La gestion de la moralité dans quelques JdR

un article du fanzine Room 207

(Mondes internes 2)

Alors, dans Donjons et Dragons il y a toujours eu cette chose qui ennuie beaucoup de monde -

Non, attendez, je ne suis pas crédible. Je recommence. Alors, parmi les très nombreuses choses qui ennuient les joueurs et les joueuses de Donjons et Dragons  (I), il y a évidemment le système d’alignements.

C’est une des bases du jeu. Pour faire simple, l’alignement est une étiquette qui se colle sur votre personnage pour dire où il se situe d’un point de vue moral et éthique. Il existe trois versions de ce système, selon l’édition à laquelle vous jouez (II). Mais dans sa version la plus populaire l’idée principale est que vous êtes moralement soit Bon (un des gentils), soit Mauvais (un des méchant) ou alors Neutre (un de ceux qui s’en foutent) et vous pouvez être soit Loyal (qui suit les règles et respecte l’autorité), Chaotique (vos propres règles) ou Neutre (qui s’en fiche en fait).

Il y a quelque chose qui rend cela vraiment intéressant et qui rend D&D unique par rapport au reste des genres de la fantasy, en dehors de cette nature Noir-et-Blanc-et-Une-Nuance-De-Gris. C’est que les alignements sont diégétiques ; dans le monde de D&D chaque alignement présente un caractère magique et cosmique qui lui est propre. C’est littéralement la force universelle sur laquelle les Personnages-Joueurs sont alignés. Dans les premières versions du jeu, les alignements possédaient aussi leur propre langue. Un PJ pouvait parler le Loyal Neutre. Votre perso pouvait lancer un sort pour connaître l’alignement de quelqu’un.

Et si quelqu’un lui faisait porter le Heaume d’Alignement Opposé magique, cela inversait son alignement ; donc s’il était Loyal Bon, il devenait Chaotique Mauvais et il devait effectuer une quête pour revenir à son alignement d’origine. Même certaines classes étaient basées dessus : on ne pouvait être Paladin que si on était Loyal Bon ; et si on cessait de l’être, le PJ devenait un combattant standard et boueux jusqu’à ce qu’il ou elle redevenienne Loyal Bon.ne.

Chaque alignement possédait son propre plan, une dimension alternative où vivaient les dieux correspondants et qui fonctionnait comme l’au-delà. Ces lieux étaient basés sur un mélange de différentes mythologies : l’Olympe était la voisine d’Asgard, l’Arcadie se trouvait à côté du Paradis et le Nirvana à quelques espaces de l’Enfer.

Et bien sûr, les alignements imposaient des codes de conduite, mais ils étaient peu définis et difficiles à faire respecter. Et même s’il y avait des règles maison pour en garder la trace et contrôler si le comportement de votre perso reflète bien son alignement, en vérité tout cela restait très arbitraire. Votre vision du comportement attendu d’un personnage d’alignement donné était probablement totalement subjective, et les idées d’une personne sur les limites des alignements, et qui rentrait dans chaque définition différeraient de celles de n’importe qui d’autre.

Bon. Voici par exemple un diagramme d’alignement que j’ai réalisé pour cet article. Je peux justifier chacun des choix que j’ai fait mais je parie que votre diagramme ne ressemblera pas à celui-là.

Vous voyez ce que je veux dire ? Je serais très surpris que personne au monde n’ait rien à redire à ce tableau. Mais c’est justement ce que je veux démontrer. Vous ne pouvez en fait pas placer une personne réelle dans une de ces boîtes, parce que les vraies personnes sont plus complexes que ça.

En fait, j’aime beaucoup le système d’alignement bancal de D&D avec ses dimensions alignées et ses langues uniques à un alignement, ses sortilèges et heaume qui changent votre alignement ; mais ça ne colle à aucune mythologie réelle, ni vraiment à une fiction (III).

Sans surprise, il me semble que beaucoup de jeux de rôles sortis quelques années après la parution de D&D ne possédaient pas d’alignement du tout (IV). Ils sont partis du principe que le bien et le mal sont des concepts présentés par la fiction.

Comprendre : vous viviez toujours des aventures, vos persos étaient toujours les gentils, et les méchants restaient les méchant parce que c’est comme ça que le jeu les présentait. Mais cela pouvait prendre un tour bizarre et politique ; dans The Price Of Freedom grog sorti en 1986, vous jouiez de virils Américains qui massacrent les Soviétiques qui occupent les États-Unis. Et que dire du JdR militariste post-apocalyptique Twilight 2000 grog. C’était fondamentalement le néant au niveau moral (1). Bien qu’un grand nombre de joueurs étaient contents, les jeux de rôles eurent mauvaise réputation et ils allaient parfois dans des directions qui rendaient les gens mal à l’aise.

Des JdR commencèrent à explorer les thèmes moraux et éthiques de manière différente. Dans Star Wars RPG grog [Star Wars D6] original de Greg Costikyan, les PJ recevaient des Points de Force lors de l’accomplissement d‘actions héroïques et/ou adaptées à la narration. Ce qui était intéressant était que cela impliquait des éléments extradiégétiques à l’histoire.

  • En se comportant en héros [ou en saint (NdT)], votre PJ pouvait (re)gagner un Point de Force [temporaire],
  • en se comportant en héros dans un moment passionnant et central à la résolution de l’histoire, votre perso gagnera définitivement un Point de Force [supplémentaire].
  • D’un autre côté, s’il ou elle se comportait en sale type ou qu’iel restait sans rien faire face à une injustice, le perso risquait de gagner un Point de Côté Obscur. S’il accumulait trop de ces points, votre personnage sombrait définitivement dans le Côté Obscur et vous le perdiez, parce que le jeu vous interdit explicitement de jouer un personnage méchant.

Je me souviens que j’avais environ quatorze ans quand j’ai pu essayer ce système et j’avais pensé que c’était un bon moyen de faire les choses. Ça avait l’air satisfaisant. Les gentils n’avaient pas à jouer comme des gentils ; mais s’ils le faisaient ils étaient récompensés.

Vampire : la Mascarade (ou Vampire Vert comme j’aime l’appeler pour le différencier de Vampire Rouge [Vampire : Requiem (NdT)], celui pour lequel j’ai écrit tant de livres). V :TM donc,

Vampire : the Masquerasde Vampire: The Requiem


avec toutes ses innovations, avait un mécanisme vraiment génial : les Points d’Humanité. Je sais qu’il y a de nos jours un courant de pensée qui affirme que le système d’Humanité de Vampire Vert est mauvais par certains côtés. Cette idée s’est aussi répandue auprès des créateurs, c’est pourquoi on a ôté le côté mordant du système (vous m’excuserez pour le jeu de mots) dans les éditions les plus récentes du Monde Des Ténèbres par exemple. Mais parlons de sa version originale qui est aussi la meilleure.

 Votre vampire a un score d’Humanité qui va jusqu’à 10 et qui mesure à quel point il est, eh bien, un humain ; à quel point il est bien.

  • S’il a un score de 10, en gros c’est Gandhi.
  • La plupart des personnages commencent à 7, ce qui est bien. Il a surement déjà piqué une enveloppe au bureau et déjà engueulé son père, mais c’est tout de même une bonne personne.
  • Si le ou la vampire arrive à 3 ou 4, iel a probablement déjà tué quelqu’un sans le regretter
  • et si le PJ arrive à zéro, c’est quelqu’un d’horrible, si repoussant qu’il ne peut même plus agir humainement… et vous perdez votre personnage à jamais.

Chaque fois que votre perso faites quelque chose de suffisamment violent, égoïste ou cruel, vous devez faire un jet de sa caractéristique de Conscience ; si vous réussissez, le PJ ressent des remords envers ce qu’il a fait. Sa conscience fait son travail, quoi.

Si vous ratez, le perso ne se sent pas mal du tout par rapport à ce qu’il a fait, et le refera probablement ; il perd donc un point d’Humanité. Plus son score d’Humanité est bas, pire doivent être les actions qu’il entreprend pour en perdre… Mais plus ça devient difficile de les garder quand il fait ces actions horribles [puisqu’il faut réussir des jets sous une carac qui a diminué, à la manière de la SAN de l’Appel de Cthulhu (NdT)].

À 7 ou plus c’est un vol ; à environ 5 une agression ; quand vous arrivez à 3 ou 4 c’est le meurtre. Avec moins de 3 points on parle de choses tellement horribles que le jeu hésite même à les nommer.

Je crois – et oui, je suis conscient que cela va à l'encontre des écrits les plus sérieux sur la création de jeux de rôles de ces quinze dernières années – que c’est une mécanique fantastique, parce que à Vampire la Mascarade… vous jouez un vampire. Oui, c’est évident… Mais… Si vous jouez à Vampire, vous jouez quelqu’un qui est mêlé à [des rivalités politiques entre] factions balèzes ; et vous avez des pouvoirs de vampire cools, qui foutent les jetons.

Et ces factions balèzes et ces pouvoirs de vampire – contrôle mental, changer de forme, se dissimuler dans l’ombre – tout cela vous mène à accomplir de mauvaises actions. Votre perso doit séduire des gens, les intimider ou les contraindre autrement à le laisser boire leur sang, juste pour survivre, putain ! Vous devez faire de mauvaises choses. Parce que vous êtes un vampire !

Donc, plus vous agissez de manière vampirique, plus votre PJ devient une mauvaise personne. Cette tension est intéressante ! C’est gratifiant ! Il y a des enjeux importants là. Ça importe. Et vous savez que ça importe, parce que c’est inscrit sur votre fiche de personnage, et que cela déterminera la manière dont vous jouerez.

Les éléments de votre feuille de personnage vous encouragent à jouer d’une certaine manière. La violence, les pouvoirs et les factions balèzes font perdre quelque chose d’important à votre perso, alors même qu’il amasse du pouvoir.

Ces choses sont là pour vous tenter. Vampire Vert vous fait jouer à un défi d’audace métaphorique et complexe. Qu’allez-vous faire pour gagner ? Jusqu’où irez-vous ? Qu’êtes-vous prêt à sacrifier ?

Cette rangée de ronds à noircir est une mesure de la bonté qui est en votre perso. Tout le reste soustrait cette bonté à son âme. Toute sa compassion, sa générosité, son affection, tout ce qui a de la valeur chez lui. Plus ces bons aspects s’évanouissent, plus vous êtes tenté de faire de choses de plus en plus horribles pour gagner plus de pouvoir.

Et c’est à ce niveau que le jeu modélise l’horreur au niveau individuel. En tant que personnes, nous aimons penser que nous sommes bons. C’est vrai. Et Vampire nous oblige à remettre en question la force de la bonté en nous. Si vous êtes investi dans la partie, ces petits ronds sont là pour vous arrêter et vous faire dire « Mon dieu, qu’est-ce que je suis en train de faire ? ».

Et oui, cela a été édulcoré au cours du temps, mais ce fut aussi le cas pour les alignements de D&D à chaque nouvelle édition.

Les jeux de rôles plus récents se sont plutôt aventurés dans l’exploration de décisions morales chacun à leur manière, avec divers degrés de succès. L’exemple le plus évident est Dogs in the Vineyard grog, que j’adore, sur lequel j’ai déjà écrit, que j’ai parfois critiqué, et où tout repose sur le fait de placer quelqu’un sans expérience dans une position de juge moral. Il n’y a pas de système de moralité dans le jeu, mais la prémisse vous force à prendre ces décisions, à réfléchir à ça.

J’aime récompenser certains comportements moi-même, mais cela ne peut marcher que si vous avez une idée solide de où vous voulez aller avec ces récompenses, et que vous annoncez clairement quels comportements vous souhaitez valoriser.

Vous ne pouvez pas attendre des autres gens qu’ils soient sur la même longueur d’onde que vous, moralement ou politiquement : je me souviens qu’il y a des années un collègue avait écrit sur son blog comment Gandhi était moralement faible à cause de son pacifisme et j’ai pensé : non-non. Mais cette personne s’est avérée être un agresseur en série, donc qu’il aille se faire foutre.

C’est pourquoi je pense que quelle que soit votre tentative d’approcher la moralité des actions de vos persos, vous pouvez vous passer de systèmes. Mais il vous faudra tout de même formuler en termes clairs (V) ce qui est considéré comme « le bien » dans votre cadre de campagne.

La prochaine fois, je vous parlerai un peu de santé mentale, et de comment les jeux de rôles la modélisent. Attendez-vous à plus de vampires, ainsi que qu’a des jumeaux maléfiques, des bras cybernétiques et Choses tentaculaires méchantes venues de l’Au-delà.

Article original : Inner Worlds 2 : Rights and Wrongs


Notes de bas de page (oui, de vraies notes de bas de pages)

(I) NdA : Sérieusement, depuis que j’ai lu les disputes au ralenti dans les pages de discussion du magazine mensuel Dragon entre la fin des années 80 et le début des années 90, je me suis toujours demandé pourquoi autant de fans de D&D haïssent tellement ce jeu tout en y restant agrippés. C’est pour ça que les jeux Old School Renaissance m’agacent si souvent : si vous haïssez autant D&D, et franchement, vous le haïssez clairement, pourquoi vous acharnez-vous à le recréer encore et encore, et encore et encore ? [Retour]

(II) NdA : Dans D&D Basic/Expert, il y avait trois alignements : Loyal, Chaotique et Neutre. Dans la quatrième édition vous en avez cinq : Bon, Mauvais, Non Aligné, Loyal Bon et Chaotique Mauvais. (…) [Retour]

(III) NdA : Ceci étant dit, vous pouvez présenter des arguments solides en faveur d’une lignée directe depuis les œuvres de Michael Moorcock (et je le dis en tant que fan), et ses sagas interminables d’héroic-fantasy, où les protagonistes peuvent être explicitement alignés avec la Loi ou le Chaos sans pour autant être d’accord avec les entités pour qui ils travaillent – Elric de Melniboné est un agent du Chaos mais le déteste et agit souvent contre les intérêts du Chaos ; Corum travaille pour la Loi ; Hawkmoon pour la balance cosmique. Aucun d’entre eux n’est heureux de servir son maître et tous restent toujours fidèles à eux-mêmes.

Ironiquement, si les anciennes versions de D&D ne mettaient pas tant d’emphase sur le fait d’encadrer les comportements, elles pourraient refléter ce type de concept d’une bien meilleure manière. [Retour]

(IV) NdT : Un cas particulier notable fut le système de Palladium (utilisé pour Robotech, Teenage Mutant Ninja Turtles, Rifts et quelques autres) qui incluait des alignements, mais ceux-ci étaient un peu bizarres : Droit et Scrupuleux (les « Gentils »), Immoral et Anarchiste (les « égoïstes ») et Scélérat, Diabolique et Aberrant (les « Méchant »). [Retour]

(V) NdT : C’est d’ailleurs ce qui explique mon aversion pour le réflexe qu’ont les nerds sur Internet à se référer à l’univers en tant que « fluff » (le contexte) opposé au « crunch » (les règles) ; ces termes devraient être inversés puisque c’est l’univers qui donne sa consistance au jeu et fournit ses attentes sous-jacentes [≈ la Prémisse du Big Model ptgptb (NdT)]. Une bonne description d’univers est une fondation, une base sur laquelle les règles peuvent fonctionner ; et sans l’univers, les mécanismes deviennent juste des nombres sans signification. [Retour]

Note du Traducteur

(1) NdT : Ce qui se comprend, vu qu’on y joue des ex-soldats essayant de survivre dans l’Europe radioactive d’après la 3e Guerre Mondiale. Lire Bien agir ; une explication ptgptb, pour une discussion sur la moralité de ce JdR. [Retour]

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