L’histoire du Non
© 2018 Robin D. Laws
Dans un article précédent pelgranepress (en), j’ai parlé des difficultés dont on parle parfois quand des MJ qui se sont exercés à dire “non” appliquent cet état d’esprit au système Gumshoe grog.
NdT : Dans cet article, Robin D. Laws explique que plus on lit de livres de JdR, plus on va survoler les sections qui semblent similaires d'un bouquin à l'autre. C'est ainsi qu'il est possible de louper des règles importantes, comme celle dans Gumshoe disant que les indices très importants ne nécessitent pas de dépenser de Points d'Investigation : mais un ou une MJ qui survole la section "Comment jouer" ratera cette information et demandera une dépense de points… ce qui amènera les PJ à en manquer ! Un MJ habitué à dire « non » (et à demander des dépenses de points) peut donc déséquilibrer les règles s’il ne lit pas la section indiquant qu’il faut dire « oui » (pour les indices capitaux, gratuitement)).
Cette fois, je vais m’intéresser à l’influence que la culture originelle du JdR a eu sur cet état d’esprit des MJ, et à comment les postulats sont en train d’évoluer dans la période actuelle de renaissance du JdR.
Gumshoe, ainsi que de nombreux autres systèmes, cherche activement à faire avancer le récit. Quand quelque chose vient bloquer le développement de la narration, le système fournit aux MJ et aux joueuses des outils pour se débarrasser de ces obstacles.
Par exemple, le système de Motivations, …
NdT : on assigne une Motivation lors de la création de personnage, et elle va pousser les PJ à agir. Par exemple la Motivation curiosité peut convenir pour un Journaliste ou une Inspectrice de police, alors que la foi sera plus convenable pour un Prêtre, l’ennui pour une Artiste et la malchance ou la vengeance pour un Voyou, etc.…
…présent dans de nombreuses versions de Gumshoe (de Terreurs grog à Yellow King grog), met la responsabilité du côté des joueurs : ils doivent interagir avec la prémisse (la proposition de jeu) et agir pour construire une histoire intéressante.
Cela permet de corriger un postulat implicite, et qui dominait auparavant : que c’est le boulot des MJ d’inciter les joueurs et joueuses réticent.es à faire prendre des risques à leurs personnages. Les Motivations leur rappellent de faire activement des choix qu’un personnage rationnel, mais peu intéressant, préférerait éviter.
Ce postulat, comme tant d’autres choses, date de la genèse du JdR, où on pensait plus en termes de récompenses et de punitions (1) que de créer ensemble une histoire amusante. Les premiers joueurs ont appris à leurs dépens à ne plus faire d’erreurs “stupides” pouvant tuer leurs personnages. Les Motivations agissent pour aller de la question de l’ancien modèle « comment je peux éviter des erreurs mortelles ? » vers « qu’est-ce qui m’inspire pour faire des choix excitants ? »
Pour rappeler Une Chose Que Je Dis Toujours, Gary Gygax et Dave Arneson ne cherchaient pas à créer une nouvelle forme d’art narratif quand ils ont développé les idées qui ont abouti à Donjons & Dragons, le JdR-original-tel-que-nous-le-connaissons (2) . Ils travaillaient dans la tradition du wargame, inventant un nouveau jeu qui réduisait l’échelle des unités depuis la légion, bataillon ou escouade vers celle d’un individu unique avec une épée ou un chapeau pointu.
Dans ces émanations de leurs cerveaux, il y avait aussi ce concept, brillant, générateur d’habitudes : le point d’expérience, une monnaie que les personnages continuaient d’accumuler au cours du temps. Cette persistance et cette croissance menaient – inéluctablement vers la narration.
Mais cela créa aussi une dynamique d’opposition entre le MJ et les joueurs. Le MJ dispose d’un stock infini de points d’expérience, créant ainsi un environnement qui les garde hors de portée des joueurs, en attendant qu’ils affrontent l’univers et se les approprient.
Les premiers conseils donnés aux Maître de Donjons recommandaient de limiter l’excès de punitions infligées aux joueurs et aux personnages. Non pas parce que les jeux de rôle n’étaient pas une opposition entre les personnages et le monde, mais parce que le système cessait de fonctionner quand les MD abusaient de leur pouvoir illimité. Les MD devaient garder en tête qu’ils n’étaient pas là pour écraser les joueurs et les joueuses, mais pour leur fournir les challenges les plus excitants.
Les Maîtres du Donjon ivres de pouvoir n’étaient pas simplement une légende du folklore. Lorsque j’ai interviewé Dave Arneson pour le livre 40 Years of Gen Con, il se rappela le jour où, à peine s’était-il assis à la table d’un jeune MD, que celui-ci décrivit aussitôt une énorme enclume dégringolant du ciel pour écrabouiller son personnage. « J’ai tué Dave Arneson ! J’ai tué Dave Arneson ! » hurla le gamin, pour le plus grand plaisir des tables voisines. Telles étaient les terribles leçons des premières guerres des donjons…
Les premiers manuels contenaient, avec les avertissements contre ce genre de choses, des messages contradictoires. Les MD étaient incités à punir les joueuses non coopératives, en envoyant des éclairs mortels d’électricité sur leurs personnages, ou en leur faisant découvrir les infâmes pièges de La Tombe des Horreurs qui tuaient leurs persos instantanément.
On pense souvent au style conflictuel comme à quelque chose que le MJ inflige aux joueurs. Tous ceux dont la première « Antre de Jeu » avait vraiment de la moquette, des lambris et une pochette de 33 tours en guise d’écran, se souviennent sans doute de la menace que représentaient les joueurs. Ils vous tournaient autour, soit à la poursuite de ces XP addictifs et des nouveaux niveaux associés, soit simplement pour la possibilité d’entuber Le Patron, qui se trouvait être vous. Plus on donnait de l’importance aux récompenses, plus le MJ devait superviser les parties, contrôlant la triche, le minimaxage et l’exploitation des règles. Ce n’était pas l’époque du « oui, et » (3) mais celle du « oh, non ! »
Les XP régissent toujours le monde de D&D, mais de nos jours avec une tyrannie plus éclairée. Au fil des années, ils sont devenus un élément permettant de mesurer le rythme auquel les personnages s’améliorent inévitablement. Des années d’ajustements ont permis d’éliminer les abus les plus juteux. Des habitudes de jeu arrivées ensuite ont encouragé la progression uniforme des groupes de persos et ont permis aux PJ de remplacement de débarquer avec le même niveau que les autres. Nous avons renoncé à considérer qu’ils démarrent au niveau 1 et essaient ensuite de rester en vie assez longtemps pour rattraper les autres sur la courbe des XP.
D’autres systèmes ont gardé ce postulat des joueurs avides auxquels il fallait dire non. Les systèmes de création de personnages à points comme Champions grog et GURPS grog récompensent l’expertise des joueurs ainsi que la recherche de capacités ou de désavantages à prix bradés. Ils se reposent sur le MJ pour identifier et limiter les abus.
Ces postulats sur le pouvoir et le contrôle se sont étendus jusqu’à l’autorité sur la narration. L’idée qu’un joueur puisse inventer un accessoire utile pour décrire une scène de combat semble un élément de collaboration évident à notre époque. Quand cette idée est apparue dans la première édition de Feng Shui grog [Un autre JdR de l’auteur, publié en 1996 (NdT)], elle est apparue comme révolutionnaire. Malgré cela, cette édition foisonne néanmoins de passages sous-entendant que les joueurs vont tenter d’arnaquer le MJ, et qu’il peut utiliser leur envie à son avantage.
Après des décennies d’outils pour simuler nos histoires derrière nous, les joueurs sont devenus globalement moins avides, mais aussi moins influençables par les récompenses et les sanctions.
La première version des Motivations de Gumshoe inclut une mécanique pour pénaliser celles et ceux qui ne jouent pas le jeu lorsque le MJ en appelait à ces Motivations. Cela ne s’est pas avéré nécessaire; une fois qu’on leur rappelle une Motivation, aucun joueur.euse à moitié coopératif ne refuse l’ajustement.
Dans un monde où les jeunes de 13 ans existent, la soif de progression et l’envie de se montrer plus malin que le MJ ne disparaîtront jamais totalement. Mais leur version du « JdR amusant » n’est plus la principale référence des autres groupes. Notre dernière génération de rôlistes est tout autant influencée par les podcasts de parties enregistrées (Actual Play), l’intérêt pour les personnages et leur historique, que par un désir incontrôlable d’optimisation et de « gratter » des XP.
Tandis que le comportement des joueurs et joueuses a globalement changé, l’auteur ou l’autrice de JdR doit également [s’adapter pour] favoriser un amusement maximum pour tous. Ces évolutions de style ont à la fois influencé - et été influencés - par des changements à grande échelle dans la culture de la communauté rôliste.
La culture ludique peut évoluer de façon invisible, tandis que nos postulats personnels restent inchangés et à l'abri des regards. C’est pourquoi, selon moi, quand un MJ qui a joué de nombreuses parties à travers les années interprète mal une règle, son interprétation sera par défaut dans le sens de l’interdiction, même dans un système conçu pour être permissif.
Cela amène une difficulté à communiquer ; c’est aussi un tribut à la complexité de la forme rôlistique, qui continue d’évoluer grâce au dialogue avec son public de collaborateurs.trices.
Article original : See Page XX: The History of No
(1) NdT : Au sujet des punitions, trésors et points d’XP, on vous invite à lire notre ebook sur l’évolution de D&D : Les visages du Dragon ptgptb. [Retour]
(2) NdT : voir aussi cet article de Ron Edwards : Un Examen sans complaisance de Donjons & Dragons [Retour]
(3) NdT : retrouvez le pouvoir collaboratif du « Oui, et » dans Utiliser le ET plutôt que le mais ptgptb.[Retour]
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