiez correctement, votre rôle est de maintenir vos Sims heureux. L’écran affiche plusieurs jauges pour chaque Sim et vous devez par exemple les faire aller aux toilettes ou les faire manger dès qu’une de ces jauges tombe dans le rouge. Et en supposant que vos Sims aient un travail, vous avez tout juste le temps de remplir les jauges avant leur départ pour leur travail. Vous tombez dans une routine et il est de plus en plus difficile d’en sortir. Les jours passent, tous interchangeables, et même les fêtes que vous organisez dans la maison de votre Sims pendant leurs week-ends vous paraissent creuses et futiles. Tôt ou tard, vous prenez conscience de quelque chose : vous êtes en train de recréer une routine boulot-dodo alors que votre temps libre est censé vous servir à vous en échapper. Vous avez hâte de simuler des week-ends alors que vous ne profitez pas de vos propres week-ends ? Vous ne contrôlez pas vos Sims. Vous vous précipitez pour répondre à tous leurs caprices : vous êtes leur esclave. C’est vous le jouet.
Que l’on en soit conscient.e ou non, c’est fondamentalement vrai pour chaque jeu vidéo, et même dans chaque jeu à partir du moment où on écrit des règles sur lesquelles on n’aura pas un contrôle total. Ça peut être relaxant de céder le contrôle, de laisser le jeu décider du chemin que prendra notre personnage des heures durant dans les allées du château, massacrant les squelettes et fuyant les créatures colossales que je nomme « Gérard » car je trouve ce prénom amusant.
Dites bonjour à Gérard.
Mais ne vous y trompez pas. Ce n’est pas une activité « créative ». C’est de la dopamine [que vous recevez quand vous vous amusez (NdT)], des endorphines quand vous avez mal aux poignets et de la sérotonine quand vous commencez à vous vanter (et surtout quand vous vous filmez en train de jouer)… et toutes ces molécules peuvent maintenir votre intérêt pour un bon moment. Et si ce cocktail ne fonctionne pas, soyez sûr.e que quelqu’un est déjà en train de créer le jeu qui vous procurera ces douces molécules chimiques. Mais comme le dit Yahtzee : vous simulez vos week-ends, vous êtes le rat de votre propre cage. Vous ne contribuez pas à votre propre vie. Vous tournez en rond, pendant que des gens très très intelligents vous observent pendant que vous vous perdez dans votre labyrinthe, et ils comprennent qu’ils peuvent vous réclamer de l’argent en échange de nouveaux labyrinthes à vous offrir, tous plus surprenants et intéressants les uns que les autres.
Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la mort des personnages ? On peut dire que je soutiens le point de vue de Charles A : si l’on ne suit pas les règles, si on truque les dés, si nous revenons à la sauvegarde précédente quand un dragon crame notre personnage… On en arrive à ça :
OK, Yuers et Skiff sont morts cette fois. C’était il y a deux jours et vous êtes tous de retour à la taverne, encore une fois. Encore une fois, le jeune clerc – avec, entre les mains, son bouquin parlant d’un dragon – s’approche de vous. Il pose le livre et dit « Les villageois ont peur de la Brèche du Milligan, mais vous, vous n’avez peur de rien. »
Bien sûr, ça veut dire qu’on est aux commandes de la partie. On pourrait très bien choisir de quitter les lieux et ne pas affronter le dragon une seconde fois, si c’est ce qu’on veut. J’ai raison ? Ce serait compréhensible.
Mes pauvres habitué.es de parties en ligne (que j’ai ignoré.es pendant deux semaines sans aucune explication, car je cherchais un appartement, faisais mes valises, déménageais et écrivais en priorité sur mon blog au lieu d’écrire la suite de notre campagne) font face à un dilemme. Leurs personnages se trouvent du mauvais côté d’un lac, sous une météo affreuse et en état de faiblesse. En plus de ça, ils font face à un nouvel ennemi, dont la puissance est inconnue, qui se tient devant un mystérieux portail. Et cet ennemi peut potentiellement et à n’importe quel moment les mener à leur mort. Ils se sont fourré progressivement dans cette situation et ils en ont conscience.
À chaque fois qu’un évènement survient, le groupe parle de battre en retraite, le temps de se renforcer avant de revenir tenter leur chance. La discussion tourne ensuite autour de l’envie de rester sur place, au cas où partir rendrait l’aventure encore plus délicate la prochaine fois… et tant que le groupe est là, pourquoi ne pas y rester. Chaque fois, jusqu’à présent, le groupe a voté, et choisi de rester ; mais alors il s'est toujours passé quelque chose près du portail, et le débat recommence alors à zéro.
Si on ajoute des points de sauvegarde au jeu, on perd tout cela. Pourquoi ne pas sauvegarder juste avant de traverser le portail ? Si nos personnages meurent, on essayera autre chose. Pourquoi ne pas battre en retraite ? Ce n’est pas comme si la situation devenait critique… car, en réalité, rien n’est dangereux. Supprimer la mort dans les jeux vidéo a fait monter les chiffres de ventes de ce secteur, car parcourir des couloirs en incarnant un personnage héroïque invincible est plus intéressant que de regarder des gens à la TV qui se demandent si tel cheveu trouvé dans le pneu de la voiture correspond au suspect, ou de savoir si Judy a couché avec le fils du frère du petit copain de la sœur de Jamie. C’est une question de temps passé sur une activité que nous faisons principalement seul.e, sur du temps libre où nous ne ferions rien d’autre de significatif.
Accessoirement, c’est une des raisons pour laquelle je ne vois pas d’équivalence entre les jeux vidéo et les JdR : je ne joue pas aux jeux vidéo en multijoueurs. Si mon/ma compagne veut discuter avec moi, je mets volontiers le jeu en pause pour lui parler quelques minutes ou bien je peux l’arrêter… car le jeu est soit peu important, soit ça peut être sauvegardé. Je ne m’implique pas autant dans les jeux vidéo que dans les jeux de rôle où il m’est difficile de me lever et quitter la maison en plein milieu d’une partie. Je ne veux pas interrompre la séance de D&D pour aller parler d’un truc sans lien avec la partie. Le temps que je passe à jouer à D&D est sacré ; le temps que je passe sur les jeux vidéo est, eh bien, plutôt sympa.
Je ne joue aux jeux vidéo que lorsque je suis trop fatigué pour travailler. Je reconnais que la plupart des gens qui jouent aux jeux vidéo ne travaillent que lorsque d’autres personnes leur créent un espace de travail. Cette routine boulot-dodo dont parle Yahtzee.
En tant que créateur, je travaille dur pour créer ce sentiment de désespoir, de doute et de découragement qui s’installe au fur et à mesure de la partie, lorsque les joueurs et joueuses s’enfoncent de plus en plus dans une situation. Je ne me contente pas de provoquer de l’enthousiasme, ni de fournir de la dopamine et de la sérotonine. Je cherche vraiment à créer de la difficulté, des dilemmes à la hauteur de la vie réelle, où le succès ne se réduit pas à vaincre le monstre. Car non ! Le succès, c’est se vaincre soi-même… Surmonter ses propres doutes, son envie d’abandonner, sa certitude de la mort.
[Memento mori… « Souviens-toi que tu vas mourir. » (NdT)]
Si vous ôtez du jeu la [possibilité de] mourir, vous retirez la plus belle victoire qui soit.
Article original : Death Makes it Better
Pour aller plus loin…
Retrouvez ici un article sur la difficulté des jeux vidéo, qui ouvre une réflexion sur la difficulté en jeu de rôle.
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