Sur "La Maison hantée"

un extrait de Second Person: Role-Playing and Story in Games and Playable Media, par Pat Harrigan et Noah Wardrip-Fruin, eds., ©MIT 2006, publié par The MIT Press.


Le scénario original La Maison Hantée pour L’Appel de Cthulhu qui est paru dans le supplément La Trace de Tsathoggua a été écrit en 1983, quand le jeu de rôles balbutiait encore et que L’Appel de Cthulhu était un jeu relativement jeune.

Sorti en 1981 [aux États-Unis], L’Appel de Cthulhu était unique en son genre dans le sens où il ne se reposait pas sur les récompenses tangibles pour inciter les joueurs à participer ; telles que par exemple les points d’expérience ou les trésors. Les Investigateurs de L’AdC ne trouvent ni tas d’or, ni armes dévastatrices, ils ne deviennent ni riches ni célèbres pour leurs audacieux exploits. En fait, c’est plutôt l’inverse. Les Investigateurs terminent leurs aventures habituellement dans un état bien pire que celui dans lequel ils les ont commencées, avec moins d’argent, moins de santé mentale, et parfois un statut social diminué. Comme les chats, les Investigateurs sont guidés non pas par l’appât du gain, mais par la curiosité.

L’un des concepts de La Maison Hantée était de développer la mini-aventure d’origine du même nom qui avait été incluse dans les règles de base depuis la toute première impression du jeu. Ce seul petit scénario avait permis d’attirer plus de rôlistes vers L’Appel de Cthulhu que n’importe quel autre matériel publié pour l’AdC, et j’avais envie d’exploiter le concept au maximum. En déplaçant l’idée vers une très vaste maison (un manoir typique des films de maison hantée hollywoodiens) je pouvais fournir tous les détails possibles et imaginables. La plupart des scénarios de l’AdC se déroulent dans des villes, dans de grands bois, ou dans différents lieux successifs. Par nécessité, tout ne peut pas y être détaillé, demandant au Gardien des Arcanes d’être très réactif et d’improviser les informations supplémentaires pour les Investigateurs curieux.

La Maison Hantée se déroulait intégralement dans un lieu unique, donc j’ai décrit en détail toutes les pièces et ai fourni tous les indices imaginables. Le scénario incluait même des suggestions pièce par pièce sur ce que le fantôme pouvait faire pour effrayer les Investigateurs en train de visiter une certaine zone. Contrairement à de nombreux scénarios de L’AdC qui ont tendance à se dérouler d’eux-mêmes, indépendamment de ce que font les joueurs, la Maison Hantée est conçue pour que l’antagoniste réponde directement aux actions des joueurs, et à très peu d’autres choses.

C’est probablement l’un des systèmes de règles les plus efficaces et réalistes jamais conçus pour un jeu de rôle.

Je voulais aussi créer un scénario qui évitait autant que possible le combat. Avant L’Appel de Cthulhu, quasiment tous les JdR étaient orientés vers le combat, comme il sied à un loisir qui tire son origine du wargame. Cependant, L’AdC offrait quelque chose de différent ; les insidieuses règles de Santé Mentale étaient au cœur de cette expérience. Non seulement les Investigateurs couraient le risque d’être démembrés de part en part, éviscérés ou avalés tout entiers, mais ils pouvaient également perdre l’esprit. Toutes les fondations du jeu reposent sur la menace sur la santé mentale des Investigateurs, sur leur bien-être et sur leur impression de sécurité. Bien que d’autres jeux eussent déjà invoqué divers jets de sauvegarde pour simuler la peur ou la terreur chez un personnage, cela n’a jamais été très efficace :

MJ : « Tu ouvres la porte et tu vois quelque chose d’horrible. Fais un jet de sauvegarde contre la peur. »

PJ : « J’ai fait 16. Je devais faire 14 ou moins. »

MJ : « Tu es si horrifié par ce que tu vois que tu ne peux pas agir. »

PJ : « Ah… d’accord. »

Les règles de SANté Mentale (SAN) de L’Appel de Cthulhu, en revanche, parviennent à refléter le déclin de l’équilibre psychique chez les nombreux protagonistes des histoires du jeu. Des expositions répétées au Mythe font diminuer le score de SAN du personnage-joueur, rendant le maintien de la santé mentale de plus en plus difficile, ce qui mène à de plus grosses pertes de points de SAN, ce qui à son tour rend plus difficile le maintien du contrôle du personnage dans la prochaine situation menaçant la santé mentale, et ainsi de suite. En fait, cela reflète de façon assez perturbante les problèmes émotionnels de la vraie vie et comment ils s’auto-alimentent.

C’est probablement l’un des systèmes de règles les plus efficaces et réalistes jamais conçus pour un jeu de rôle. Un personnage en train de se traîner dans un scénario de l’AdC avec un score actuel de SAN de 33 (ou même moins) est typiquement sur le point de bondir au plafond au premier signe de quelque chose d’inhabituel. Il sait qu’il vacille au bord de la folie et qu’un simple choc pourrait le faire basculer et le rendre irrémédiablement fou.

Je voulais un scénario qui menace de rendre les Investigateurs fous, plutôt que de tout bêtement les découper en morceaux. Je voulais également voir si je pouvais créer un scénario qui soit si difficile à démêler que la plupart des groupes d’enquêteurs finiraient par abandonner et quitter les lieux sans en résoudre le mystère, sans détruire le spectre qui habitait la maison. Je voulais une aventure qui donnerait aux joueurs des anecdotes à raconter. Et le must, c’est qu’il reposait sur l’ambiguïté morale inhérente à Lovecraft et à l’AdC. Le fantôme ne dérange pas grand-monde – excepté l’homme très riche qui a hérité de la maison. Les Investigateurs – qui en général se considèrent comme « bons » – sont là pour évincer le locataire surnaturel et seront payés une forte somme d’argent pour détruire une créature qui en fait ne dérange presque personne.

Dans ma vision du JdR, la plupart des joueurs veulent revivre des aventures et des histoires similaires à celles qu’ils ont lues dans des livres, vues dans des films ou à la télévision. Par conséquent, j’ai toujours fait un grand usage de clichés dramatiques établis, qu’ils soient présentés de façon directe, à moins que ce ne soit pour donner le change. Comme dans toute forme de divertissement populaire, vous faites un mélange entre des éléments familiers et quelque chose de nouveau.

J’ai commencé la conception de La Maison Hantée en faisant une liste de tous les évènements effrayants dont je pouvais me souvenir dans des films comme Poltergeist, La nuit de tous les mystères [House on the Haunted Hill, 1958, NdT], La Maison du diable [The Haunting, 1963, NdT], ainsi que de tous les autres films et histoires de maisons hantées : couteaux volants, endroits mystérieusement froids, chaises qui se balancent toutes seules, et tout ce qui me passait par la tête. J’ai adapté des pans entiers tels quels, alors que j’ai retravaillé d’autres morceaux pour mieux les faire coller à la situation, ou y rajouter de nouvelles surprises. Puis j’ai ajouté des idées personnelles. Ce n’est qu’après avoir compilé cette liste initiale que j’ai commencé à réfléchir aux pouvoirs du fantôme. Je les ai ensuite conçus sur mesure pour permettre au fantôme de créer exactement les effets que je voulais.

J’ai doté le fantôme de pouvoirs et de compétences qui lui permettraient de terrifier les Investigateurs, et même de leur infliger des blessures superficielles, mais qui dans l’ensemble l’empêcheraient en fait de tuer ou de blesser grièvement qui que ce soit. La plupart des créatures de l’univers de L’Appel de Cthulhu sont exceptionnellement puissantes et dangereuses et le Gardien des Arcanes doit être vigilant pour ne pas écraser les PJ sous les pertes de Santé Mentale, ou détruire tout le groupe dès la première rencontre. Les JdR précédents avaient suivi l’exemple de Donjons & Dragons, en utilisant des règles d’équilibrage compliquées pour essayer de garder les joueurs au même niveau que les épreuves. A l’inverse, les horreurs du Mythe sont tellement puissantes et dévastatrices que le Gardien doit se retenir beaucoup et de façon peu commune, ou prendre le risque de tuer tous les personnages-joueurs lors de leur premier face-à-face avec un monstre.

Le fantôme est bien moins dangereux que la plupart des créatures du Mythe, et cela permet au Gardien d’être à l’aise dans le scénario et, en réalité, de jouer contre les Investigateurs plus ou moins sur un pied d’égalité, en utilisant les ressources du fantôme pour les mettre en rogne et les terrifier, plutôt que de simplement les détruire. Bien que le fantôme ait une grande variété de pouvoirs à utiliser contre les Investigateurs, ces sorts drainent le Pouvoir de la créature, qui doit ensuite se régénérer pour un temps. Cela incite le Gardien à ne pas tout envoyer d’un seul coup sur les Investigateurs. Les effets les plus puissants ne font pas que drainer complètement l’énergie du fantôme, - le laissant temporairement sans défense -, mais peuvent aussi menacer son existence même, et doivent donc être utilisées avec précaution.

L’aventure est remplie de fausses pistes. J’ai inclus tous les clichés de maison hantée auxquels j’ai pu penser, la plupart visant à amener les Investigateurs dans des culs-de-sac. Il y a de nombreux indices qui mènent vers le vrai fantôme, mais ce dernier est complètement atypique, et la solution du mystère n’est pas offerte sur un plateau d’argent. En général, les joueurs n’arrêtent pas de revenir sur un ensemble précis d’indices mystérieux, mais souvent ne les suivent pas jusqu’au bout car ils sont distraits par des fausses pistes qui promettent des solutions plus directes.

C’est un scénario relativement anodin, conçu pour rendre le personnage fou, mais pas pour le tuer. À chacune des nombreuses fois que j’ai fait jouer cette aventure, aucun Investigateur n’a été tué, ni même rendu fou de façon permanente. En même temps, personne n’a jamais résolu l’aventure, ou ne s’est même approché d’une solution. Tous se sont retirés du scénario, la plupart indemnes, avec un peu moins de santé mentale que quand ils ont commencé, mais presque tous avaient de belles histoires à raconter pour les prochaines années.

article original : On the Haunted House


En réponse à Sur "la Maison hantée" : Limitation de la proposition créative et suppositions restrictives dans l’Appel de Cthulhuptgptb


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