Funérailles

Avertissement : Comme son titre l’indique, cet article traite du sujet sensible qu’est la mort, d’êtres réels et fictifs.

Aujourd’hui, j’ai aidé mes deux fils à enterrer leur chat, Neko-Chan, sous le forsythia du jardin. Après avoir creusé la tombe, je l’ai ôté de la sacoche dans laquelle le vétérinaire nous l’avait rendu, je l’ai déposé sur la serviette déchirée et usée qui allait être son linceul. Et je lui ai dit au revoir. Je lui ai dit que sa vie avec nous fut courte, mais peut-être tout de même plus longue et agréable que celle à laquelle la forêt le destinait – nous l’avions trouvé dans les bois. Je lui ai dit que j’espérais que notre famille lui avait apporté autant de joie qu’il nous en avait amenée.

J’ai proposé à mes fils, mon second et troisième – ceux qui le considéraient comme leur petit chouchou –, de prendre un moment pour lui dire au revoir. Je crois que le plus grand a dit quelque chose, c’est lui qui avait trouvé ce chaton perdu dans les bois. Mon plus jeune fils est resté silencieux plusieurs minutes, c’est lui qui avait convaincu sa mère de l’adopter à condition qu’il prenne soin de lui.

J’ai replié le linceul sur Neko et je l’ai déposé dans la tombe, avec un éclat de brique du jardin comme point de repère, ou, oserais-je dire, de pierre tombale. Nous l’avons ensuite tous les trois recouvert de terre et nous sommes restés là, debout encore un moment, avant de retourner à notre vie quotidienne.

Je suis maintenant de retour dans mon bureau et je viens d’ouvrir le dossier contenant les notes pour mon prochain article [rôliste], mais je viens de comprendre que j’ai besoin d’écrire quelque chose de différent. J’ai donc reporté ce brouillon à la semaine prochaine pour porter mon attention sur la modeste cérémonie que nous venions de tenir et sur le sentiment de perte que nous ressentions envers un être à qui nous n’avions jamais parlé, avec qui nous n’avions vécu que deux ou trois ans, dont la seule grande contribution à nos vies était de tuer les souris envahissant notre précédente maison et qui nous montrait son affection en nous mordant et griffant les mains. Il a fait partie de notre famille pendant peu de temps. Il n’était pas le premier animal que j’avais enterré dans le jardin ces dernières années, mais il fut le premier pour lequel mes fils étaient assez âgés pour contribuer à l’événement. Je n’ai jamais eu à m’occuper d’un animal dans mon enfance, donc je ne sais pas exactement comment les enfants vivent ce décès. Mais une fois adulte, j’ai vu assez d’animaux partir pour savoir que c’est bien plus difficile à vivre que de jeter sa chemise préférée devenue trop petite.

Je joue et mène des parties de JdR depuis plus de vingt ans maintenant et j’ai consacré de nombreuses heures à ce loisir… en fait je suis même incapable de dire combien de zéros aurait mon estimation en nombre d’heures. Durant toutes ces heures, j’ai pu voir mourir de nombreux personnages, les miens y compris. Charcutés par des épées, dévorés par des monstres, pris dans des explosions de grenade, pétrifiés, empoisonnés, dissous par des pouvoirs soniques, carbonisés par des rayons laser, abattus par balle, irradiés, embrochés par des flèches… La mort s’est présentée sous des formes variées et, parfois, j’étais insensible face à cette perte.

Mais je ne me souviens pas avoir assisté une seule fois aux funérailles d’un personnage.

Et, en pensant à la mort du chat de la famille, je me demande pourquoi.

Ce n’est pas, je pense, parce que je ne me souciais pas des personnages. Certes, je me souciais assurément davantage des miens – j’étais encore sous le choc plusieurs heures après la mort imprévue d’un de mes personnages préférés, il y a quelques années. Et même quand je suis MJ, les PJ sont comme des ami.es à mes yeux. Je vois même les PNJ importants comme des personnes que j’aurais rencontrées dans d’autres mondes. Je m’en préoccupe la plupart du temps - peut-être plus qu’il ne faudrait. Quand j’ai appris à aimer un personnage, je déteste vraiment le voir mourir. C’est une des choses qui m’a vraiment séduit dans l’écriture de Multiverser (1) : les PJ ne meurent pas. Je me soucie des personnages. Ce n’est pas parce que les univers ne me semblent pas réels. Si vous suivez mes articles, vous savez que j’en parle souvent, et que j’ai souvent des « souvenirs » de lieux jamais visités qui me viennent à l’esprit et paraissent aussi vivants que s’ils étaient réels, et tout autant chargés en émotions.

Ne pensez pas non plus que j’ai l’habitude de négliger les détails, en tout cas dans ce contexte. Oh, il m’est arrivé de faire une ellipse de 6 mois et de passer sous silence ce que faisaient les personnages pendant ce temps. Mais je suis aussi du genre à savoir à quelle heure précisément mon personnage s’est arrêté pour manger et qui était responsable de faire la vaisselle.

Et ce n’est clairement pas parce que je ne m’intéresse pas aux cérémonies. Tout individu ressentant l’envie de dire quelques mots lors de l’enterrement d’un chat accorde de l’importance à certaines cérémonies de la vie.

Non, j’ai toutes les raisons de penser que je voudrais vraiment une sorte de conclusion à la mort d’un personnage, une sorte de cérémonie funéraire qui serait jouée dans le jeu.

Si ça a déjà eu lieu, je ne m’en souviens plus. Je doute que ça aurait été un moment tellement tragique que je l'ai refoulé (après tout, je me souviens des morts), ni un moment si banal au point de l’oublier (je me souviens de nombreux instants banals). Je pense qu’on n’a jamais joué de telle cérémonie. Peut-être a-t-on déjà fait un bref commentaire pour dire qu’un PJ était enterré, mais il n’y a pas eu d’enterrement.

Peut-être que jouer le rôle d’un personnage assistant à l’enterrement d’un.e proche n’est pas quelque chose qui nous semble amusant. Mais, me direz-vous, nous jouons beaucoup de moments qui ne sont pas amusants. Pensez à la mort du personnage qui se ferait enterrer : ce n’était pas drôle pour lui de mourir. La mort n’était sans doute pas le résultat espéré, mais selon toute vraisemblance elle est survenue au milieu d’un moment fort de l’histoire – un combat, un conflit avec un.e ennemi.e, une étape dangereuse du voyage, un assassinat… Pour la plupart d’entre nous, le plaisir de jouer provient de notre réussite à garder en vie nos personnages dans des situations qui nous feraient nous-mêmes pâlir, même si on était préparés à échouer et mourir. L’épée de Damoclès de la mort nous rappelle souvent à quel point on passe à deux doigts de perdre tout le monde : en supprimant totalement la possibilité de mourir, on perd - ou on réduit drastiquement - ce qui crée une grande tension en jeu. C’est pourquoi les personnages dans Multiverser continuent de subir les conséquences de leur mort, même s’ils ne restent pas morts.

La possibilité de voir un personnage mourir, même en sachant qu’on peut le faire revenir à la vie, nous donne le frisson de la victoire lorsque nous réussissons à survivre voire à triompher de la situation. Et si la possibilité de mourir ne se produit jamais, elle commence à perdre toute signification : les joueuses ont l’impression que leurs personnages sont immortels ; le plaisir est retiré du jeu. Donc non, la mort n’est peut-être pas ce que nous souhaitons à nos personnages, mais c’est une part importante du plaisir à notre table de jeu. Les enterrements, eux, ne sont pas une partie de plaisir.

Mais les enterrements font partie intégrante de l’histoire, ils jouent un rôle important : ils font partie de la vie de nos personnages. Nos personnages ne pleurent-ils pas la perte de leurs proches ? Les soucis du quotidien ne les affectent-ils pas ? Ne changent-ils pas qui ils sont et leur vision du monde ? Si un dragon a mangé leur ami, ne sont-ils pas en colère ? Bouleversés ? Effrayés ? Ou bien vont-ils simplement dire « Pas de bol, mais la prochaine fois on aura le trésor » ?

Il semblerait que trop de nos personnages soient superficiels. Ils ne semblent pas vraiment se soucier de ce qui devrait profondément les toucher. Leurs proches sont réduits au même rang qu’une figurine du Monopoly ou qu'une vie supplémentaire de Mario. Ils n’ont pas vraiment d’émotions, et nous ne les interprétons pas comme s’ils en avaient. Ils deviennent alors moins réels, moins humains. Et nos histoires en pâtissent.

Bien entendu, on ne peut pas jouer comme si c’était la réalité. Personne ne s’attend à ce que les personnages suivent le processus complet du deuil de Kübler-Ross (2). Très peu de parties se prêtent à un Schiva (3) de plusieurs heures ou à un long service funèbre allant de la salle funéraire au cimetière – encore moins si le jeu se prête à des morts fréquentes. Mais peut-être qu’une cérémonie courte, un moment de recueillement, une prière de la part des personnages à l’âme de leur proche défunt.e, selon leurs croyances, contribuerait fortement à donner du sens aux vies de nos personnages (4) – au lieu de seulement faire comme dans un jeu vidéo où on n’en parle que le temps de cliquer sur le bouton « nouvelle vie. » Et peut-être que cela aiderait les joueur.euses à insuffler des émotions appropriées [au contexte], qu’il s’agisse d’une colère qui aliemente la résolution d'attraper le tueur, d’une peur salutaire ou panique du monstre, ou d’un profond chagrin et d’un sentiment de perte omniprésent qui se manifestent à l’occasion de petits souvenirs liés à la personne défunte. Cela ne peut mener qu’à des personnages, histoires et parties plus intéressantes.

Quand on joue à Risk, il est compréhensible que des armées entières soient massacrées sans que personne ne sourcille. Dans une partie de jeu de rôles, chaque mort [de PJ ou PNJ important (NdT)] devrait avoir la même signification pour nos personnages que cela en aurait pour nous.

Article original : Deceased


(1) NdT : Multiverser est un projet développé par MJ Young, l’auteur de l’article. Il le présente comme un jeu générique et adaptable à tous les autres jeux, tous les systèmes connus. Une des idées est par exemple de pouvoir prendre sa fiche personnage d’un autre jeu, et de le faire entrer dans le jeu Multiverser en suivant les règles de conversion. Les PJ ne meurent pas, ils changent juste d'univers. [Retour]

(2) NdT : Élisabeth Kübler-Ross était psychiatre et a mené des recherches avec des patients en phase terminale de maladies de l’Université de Chicago. Dans On Death and Dying (1969), elle propose un schéma du deuil en cinq étapes et affirme que tous les patients en traversent au moins deux : le déni, la colère, le marchandage, la dépression, l’acceptation. Cela peut être un excellent guide de roleplay - pour du GN p.ex. - si c'est votre truc. [Retour]

(3) NdT : La Schiva, ou Shiv’ah, est une période de deuil de sept jours propres au judaïsme. Après les funérailles, les proches de la personne défunte se réunissent pour cohabiter et doivent respecter plusieurs règles pour honorer la mémoire de la personne disparue ; ces règles sont toutes symboliques, ont un impact sur le quotidien (ni travail, ni cuisine, ni sièges hauts…) et une bougie doit brûler pendant les 7 jours du deuil. D’autres règles s’ajoutent également à plus long terme, comme le fait de ne pas se couper les cheveux ni participer à des festivités joyeuses pendant 30 jours. [Retour]

(4) NdT : Il existe même un jeu francophone complet dédié aux funérailles : La Vie de l’Absent, écrit par Tiramisù. [Retour]

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