La trousse à outils interactive - 3e partie : Personnage, personnage
© 1995 Christopher Kubasik
Note : cet article est paru à l’origine dans le numéro 52 du magazine White Wolf Inphobia.
Les règles et l’héritage simulationniste de la plupart des jeux de rôles mènent à un certain type d’histoires : des histoires pleines de mercenaires sans ambitions, piliers de taverne dans l’attente d’un boulot ; des héros qui n’ont pas de raisons de quitter leur lit, mis à part le vil plan d’un inconnu ; des histoires qui s’arrêtent à mi-récit pour céder la place à des combats longs et chargés de tactique.
Par contraste avec le jeu de rôle, nous parlons dans cette série de jeux d’histoires [story entertainments (NdT)]. Par nature, ces histoires improvisées sont similaires aux jeux de rôles, mais sont guidées par les émotions et les buts personnels des personnages, et ne laissent que peu de place au combat dans l’histoire. Ces récits sont basés sur le choix des actions, et non sur leurs résultats ; sur l’utilisation d‘outils narratifs et non sur l’usage des règles.
L’outil principal est le Personnage. Les Personnages guident la trame de toutes les histoires. Toutefois, certains confondent personnage et caractérisation.
La caractérisation est l’apparence du personnage, la description de sa voix, ses petites manies. Par des détails sensoriels et l’apparat, la caractérisation crée les détails concrets du personnage. En “voyant” à quoi le personnage ressemble, comment il saisit son verre de vin, en sachant qu’il aime le tabac fin, le personnage devient concret dans notre imagination, même s’il n’est que de l’encre noire sur du papier blanc.
Mais une personne décrite ainsi n’est pas un personnage. Un personnage doit faire.
Un personnage, c’est de l’action (1). C’est une règle générale du théâtre et du cinéma, mais qui s’applique aussi aux jeux de rôles et aux jeux d’histoires. Cela signifie que le meilleur moyen de révéler votre personnage n’est pas à travers son monologue ésotérique sur le tabac, mais à travers ses actions.
Mais qu’est ce que l’action ? Toute action ne correspond pas au personnage. Il ne suffit pas de faire des trucs au petit bonheur, juste pour parler d’action. Au contraire, les actions doivent s’enraciner dans les Buts pour croître. Une caractérisation imprégnée d’un But qui amène une action, ça c’est un personnage.
Buts et Objectifs
Revoyons la trame élémentaire d’une histoire : un personnage principal veut quelque chose, va le chercher malgré les obstacles, et gagne, perd, ou fait un résultat nul.
Il est évident que toute session de jeu de rôle contient quelque chose que les personnages veulent : un trésor, l’héritière kidnappée, la destruction d’un dépôt de ravitaillement. Dans le contexte d’un jeu d’histoires, ceux-ci sont des Objectifs. Les Objectifs sont interchangeables. Au mieux, ils sont des étapes vers le But, au pire ils sont des tâches fastidieuses qui ne méritent pas d’être contées.
Qu’est-ce qui vaut le coup d’être raconté ? Les Buts. Les Buts font partie intégrante du personnage, ils définissent qui il est. Sans But, le personnage n’a aucune raison de se lever de son lit le matin. Ou, s’il titube hors du lit pour prendre son poste à l’usine de jouets, cela ne vaut toujours pas un récit. Ce n’est pas un personnage. Il vit sa vie comme une personne, mais pas comme le moteur d’une histoire.
Quand un personnage surmonte des obstacles et atteint un Objectif, l’histoire est finie, mais le personnage continue. Il persiste jusqu’à atteindre ce But. En ce qui concerne les jeux de rôles, c’est une bonne nouvelle, car nous aimons garder nos personnages à portée de main pour de nombreuses histoires. Donnez un But suffisamment important à votre personnage – comme venger la mort de son frère, tué par le Roi du Sombre Empire – et vous pourrez le lancer sur plusieurs Objectifs avant qu’il atteigne son But.
Voici quelques personnages et Buts de films connus :
- Dans Casablanca, Rick est un homme qui essaye de rester neutre au milieu d’une guerre. Les obstacles qu’il rencontre sont les gens autour de lui essayant de l’amener dans un camp ou l’autre. À la fin, il échoue à atteindre son objectif : il choisit un camp.
- Dans La Guerre des Étoiles, Ian Solo est le capitaine d’un vaisseau mercenaire. Comme beaucoup de personnages de jeux de rôles, il travaille pour l’argent, prenant les boulots comme ils se présentent. Le But de Solo est de rester maître de son destin. C’est ce But qui le met au-dessus de la plupart des personnages de JdR. C’est un But qu’il est loin d’atteindre. Une des étapes pour l’atteindre fut d’acheter le Faucon Millenium, et pour ce faire il a emprunté de l’argent à Jabba le Hutt. En tant que pion de Jabba, il est loin d’atteindre son but.
Lorsqu’il accepte la mission de transporter Luke et les autres sur Aldérande, il a un Objectif qui le rapprochera de son But, en gagnant de l’argent pour pouvoir payer sa dette. Plus tard, il change son Objectif et aide Luke à sortir Leïa de la prison de l’Étoile de la Mort. Maintenant il a un nouvel Objectif, mais toujours le même But. En sauvant la princesse, Ian espère toujours gagner assez d’argent pour rembourser Jabba, réparer le Faucon et ainsi de suite. De cette manière, il peut atteindre son But.
Rappelez-vous aussi qu’il ne tue pas le vieil homme et le garçon afin de prendre leur argent. Sa tentative d’honorer son contrat est une action qui le définit aussi bien que de tuer des agents de l’Empire.
En prenant des personnages de films, nous trouvons quelques conseils supplémentaires pour créer des personnages intéressants pour le jeu d’histoires.
Les personnages doivent être des Aimants à Problèmes
Pour commencer, vous devez accepter que votre personnage ait des ennuis en poursuivant son But. Souvenez-vous, ce But est tellement important qu’il définit le personnage ; sans lui, le personnage ne serait pas lui-même.
Comme ce but est tellement important, le personnage se livrera à toutes sortes de comportements ridicules, extraordinaires, voire dangereux, pour l’atteindre. Nous ne cherchons pas un personnage attaché à la sécurité ou à la monotonie, ou qui peut se défaire de ses Buts en les rationalisant face aux problèmes qu’ils impliquent. Nous voulons des personnages qui se lancent avec inconscience dans la poursuite de leurs désirs, rêves et passions !
Soyez imprévisible ! Laissez les passions et les Buts de votre personnage le pousser à commettre des actes que des personnes plus calmes ne feraient pas. Dans La Mort d’Arthur, Sir Balin tue un ennemi de sa famille, la Dame du Lac, en pleine Cour du Roi Arthur. C’est un crime terrible : non seulement c’est un meurtre mais, en vertu des lois de l’hospitalité, Arthur doit veiller à la sécurité de tous ceux qui sont sous son toit. Sir Balin déshonore considérablement Arthur. En punition – punition qu’il aurait pu anticiper s’il avait réfléchi à ses actes avant d’agir –, Balin est banni par le Haut Roi.
Or, dans la plupart des parties de jeux de rôles, la rencontre se déroulerait sans doute comme suit :
“Tu entres dans le Grand Hall du Roi Arthur. Là se trouvent quelques chevaliers autour de la Table Ronde, contant les exploits accomplis au cours des derniers mois. Des serviteurs vont et viennent en portant des plateaux chargés de faisans et de sangliers rôtis. Arthur, assis sur son trône, parle avec une femme. Tu t’approches de la Table Ronde pour y prendre ta place lorsque tu te rends compte que la femme n’est autre que la Dame du Lac, l’ennemie jurée de ta famille, que tu as fait vœu de tuer. Que fais-tu ?
– Je la fixe furieusement, attendant le moment opportun pour me venger.
– Quoi ?
– Si je le fais maintenant, je vais avoir des ennuis.”
NON ! Lève-toi et fais-lui sauter la tête ! Ou pas. Mais on devrait toujours avoir la possibilité de se laisser emporter. Nous nous moquons trop souvent des joueurs qui font “ce qu’il ne faut pas”, alors que ces actions sont en fait ce qui arrive de plus intéressant dans la partie (2).
Amenées par les Buts des personnages, spontanées et dangereuses, ces actions sont la pierre d’angle de la possibilité de spontanéité dans le jeu de rôle. Dans La Mort d’Arthur, Balin en exil, participe à de nombreuses aventures pour qu’Arthur l’aime à nouveau. Ainsi, l’aventure continue, se développant dans des directions inattendues, d’une façon que personne n’aurait pu prévoir si Balin avait “joué la sécurité”.
Cherchez les ennuis ! Dans Le Prisonnier de Zenda, alors qu’il essaye de sauver une nation en se faisant passer pour le roi, Rudolph Rassendyl tombe amoureux de la Princesse Flavia, la fiancée du roi. Oups. Cela ne faisait pas partie du plan. Ça complique les choses. À cause de ce charmant problème, il a un choix. Il peut s’allier avec le Méchant Rupert von Hentzau, tuer le roi, prendre la fille et le royaume et vivre heureux après avoir réalisé un rêve.
Ou bien il peut refuser la sombre offre de von Hentzau et ne rien avoir. Il refuse bien sûr, et quitte le royaume et la fille après avoir sauvé tout le monde. Mais le fait qu’il ait dû faire un choix, le fait qu’il ait été tenté, a rendu son refus plus complexe. Il est devenu plus noble et plus intéressant que s’il n’avait jamais eu aucun sentiment pour la princesse. Et dans un jeu de rôle, quand on propose un choix, la réponse est toujours incertaine. Le personnage pourrait accepter l’offre, quid ensuite ? Que se passe-t-il après ?
En tant que créateur du personnage, vous ne devriez pas simplement dépendre du Cinquième Larron [le “maître de jeu” d’un jeu d’histoires, voir 2e partie] pour vous fournir en ennuis. Votre personnage doit chercher les ennuis. Par exemple, si vous jouiez le personnage principal du Prisonnier de Zenda, décidez de tomber amoureux de la Princesse Flavia, ne forcez pas le Cinquième Larron à vous l’imposer.
Cherchez aussi des ennuis dans le passé de votre personnage. Ian Solo avait Jabba sur le dos avant que la Guerre des Étoiles ne débute. Luke était le fils du Sombre Seigneur des Sith et ne le savait même pas. Il vous faut penser “Quels ennuis est-ce que mon personnage pourrait traîner comme des boulets ?”.
Les ennuis fournissent des obstacles, et des obstacles veulent dire que des actes inattendus doivent être entrepris. Ce qui est toujours plus intéressant que de dire “On sort nos épées et on le tue” pour la cinquième fois de la soirée.
De plus, vous savez, mieux que quiconque, le genre d’ennuis que vous voulez pour votre personnage. Vous pourriez dire au MJ “Je veux que mon personnage soit déchiré par ce que son père lui a légué” et lui laisser décider qui est votre père. Ou peut-être que vous créerez l’équivalent de Dark Vador et direz “C’est papa”. Remplir quelques blancs ou tout laisser à l’état de mystère, ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte, dans un jeu d’histoires, c’est que vous n’êtes pas le passager passif du grand huit du MJ. Vous êtes co-créateur de l’histoire, avec lui et les autres joueurs (3).
Dans le système Hero grog, il y a une foultitude de désavantages parmi lesquels les joueurs peuvent piocher. C’est un pas dans la bonne direction, mais tous ces chiffres…
Pourquoi un désavantage faisant partie intégrante d’un personnage devrait-il être compensé par un avantage ? Cela implique que vous ne preniez de mauvaises choses que pour être plus puissant. Pas dans le jeu d’histoires. Ici vous intégrez des problèmes dans le passé et les décisions de votre personnage parce que c’est divertissant. Ce n’est pas une question d’être juste. Les histoires ne sont pas justes. Rassendyl n’obtient pas la fille dans le Prisonnier de Zenda. C’est une superbe fin.
Le personnage peut sortir de là les mains vides
Mourir, même. Tout ce qui précède implique que les personnages peuvent faire une erreur de trop, et finir sans rien. Ou même finir en une boule de papier froissé à la fin de la nuit.
Oui. Et vous aurez peut-être même envie que ça finisse ainsi. Si vous suivez la logique de “l’histoire avant le jeu”, il est clair que la survie des personnages n’est pas le but premier. Construire un récit solide l’est.
Certaines personnes ne comprennent pas L’Appel de Cthulhu. Pourquoi jouer à un jeu où son personnage est condamné à la mort ou à la folie ? Vous ne pouvez pas gagner ! Eh bien, le but du jeu est de créer une histoire où votre personnage est condamné à la mort ou à la folie. C’est un conte d’HORREUR pour l’amour du ciel ! Dans une aventure de Conan, vous tuez tous les monstres, pas à Cthulhu.
Quand je joue à L’Appel de Cthulhu, j’ai un but simple en tant que joueur. Vers la fin de la session, mon personnage sera mort ou fou. C’est ce que veut l’histoire, et je pense que c’est mon boulot de le faire. Je passe de bons moments à le faire, car je ne me retiens pas ; je n’essaye pas d’être malin pour garder en vie et sain d’esprit mon personnage qui affronte les Grands Anciens que rien ne peut arrêter. Mais je ne joue pas mon personnage comme un idiot non plus. Mon personnage est simplement quelqu’un pris dans une situation trop grosse pour lui, dont les Buts l’entraînent vers une fin terrible.
Dans une partie menée par Mike Nystul (MJ par excellence et virtuose Maître du Jeu d’Horreur), je jouais un docker, Bill, dont la fille était morte dans de terribles circonstances. Ce qui le poussait de l’avant, c’était de savoir qu’est-ce qui avait fait ça à sa fille. Avec un tel but, il pouvait être à la fois prudent et déterminé. Mais quand il fallut faire un choix, il devait en apprendre plus, et la folie le gagna peu à peu à mesure que se dévoilait la vérité sur la mort de sa fille. Ai-je découvert ce qui était arrivé à sa fille ? Non. Est-ce que j’ai gagné ? Oui, j’ai aidé à construire une histoire d’Épouvante (4).
Nous protégeons trop nos personnages. Nous voyons la mort comme une fin terrible, un échec. Mais Obi Wan est mort. Spock est mort. Les deux aventuriers anglais du film L’Homme qui voulut être roi de John Huston sont morts. Vasquez, Hudson, Gorman et compagnie meurent dans Aliens. Toutes de prenantes histoires.
Ça n’a pas besoin d’être une question de mort. Le fait que Rassendyl n’ait pas la fille, que Jones n’obtienne pas l’Arche d’Alliance, que Louis ne puisse sauver Claudia [dans Lestat le Vampire, (NdT)], tous ces Objectifs qui n’arrivent qu’à des fins incomplètes n’en font pas des échecs. Les personnages ont poursuivi leurs Buts et Objectifs du mieux qu’ils ont pu, et furent intéressants grâce à leurs efforts, pas à cause de leur succès.
Laissez votre personnage foirer, faire le mauvais choix, mourir à la fin. Un personnage qui meurt bien est plus aimé qu’un personnage qui commence à éviter son But, juste pour rester en vie.
Article original : The Interactive Toolkit – Part 3: Character, Character, Character
(1) NdT : Les quatre étapes de l’action ptgptb décortique justement ce qu’implique de faire une action pour un personnage. [Retour]
(2) NdT : Lire à ce sujet Oser être stupide ptgptb. [Retour]
(3) NdT : Cette création partagée rejoint la posture de l’Auteur développée par Steve Darlington dans L’Avatar, l’Audience et l’Auteur ptgptb. [Retour]
(4) NdÉ : Les articles de La Trousse à outils interactive ont été rédigés bien avant la théorisation du modèle LNS et de sa composante narrativiste. Il n'est donc guère choquant que des termes très orientés ludisme (victoire et défaite) soient employés ici. Ils n'ont juste pas la même connotation que celle, désormais connue, de l'angle LNS. [Retour]
Pour aller plus loin…
Cet article fait partie de l'ebook PTGPTB n°12 intitulé Narrativisme, mon amour, que vous pouvez consulter pour de plus amples développements.
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