L’Art invisible : un cadre pour la critique rôliste
CC-BY-NC-ND 1994 Robin D. Laws
Depuis maintenant beaucoup d’années, les jeux de rôle constituent une forme d’art que n’analyse aucune forme de critique. Les présentations de tel ou tel nouveau jeu de rôle sont presque aussi vieux que le loisir lui-même. La critique, elle, est un terrain qui reste à défricher. Cela veut dire que nous devrions probablement examiner les bases de la critique des autres formes d’art avant de faire démarrer notre moteur métaphorique.
Pour commencer, il y a la distinction ci-dessus entre présentations (souvent appelées “critiques”) et la critique proprement dite.
Ce sont avant tout deux formes de journalisme artistique légitimes, et même nécessaires. La distinction repose sur la finalité ultime de chacune de ces formes.
Une présentation est essentiellement une sorte de rapport du point de vue d’un consommateur, dont le public visé est alors l’acheteur potentiel du jeu de rôle ou du supplément. On y met en avant les mérites techniques du produit (sa finition, son style d’écriture, la qualité de ses illustrations) et son utilité pour le rôliste. La question cruciale de toute présentation est « Est-ce qu’on en a pour notre argent ? ». Si l’article est écrit clairement, et découle d’une observation attentive et réfléchie du produit – dans l’idéal, l’auteur joue effectivement au jeu – le compte-rendu rend un service précieux aux personnes envisageant de l’acheter.
Si l’article est écrit de manière amusante, il peut intéresser même les lecteurs qui ne songent pas à acheter le jeu en question. Certaines critiques peuvent privilégier le divertissement en employant, par exemple, le ton de la descente en flammes, tout en négligeant les aspects fondamentaux. Heureusement, ce style n’est pour le moment pas aussi répandu dans le monde ludique que, par exemple, dans celui de la musique pop.
La critique proprement dite élargit la perspective, en s’intéressant plus à la contribution d’une œuvre au développement d’une forme artistique donnée qu’à sa valeur immédiate pour le consommateur.
Le critique tente d’évaluer la valeur fondamentale de l’œuvre plutôt que la valeur de ses aspects les plus évidents. Nonobstant les nobles visées des gens qui critiquent (critics), ils n’ont aucun moyen de s’assurer qu’ils sont plus qualifiés que les simples auteurs de présentations (reviewers) pour rédiger des analyses utiles. Dans bien des domaines anciens et reconnus, le simple journaliste écrira sans doute plus clairement que le critique universitaire. Espérons qu’alors que nous commençons à approcher la critique des jeux interactifs narratifs, nous éviterons la propension de la critique universitaire à produire un fouillis inextricable de prose jargonnante, cherchant avant tout à dissimuler le flou d’une bonne partie des idées censées y être exprimées. Élargir la perspective n’implique pas de sacrifier la clarté et le bon sens.
Cela implique d’adopter une approche systématique et de poser quelques questions qu’on n’attendrait pas pour une simple présentation. Trois questions posées par Goethe au critique fournissent une base solide à tout texte critique, même lorsqu’il s’agit de critique de jeu. Ces trois questions sont :
- Qu’est-ce que l’artiste essaie de faire ?
- A quel point y est-il parvenu ?
- Est-ce que cela valait la peine ?
La beauté de cette structure est qu’elle force les critiques à approcher l’œuvre selon sa propre démarche avant de faire intervenir leurs propres jugements de valeur ou idéologies. Non que les jugements subjectifs ou les idéologies particulières aient quoi que ce soit de mal. Ils donnent à la critique une énergie et une intensité en venant se confronter aux opinions contraires d’autres critiques. Malgré cela, l’œuvre elle-même et l’intention de l’artiste doivent conserver une place centrale dans la critique. À défaut, le texte devient un pamphlet ou un manifeste – et même si ces genres-là ont aussi leur place, il ne faut pas les confondre avec une analyse.
Au-delà des Trois Grandes Questions de Goethe, les aspirants critiques de jeux disposent de plusieurs modèles issus d’autres champs de la critique, et qu’ils peuvent adopter. Puisque les jeux interactifs tournent autour de la création d’un récit, il est raisonnable d’examiner la littérature critique qui s’est développée en réaction à d’autres formes de narration. On peut appliquer ici des modèles issus de la critique littéraire, cinématographique ou dramatique. Regardons par exemple les différentes approches critiques du cinéma qui ont émergé au long d’un siècle d’existence.
- Certaines méthodes d’analyse ont surgi au cours des années ;
- d’autres sont tombées en désuétude,
- d’autres encore sont devenues de nouveaux sujets d’intenses débats,
- et un petit nombre d’approches sont devenues de véritables standards, toujours importantes des décennies après leurs débuts.
À ses débuts, la critique cinématographique tirait ses critères d’autres champs, en particulier de la critique littéraire. On comparait les films aux œuvres littéraires et initialement, on les jugeait très inférieurs. Parce que les films constituaient une forme d’art populaire, répondant sans fausse honte aux intérêts des masses, les critiques sérieux les traitaient comme une simple tache sur le paysage esthétique. Les films jugés acceptables étaient ceux qui ressemblaient le plus à des œuvres littéraires. La quête de films sérieux devint une quête de Grands Thèmes, comme ceux qu’incarnait la grande littérature. Quand les films parlants survinrent, le travail du critique cinématographique de style littéraire devint plus facile : maintenant, il y avait des dialogues à analyser, comme ceux des romans ou du théâtre.
Je crois qu’on peut faire un parallèle entre ce premier stade de la critique de films et les attitudes actuelles à l’égard des jeux de rôle. D’un côté, nous avons le débat pour savoir s’ils sont ou non une forme d’art, bien que l’écriture d’un jeu (ou d’un supplément, d’un scénario, etc), ou l’animation d’une partie, font clairement intervenir les mêmes décisions au sujet de l’intrigue, de la caractérisation, du rythme, de l’atmosphère, des symboles et ainsi de suite que celles que doivent prendre les créateurs d’autres œuvres d’art narratives.
Chose intéressante, ceux qui nient le fait apparemment évident que les JdR ressemblent plus à l’art du conte ou au théâtre qu’aux échecs ou au bridge sont souvent les pratiquants eux-mêmes : les rôlistes. Peut-être la raison est-elle avant tout sociologique : les rôlistes comprennent une proportion élevée de personnes ayant suivi un cursus en mathématiques, sciences ou ingénierie. Beaucoup d’entre eux ont été habitués à regarder d’un œil soupçonneux les prétentions associées à la littérature et aux arts, et ne sont pas à l’aise à l’idée de se considérer comme des artistes. Peut-être ne devrions-nous pas gâter les choses en les convainquant que c’est bien ce qu’ils sont.
Pour revenir à l’analogie avec les films, la plupart des grands réalisateurs hollywoodiens de « l’âge d’or » [1928-1948 (NdT)] encore aujourd’hui la période et le milieu les plus fertiles de l’histoire du cinéma, étaient profondément réticents à accepter l’étiquette d’artiste, préférant se voir comme des artisans travaillant dur.
Ceux qui travaillent aujourd’hui dans le milieu du jeu de rôle et souhaitent se considérer comme des artistes, et [faire reconnaître] les JdR comme une forme d’art, ressemblent aux premiers critiques de films, à l’approche littéraire. Ils considéreront une séance de jeu de rôle comme réussie ou « artistique » si sa structure imite de près celle d’un roman ou d’un film. Je suggère que si la critique de JdR devient un champ actif et en plein essor, elle en viendra à identifier ses critères propres pour distinguer l’excellence rolistique. À l’instar des adaptations littéraires hollywoodiennes clinquantes et exagérément sérieuses qui récoltèrent en leur temps les louanges des critiques, certains jeux de rôle aujourd’hui encensés pour leur proximité avec d’autres formes de narration pourraient finalement se voir considérés comme datés et naïfs.
Cependant, nous n’avons pas d’autre choix que de traverser une période de naïveté et d’explorations si nous voulons en arriver là. Il a fallu des années pour qu’une approche visuelle des films se développe, une approche tentant de découvrir un nouveau vocabulaire pour décrire la grammaire visuelle des films. Les décisions artistiques derrière la création d’un film ne se limitaient pas à l’écriture des dialogues, mais comprenaient aussi le montage, la conception des décors, la composition des plans, les mouvements de caméra et bien d’autres éléments qui, jusqu’ici, n’avaient été perçus que de manière inconsciente. À l’avant-garde de ce mouvement, on trouvait les critiques français, qui avaient l’avantage de la distance (1). Travaillant la plupart du temps avec des copies non sous-titrées des films de l’âge d’or hollywoodien, leur indifférence aux dialogues les amena à se concentrer davantage sur les éléments proprement filmiques de la construction du film.
De la même manière, la grammaire d’une partie est un domaine que les aspirants critiques de JdR feraient bien de scruter avec attention. Les films racontent leurs histoires grâce à une multiplicité de moyens techniques, de même que les pièces de théâtre ou les romans. Un champs de recherche fructueux serait la question des mécanismes de jeu, et la manière dont ils gênent ou empêchent la construction progressive de la narration. Est-ce qu’une table de coups critiques ou un jet de résolution d’action remplissent la même sorte de fonction qu’un angle de caméra ? Une coupe franche entre deux plans ? Un fondu au noir ? Y a-t-il une distinction utile à tracer entre une scène qui emploie des règles de résolution et une autre qui ne le fait pas, comme les critiques cinématographiques distinguent entre le montage (les effets produits par la caméra, les tables de montage et ainsi de suite) et la mise en scène (les effets produits en temps réel, dans l’espace devant la caméra).
Un autre développement célèbre de la critique cinématographique, amené par les critiques français des années 1950 fut « la politique des auteurs », qui plaçait le réalisateur au centre de l’analyse des films. Les critiques mirent en avant certains réalisateurs de l’âge d’or hollywoodien, distingués comme ayant produit une œuvre remarquable. Regarder tous leurs films enrichissait chacun de ces films, mettant en évidence certaines approches et certains thèmes récurrents. La plupart de ces réalisateurs - sinon tous - travaillaient dans des genres cinématographiques populaires, qui jusqu’alors n’avaient pas été jugés assez sérieux pour mériter qu’on s’y attarde : Alfred Hitchcock et le suspense, John Ford et le western, Howard Hawks et presque tous les genres populaires.
Les critiques adhérant à la politique des auteurs décelèrent un art authentique dans ces films, qui utilisaient les structures rigides et populaires de leurs genres pour explorer des thèmes aussi importants que ceux des films délibérément littéraires. Plus important encore, ils le faisaient avec beaucoup de subtilité, sans sacrifier le principe de plaisir propre aux œuvres visant à distraire. Hitchcock tissait des paraboles complexes sur le voyeurisme et la paranoïa. Ford ritualisait les notions de communauté et d’honneur. Hawks semait un chaos énergique dans la construction des identités de genre.
Certaines leçons de ce mouvement sont indispensables quand nous tentons de construire un cadre pour la critique de JdR. Les critiques de la politique des auteurs conspuèrent les films prestigieux [et « classiques » (NdT)] de l’époque, et à ma connaissance, aucun Jeu de Rôles ne correspond à ce genre ; tous les JdR s’inspirent largement de genres populaires – différentes sous-catégories de la fantasy, de la science-fiction, des comics de super-héros, de l’horreur, du policier, de la comédie, etc. S’il existe quelque part une preuve que des genres populaires peuvent être mis au service de l’Art, elle se trouve dans l’œuvre de ces réalisateurs « auteurs » que je mentionnais plus haut. Le Grand Art, lorsqu’il prend la forme du genre, fonctionne plus souvent à un niveau allégorique ou symbolique que dans le mode réaliste ayant la faveur d’autres critiques, qui s’intéressent aux structures plus consciemment artistiques. Cela ne veut pas dire que la totalité ni même la plupart des œuvres de genre dépassent le niveau de joyeuses absurdités écrites par des exaltés (2). Un des principes importantsque nous pouvons tirer de la politique des auteurs est simplement le suivant : des œuvres se coulant dans le moule d’un genre peuvent néanmoins être légitimement considérées comme des œuvres majeures.
Au-delà, il s’agit de savoir si nous souhaitons étudier l’œuvre de certains auteurs de jeux pour y discerner des éléments récurrents, et distinguer certains d’entre eux pour les placer dans un panthéon de réussites rolistiques, sur la base de nos découvertes. La réponse à cette question dépendra sûrement d’un examen attentif des œuvres elles-mêmes.
Pour revenir une fois de plus à notre modèle de la critique cinématographique, nous trouvons de nouveaux types de critiques engendrés par la politique des auteurs et son idée selon laquelle la culture populaire était digne d’une analyse sérieuse. Ces nouvelles formes de critique placèrent moins l’accent sur l’évaluation (décider quelles œuvres étaient meilleures que d’autres) et à la place, cherchèrent à déceler les vues sociales ou politiques reflétées par la construction des œuvres populaires. Les critiques marxistes scrutèrent le cinéma de genre à la recherche de critiques dissimulées du système capitaliste, celui-là même qui lui donnait naissance. Dans une telle optique, même si les films qui condamnent le plus sévèrement les structures économiques occidentales, ouvertement ou de manière cryptée, sont considérés comme meilleurs que les autres, même l’étude des films ne critiquant pas intentionnellement le capitalisme demeure utile. L’objectif principal n’est pas de créer une hiérarchie de films et de réalisateurs selon leur valeur esthétique, mais d’utiliser l’analyse des films comme un moyen de subvertir ou de changer l’ordre social existant.
Les critiques d’orientation psychologique analysèrent les films afin de voir comment on pouvait catégoriser leurs personnages ou leurs structures selon telle ou telle école psychanalytique. Freud a toujours été le gourou le plus sexy et le plus populaire pour ces critiques. En ce qui nous concerne, vu la forte présence de symboles issus des mythes ou de la fantasy dans les JdR les plus populaires, je suggérerais qu’une approche plutôt jungienne du jeu de rôle pourrait s’avérer extrêmement fructueuse.
Les critiques marxistes et freudiennes se sont souvent mutuellement renforcées, mettant en parallèle une critique féministe de la construction de la famille traditionnelle avec une attaque similaire des structures économiques hiérarchiques. Cette approche (qui ferait sans doute se retourner dans sa tombe le vieux Sigmund en apprenant qu’il est devenu de manière posthume le saint patron des féministes et des marxistes) identifie vaguement un ennemi, l’appelle « le patriarcat », loue les films qui d’une manière ou d’une autre combattent cet ennemi, et attaque ceux qui le renforcent.
Dans cette optique, le fait qu’une œuvre relève d’un genre populaire peut jouer en sa faveur. L’emploi par le genre du mode allégorique, avec sa caractérisation à grands traits et sa répétition constante des mêmes structures narratives, se prête bien à ce genre d’interprétation symbolique.
Il serait intéressant de voir une critique marxiste d’Advanced Dungeons & Dragons, par exemple (3). Un critique entreprenant pourrait s’en donner à cœur joie en examinant la manière dont le système de points d’expérience récompense avant tout le massacre des ennemis et le vol de leur or. Le caractère hiérarchique de son système de progression des personnages, avec des personnages qui montent de « niveau » et deviennent donc plus efficaces pour tuer leurs ennemis et voler leur or apporterait encore de l’eau au moulin de l’universitaire marxiste. Bien que je sois sûr que Gary Gygax et Dave Arneson, lorsqu’ils créèrent Donjons et Dragons, ne pensaient absolument pas à créer un manuel pour le capitaliste sauvage (4) en devenir, un critique politisé pourrait soutenir que ce jeu n’est pas important pour des raisons esthétiques, mais parce que son succès sur le marché en fait un baromètre des attitudes politiques et sociales, y compris lorsqu’elles sont inconscientes. Le même critique pourrait trouver de jolies résonances brechtiennes dans le jeu de rôle ouvertement subversif de Ray Winninger, Underground grog.
Finalement, pour conclure notre histoire épouvantablement simplifiée de la critique cinématographique, nous en venons à la sémiotique : l’étude de la culture de masse à travers les images qui la constituent. La sémiotique amène la critique marxiste à un nouveau niveau de complexité byzantine, en voyant l’utilisation de certaines images par la culture de masse comme un nouveau langage en attente d’un décryptage. Mon avis personnel est que la sémiotique semble être une procédure pour prendre des images que nous comprenons tous à un niveau viscéral et les rendre incompréhensibles.
Néanmoins, puisque j’entreprends un survol introductif comme celui-ci, ce serait une lacune de ne pas souligner que le JdR est un champ riche et encore inexploré pour le sémioticien à l’affût de nouveaux signes et tropes qu’il pourra figer et épingler à leur place.
Ces différents modes de la critique devraient fournir assez de points d’entrée que les critiques de JdR potentiels pourraient adopter pour débuter leur analyse de notre loisir. Si le jeu de rôle est bien une forme unique, il forcera en peu de temps ces critiques à s’éloigner de ces critères empruntés à d’autres champs, et à en forger de nouveaux adaptés spécifiquement à leur objet d’étude.
Néanmoins, avant de pouvoir le faire, il faudra encore surmonter un obstacle intéressant. Les jeux interactifs, par leur essence même, sont très résistants à une analyse critique. Cela vient du fait que l’expérience de jeu elle-même n’est pas destinée à être observée par des personnes extérieures. À la différence des autres formes traditionnelles de narration qui nous ont fourni des analogies, le jeu de rôle ne trace pas une ligne de démarcation entre l’artiste et le public. Au cours d’une partie, tous les participants sont aussi des créateurs. Ils ne regardent pas passivement une œuvre d’art préexistante progresser devant eux. Ils collaborent ensemble pour créer une œuvre n’existant que pour un moment, sans regards de personnes extérieures. (Il est vrai que quelques rares événements rolistiques lors de conventions permettent ou même encouragent la présence de spectateurs, mais c’est l’exception qui confirme la règle). Les JdR ne sont pas prévus pour que d’autres personnes puissent regarder une partie se dérouler. La plupart des parties se déroulent dans le salon des joueurs, ou dans des clubs, ou encore des salles de classe, loin du regard analytique du critique. Si des critiques, de manière inhabituelle, font en sorte de pouvoir observer une partie, ils changeront sa nature même. Les joueurs modifieront probablement la partie pour y ajouter de quoi distraire l’observateur passif ou, au contraire, seront inhibés par cette attention inaccoutumée. La critique de l’expérience de jeu de rôle proprement dite est le chat de Schrödinger wiki de la critique artistique. Soulevez le couvercle pour observer le chat, et vous risquez fort de le détruire.
Ce qui peut être étudié, ce sont des sources de seconde main. Les participants peuvent relater par écrit les parties jouées : les amateurs désignent ça sous le nom de comptes-rendus de parties. Si on les publie, ce sera généralement au sein de fanzines telles qu’Alarums and Excursions ou The Wild Hunt. Les comptes-rendus sont à peu près aussi représentatifs de l’expérience de jeu originale qu’un dossier de presse l’est d’un film. Ils peuvent être amusants en eux-mêmes, ou même artistiquement réussis. Mais ils ont indiscutablement été recomposés au bénéfice de personnes extérieures, et ne sont en aucun cas une représentation fiable de la nature des événements qui se sont produits durant la partie (5).
Souvent, les critiques de jeu de rôle concernent de nouveaux jeux, suppléments ou scénarios. Mais ce sont aussi des sources de seconde ou de troisième main, et non l’expérience même de création artistique. Il s’agit de simples éléments d’une collaboration, écrits par des auteurs qui ne savent pas qui seront leurs collaborateurs, et n’auront probablement jamais l’occasion de les rencontrer ou de communiquer directement avec eux.
Pour revenir à l’analogie entre les mécanismes de jeu et les caméras et les lumières, étudier un livre de jeu de rôle pour évaluer l’expérience ludique est un peu comme d’utiliser un manuel de techniques cinématographiques pour écrire sur Rashomon wiki plutôt que de regarder le film lui-même. Les mécanismes des règles sont l’équipement permettant le processus de création d’une histoire, mais pas le processus lui-même. Les suppléments de contexte, qui ajoutent des informations aux cadres fictionnels où se dérouleront les histoires des parties, ne sont pas non plus l’expérience elle-même, bien que ceux d’entre nous qui gagnent plus ou moins leur vie en les écrivant font tout pour les rendre lisibles et amusants en eux-mêmes. Ils sont peut-être semblables aux notes prises par un auteur de fiction spéculative wiki [un domaine de la science-fiction axé sur des modifications d'ordre social. Exemples : 1984, Bienvenue à Gattaca (NdT)] avant qu’il vienne s’asseoir pour écrire un roman situé dans un monde imaginaire : ces notes ne sont pas le roman lui-même.
Chose intéressante, même les recommandations d’écriture pour le magazine où est publié cet article suggèrent de publier des critiques de livres de base, mais pas de suppléments ou de scénarios. Ce sont pourtant les scénarios (des ébauches d’histoires prédéfinies que le MJ peut adapter à son usage) qui approchent le mieux le récit émergeant au fur et à mesure d’une partie. Ils ne constituent toujours pas l’expérience elle-même, mais ce sont les documents disponibles qui en sont les plus proches. L’analogie ici, serait de lire le scénario de Rashomon plutôt que de regarder le film.
Alors, peut-être tout ce survol des approches critiques possibles est-il prématuré. L’art interactif des JdR est difficile à capturer, et se dissimule aux regards attentifs des critiques. Peut-être qu’avant d’identifier les critères à lui appliquer, nous devrions tenter de résoudre le problème de comment parvenir à l’observer.
Article original : The Hidden Art : Slouching Toward a Critical Framework for RPGs
(1) NdT : Les critiques des Cahiers du Cinéma ne furent pas les premiers à mettre l’accent sur la dimension visuelle du cinéma et le nouveau langage que cela impliquait. Ainsi, le fameux essai d’Erwin Panofskywiki, Style et matière du septième art, date dans sa première version des années 1930. [Retour]
(2) NdT : lire par exemple la critique des Crève-cœurs de la Fantasy ptgptb, quand des créateurs rôlistes enthousiastes essaient désespérément de faire original en plagiant D&D. [Retour]
(3) NdT : James Haughton le fait ptgptb, mais d’une manière assez loufoque [Retour]
(4) NdT : robber barons dans le texte - baron voleur wiki : tout-puissants capitaines d’industrie du XIXe siècle américain. Jeu de mot avec le titre de noblesse. [Retour]
(5) NdT : les vidéos actual play sur Youtube ne sont pas la solution d’une vraie observation de parties; la plupart font l’objet d’un montage pour rendre la vidéo plus dynamique, ou bien les participants sont sélectionnés, ou encore ils se modèrent eux-mêmes. [Retour]
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