La cassure ultime : la perte d’un joueur

La mort d’un joueur force naturellement un ou une MJ à revoir sa campagne et ses plans. Mais ce genre d’événement tragique n’est pas le seul à rendre nécessaires ces changements : un joueur peut déménager, se lasser de la campagne et vouloir passer à autre chose, ou bien carrément lâcher le JdR, à cause d’un mariage ou d’un engagement militaire par exemple. J’ai vu toutes ces choses arriver par le passé (y compris les deux raisons d’arrêter le JdR), et le décès de Stephen (voir Remembering Stephen Tunnicliff en) m’a forcé à refaire ce genre de remaniement. J’ai donc pensé que quelques réflexions sur les mécaniques à l’œuvre pourraient être utiles à notre lectorat.

pièce manquante dans un puzzle

Viabilité de la campagne

La première question à trancher est si la campagne peut encore être jouée sans cette personne. Était-elle tellement centrale dans la campagne qu’il vaut mieux s’arrêter ici ? Y a-t-il encore assez de monde pour convenir au style et au genre ? Il n’y a pas de réponse universelle à cette question. Cela varie selon les campagnes et le nombre de joueurs restants.

Sous beaucoup d’aspects, perdre un joueur est comme perdre un acteur dans une série télé à succès : parfois le programme continue sans même marquer un arrêt (on pense à Dick Sargent [qui repris le rôle de Jean-Pierre d'un épisode à l'autre à] Dick York, dans la série Ma Sorcière bien-aimée wiki), parfois tout s’arrête brutalement (pouviez-vous imaginer Happy Days sans Fonzie ?). En de rares occasions, ce changement amène même du mieux (quoique je n’ai pas d’exemple en tête).

 

Vitalité de la campagne

Une autre question, en lien avec la précédente, concerne le personnage du joueur défunt. Le personnage était-il trop important pour que la campagne continue sans lui ? Est-ce qu’il reste assez de PJ pour continuer dans le même style et le même genre ? Chacun et chacune apporte quelque chose d’unique à une campagne, généralement à travers sa façon de gérer son personnage. Est-il remplaçable ? Est-ce que quelqu’un d’autre peut prendre le relais ? Peut-on se passer complètement de ce rôle en le remplaçant par un autre personnage ?

Encore une fois, chaque campagne apportera une réponse différente à cette question.

 

Options pour le personnage : immortaliser, commémorer, mettre de côté, remplacer, effacer

Si l’on prend la décision de retirer ou de remplacer le personnage du joueur disparu, s’ensuit la question de ce que l’on veut en faire. Dans ce cas particulier, celui d’un décès, il y a un fort désir de créer une sorte de mémorial pour le joueur, à travers son personnage, en l’immortalisant comme élément de la campagne.

Une approche moins extrême est d’offrir au PJ un départ en grande pompe, qui va commémorer son rôle dans la campagne. Mais cela fonctionne généralement mieux lorsque c’est planifié à l’avance.

Plus prosaïquement, on peut simplement faire prendre sa retraite au personnage. Il rend son tablier et se retire, chevauchant vers l’horizon sur fond de soleil couchant.

Si le personnage est trop important pour la campagne, deux options se présentent pour le « remplacer » : vous pouvez garder le personnage en le donnant à une nouvelle joueuse, ou bien accueillir une nouvelle joueuse avec un nouveau personnage remplissant le même rôle. J’ai pratiqué ces deux approches par le passé. Blackwing, dans ma campagne Zénith-3, en est à son troisième joueur, et un nouveau personnage est entré en scène lorsque Nick (un de mes joueurs) a quitté pour un temps la campagne Fumanor (1).

Enfin, il est possible de simplement tuer le personnage et de laisser la campagne avancer après cela.

Idéalement, la décision devrait être prise par avance, après consultation de la joueuse concernée, et avec sa coopération. Cependant, quand le départ est soudain, le ou la MJ n’a plus le choix et devra faire l’arbitrage lui-même – éventuellement après consultation des autres joueureuses.

 

Mes campagnes

Ce préambule étant évacué, il est temps de se pencher sur des cas précis – mes campagnes, en cours comme en suspens. Je vais commencer par mes campagnes de D&D, puis poursuivre sur les autres.

 

Les Anneaux du Temps

Cette campagne de D&D 3e édition était déjà en suspens faute de temps – de temps de préparation, mais surtout de temps de jeu. Dans celle-ci, la moitié des intrigues principales concernaient le personnage de Stephen, qui était un des deux joueurs. Sa présence était absolument centrale dans cette campagne, c’est pourquoi elle ne reprendra jamais.

 

L’Arbre de Vie

Quand j’ai songé pour la première fois à tester D&DNext [nom de travail utilisé par Wizard of the Coast aux versions de test de la 5e édition de D&D (NdT)], j’ai voulu le playtester en faisant exactement ce que j’aurais fait dans une utilisation classique  : créer une campagne avec. L’Arbre de Vie est la campagne qui en est ressortie. Cette campagne a été interrompue lorsque le système de jeu est passé dans une nouvelle phase de playtest, car ce que Wizard voulait que les testeurs fassent était incompatible avec elle.

Le plan original était de reprendre la campagne quand ce serait plus approprié, mais Stephen était d’une importance capitale dans celle-ci, donc je ne suis plus certain de le faire. Cela dépendra de la capacité d’une nouvelle personne à reprendre son rôle.

 

Fumanor : Les Graines de l’Empire

Stephen n’était pas joueur dans cette campagne, donc aucune décision n’est requise.

 

Fumanor : La Foi Unique

Cette campagne a commencé avec un unique joueur, mais s'est enrichie en cours de route d'autres joueurs, dont Stephen. Les plans pour le futur de cette campagne étaient de créer une bifurcation, la moitié des intrigues se concentrant sur le premier PJ, l’autre moitié s’intéressant au barde de Stephen. L’autre nouveau PJ était censé partager les aventures de celui de Stephen.

J’ai donc évidemment deux options : maintenir la campagne selon le plan, ou me défaire de celui-ci et intégrer les autres joueurs dans la trame principale, selon une structure plus traditionnelle.

Pendant un certain temps, j’ai été partagé entre ces deux approches. Finalement, trois considérations sont venues régler définitivement la question.

  • La première était de réaliser que la trame centrée sur le barde de Stephen ne fonctionnerait pas sans lui.
  • Deuxièmement, l’autre nouveau PJ était pour sa part mieux adapté à la branche non-bardique.
  • Troisièmement, si je déplace l’intrigue bardique à l’arrière-plan de la campagne tout en lui donnant plus d’impact, je pourrait immortaliser le barde de Stephen comme élément-clé, soit du grand final de cette campagne, soit d’un arc narratif de la prochaine.

Cela requiert de revoir un peu mes plans pour la campagne et de jeter à peu près la moitié des aventures prévues, mais c’est de loin ma meilleure réponse pour cette campagne, et pour le désir d’immortaliser les contributions de mon ami à mes parties.

 

Les Fragments de Divinité

Un nouveau joueur, Shannon, avait rejoint la première campagne Fumanor aux deux tiers de cette dernière, mais il n’était pas habitué aux intrigues et à la complexité des campagnes que j’organise. Il s’est senti perdu et a abandonné au bout d’un peu moins d’un an.

Selon lui, le problème venait en partie du fait qu’il a manqué les débuts de la campagne, et essayait en permanence de rattraper ce retard avec les autres joueurs. Il m’a donc demandé de créer une nouvelle campagne pour qu’il puisse s’acclimater. C’est l’origine de la campagne des Fragments de Divinité.

Le personnage de Stephen était un acteur secondaire de la campagne, qui devait montrer sa valeur lorsque celle-ci arrivait dans sa phase politique. Sans lui, les défis auxquels les PJ allaient être confrontés auraient été trop difficiles, mais Stephen n’était pas central dans cette campagne. Je pense que je vais simplement donner à son personnage, un voleur récemment reconverti en assassin, un nouveau contrat à honorer, et le faire ainsi gentiment sortir de l’intrigue.

 

Fumanor : Le Chaos Ultime (titre de travail)

Mes joueurs n’ont pas été surpris que je commence à rassembler des idées pour la prochaine campagne Fumanor peu de temps après avoir commencé nos campagnes en cours. Le plan était qu’un PJ de haut niveau de chacune des trois campagnes Fumanor soit repris pour former l’équipe d’un grand final à toute cette trilogie.

De la première campagne, Ian Gray aurait repris Aurella, la plus grande mage du monde connu. De la campagne des Graines de l’Empire, Nick aurait repris Tajik, son clerc orque. Enfin, Stephen aurait repris son barde de la campagne La Foi Unique.

Ces plans se sont bien sûr effondrés avec le décès de Stephen, mais après avoir revisité - suite à sa disparition - mes plans pour la campagne La Foi Unique, l’idée de départ pourra être suivie, du moins dans son esprit. On aura certes besoin d’un troisième joueur pour rejoindre la campagne, mais par chance Shannon, après deux ans dans la campagne des Fragments de Divinité, se sent prêt à rentrer « dans la cour des grands ».

 

La Campagne Cri de Guerre

Celle-ci a commencé comme une campagne pour un seul joueur, et bien que Stephen et un autre joueur l’aient rejointe par la suite, leurs personnages sont toujours restés secondaires au niveau de la campagne. Cette campagne continuera donc sans Stephen.

La question devient alors celle du devenir de son personnage. Pour l’instant, les PJ sont en plein dans un arc épique en plusieurs parties, « Les filles de Darion », où le PJ susnommé doit trouver des prétendants pour ses filles. Interrompre cet arc serait assez difficile et dérangerait pas mal l’intrigue générale de la campagne. Dans le même temps, ils reste encore au moins deux ans à jouer sur cet arc, et le personnage de Stephen serait difficile à jouer comme PNJ.

Si la campagne va en pâtir dans tous les cas, il faut néanmoins chercher à limiter les dégâts. La meilleure réponse consiste à imposer un choc bref et brutal, pour que ce soit réglé aussi vite que possible, puis de reprendre la campagne. Cela suggère à mes yeux un entracte en plein milieu de cet arc, et maintenant, comme ils sont justement entre deux aventures, cela me semble être le moment parfait pour une telle interruption.

Ayant pris cette décision, il me reste à trouver une aventure qui mènera au départ, à la mort ou à toute autre fin théâtrale pour le personnage de Stephen. J’avais toujours eu en tête que la campagne les mènerait à un moment dans le monde natal du personnage de Stephen, où il affronterait sa némésis. Si je fais sortir le personnage de l’intrigue, cette aventure deviendra inutile, et pourtant j’y ai déjà beaucoup travaillé. J’ai toujours cherché à la placer quelque part dans mes plans pour la campagne, sans jusqu’ici y arriver, alors pourquoi pas maintenant ?

Moyennant quelques ajustements, j’offrirai au personnage de Stephen une fin épique pour lui faire quitter la campagne. La seule différence est qu’il faudra redoubler d’efforts pour donner aux PJ une victoire coûteuse inévitable, au lieu de les laisser trouver une solution pour sauver leur camarade.

 

Zénith-3 : Campagne de la Régence

Stephen ne participait pas à cette campagne, mais ses anciens personnages ont laissé une trace indélébile dans son histoire, plus que dans toutes mes autres campagnes. Ses personnages, Behemoth en particulier, y resteront comme son héritage.

 

Le Club des Aventuriers

Cette campagne donne beaucoup d’importance au groupe. Stephen était un des joueurs dans un groupe de quatre, donc il devrait nous être possible de continuer. Selon moi, on approche cependant de la limite, mais il y a un autre MJ dont l’avis compte aussi. Les différents départs, pour différentes raisons (nous étions huit joueurs au départ, dont moi), commencent à déstabiliser la dynamique d’ensemble. C’en est au point où les joueurs et le co-MJ pourraient envisager que chacun prenne un second personnage, ou que quelques nouvelles recrues soient intégrées au groupe.

Aucune de ces décisions ne m’appartient entièrement, car je ne suis pas le seul MJ de la campagne. Il faudra en discuter avec mon co-MJ avant de trancher.

Concernant les personnages, celui de Stephen est au cœur de l’aventure en cours et de la prochaine prévue. Je pense que nous devrions pouvoir réécrire la prochaine pour la centrer sur un autre PJ, probablement le prêtre de Saxon. Le capitaine de navire de Ian Mackinder serait un choix plus logique, mais il est déjà au centre de l’intrigue secondaire.

La difficulté viendra du fait que Ian n’est pas un bon détective en jeu. Il aime les enquêtes, le style Sherlock Holmes, mais cela n’a jamais été son point fort. Dans cette autre intrigue où il est central, il aurait volontiers reçu l’aide de Saxon et Nick pour ce point. Maintenant, il devra uniquement compter sur Nick. Seront-ils à la hauteur du défi ? Il nous faudra peut-être faire appel à l’aide de PNJ, ou même être plus généreux dans les indices et les réactions.

Reste l’aventure en cours, qui tourne entièrement autour du personnage de Stephen. J’étais venu avec l’idée de base, mais Blair et moi l’avions finalement rejetée, car elle était trop diabolique. C’est alors que Stephen nous a demandé une intrigue dans laquelle son personnage gagnerait un titre de noblesse. Et puisque c’était au cœur de ce que j’avais inventé plus tôt, nous nous sommes dit avec Blair : « c’est lui qui le demande ».

Il faut donc choisir entre finir de jouer cette aventure ou bien se contenter de raconter l’issue aux autres joueurs pour passer à la suite – qui n’est pas encore écrite et prête à jouer. Je pense que nous devrions continuer cette aventure, et en modifier la fin pour que le personnage de Stephen en sorte avec son titre inchangé. Un ami commun et ancien joueur, Michael Price, est probablement le mieux désigné pour incarner le personnage de Stephen, et nous devons discuter avec Blair de la possibilité de lui demander de prendre ce rôle pour le reste de cette aventure.

 

Conclusion

Dans l’industrie du spectacle, on dirait « The Show Must Go On ». Ce n’est pas la même chose pour le JdR. Rien n’empêche d’abandonner une campagne suite à la perte d’un joueur important et d’en commencer une nouvelle. Mais, d’un autre côté, on désire naturellement respecter le temps et les efforts investis par les autres joueureuses (sans s’oublier soi-même), et on aimerait immortaliser ou commémorer le personnage du joueur qui nous a quitté (2).

Parfois la bonne chose à faire - et la meilleure pour la campagne - est de réaliser ces hommages. Mais il y a aussi des circonstances dans lesquelles il vaut mieux faire disparaître le personnage, que ce soit dans un grand flash ou bien sans remous.

Bien trop souvent, les MJ n’utilisent qu’une même solution pour toutes les situations listées au début de cet article. Nous avons heureusement étendu le répertoire des réponses à apporter avec ce genre de problèmes.

Article original : The Ultimate Disruption

(1) NdT : l’auteur avait fait en 2011 une liste de ses nombreuses campagnes ptgptb,  dont Zénith-3 et Fumanor. Zénith-3 est une campagne de super-héros qui emploie une variante du Hero System ; Fumanor est l’univers partagé de plusieurs campagnes médiévales-fantastiques que Mike Bourke décrit dans un autre article ptgptb comme « conçue pour AD&D, adaptée pour D&D2, une brève amourette avec Rolemaster pour finir avec D&D3 » [Retour]

(2) NdT : pour envisager une autre façon de rendre hommage à un ou une camarade de jeu disparue, vous pouvez écrire un faire-part en commentaire du poème La Chaise vide ptgptb de J. Blackburn et B. Jelke. [Retour]

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