Les Livres-jeux
Une introduction à l’interaction
CC-BY-NC-ND 1995 Marc Gascoigne
L’article qui suit fut publié dans le N°1 du magazine qui s’appelait alors Inter♦Action.
Par exception au copyright de PTGPTB.fr, les articles de Interactive Fantasy sont sous licence équivalente à CC-BY-NC-ND (mais la traduction et les citations sont autorisées)
En 1982, Puffin Books, le plus grand éditeur de livres pour enfants du Royaume-Uni, publia un étrange livre écrit par un duo d’auteurs alors inconnus, Steve Jackson wiki [l’Anglais, à ne pas confondre avec son homonyme américain (NdT)] et Ian Livingstone wiki. Titré Le Sorcier de la montagne de Feu wiki, il s’agissait de la première aventure de fantasy en solitaire diffusée en grande distribution, et cela donna le coup d’envoi d’une toute nouvelle branche du loisir rôliste.
Le livre avait la forme d’un jeu de rôle de fantasy, avec des combats et d’autres évènements aléatoires résolus via des jets de dés et des caractéristiques de personnages préalablement tirées, tout cela organisé au format livresque. Partout où il y avait un choix, le lecteur ou la lectrice avait la liberté de choisir un des paragraphes numérotés, pour continuer son aventure à un autre point du livre, sautant quelques pages en arrière ou bien en avant, jusqu’à avoir exploré le donjon et trouvé le trésor final. En résumé, le livre agissait comme un arbitre, ne révélant les évènements que petit à petit en fonction des choix du lecteur (1).
Ce livre connut un succès immédiat, frôlant la gloire, et lança à lui seul le marché des livres-jeux.
1e édition française, janvier 1985, reprenant l’illustration de la 1e édition VO | Réimpression d’avril 2018 (5e édition française)
Bien sûr, les aventures solitaires de jeu de rôle n’étaient pas une idée totalement nouvelle. Peu après que Donjons & Dragons (D&D) ait acquis sa réputation, [l’éditeur] Flying Buffalo wiki sortait son propre JdR de fantasy : Tunnels & Trolls grog (T&T) qui avait des règles considérablement simplifiées, tout comme son style, et ce jeu comportait un sens de l’humour très différent du style plutôt académique de D&D. Flying Buffalo publiait régulièrement des scénarios de donjons pour MJ et joueurs, et en parallèle l’éditeur sortit une collection d’aventures solitaires pour T&T. Elles suivaient la forme habituelle des premières aventures de JdR : basées sur de l’exploration de donjons, surtout axées sur des combats, et incluant des influences piochées dans tous les panthéons mythologiques du monde. Ce qu’ils accomplirent de novateur par contre, avec cette collection de publications, c’est d’avoir défini une structure de base à utiliser pour créer une aventure en solitaire.
Dans la foulée des scénarios « solo » de T&T [durant les années 1980], l’éditeur Judges Guild wiki publia une série de livres-jeux pour D&D . Cette fois encore, leur conception était assez rudimentaire (il va sans dire que l’impression, la mise en page et les illustrations étaient grossières ; Judges Guild étant célèbre pour cela), mais l’éditeur étendit le concept de « jeu solo » à différents systèmes de jeu.
Pendant ce temps, au Royaume-Uni, Brian Asbury, un auteur de fanzines, publia son Solo Dungeon, l’aventure la plus équilibrée et facilement jouable de l’époque.
Et, bien sûr, des jeux d’aventure solitaire assez sophistiqués étaient conçus pour les différents modèles d’ordinateurs personnels, bien que ces jeux-là ne capturaient pas forcément l’atmosphère d’un authentique jeu de rôle de fantasy , car ils étaient plus tournés vers la résolution d’énigmes, accompagnées de blagues plutôt que vers « ce qui fait l’heroic fantasy pure ».
(Vidéo avec sous-titres français disponibles)
Dungeon of Dread parut en 1982 chez TSR, et fut traduit en 1984 [Le Donjon de l’effroi] dans la collection Les Quêtes sans fin des éditions Solar.
Tous ces ouvrages, dont beaucoup étaient distribués par Games Workshop wiki, la société de Jackson et Livingstone, leur firent réaliser que les aventures en solitaire pouvaient devenir très populaires si elles étaient convenablement traitées. Réfléchissant à partir de l’existant, ils savaient que les règles se devaient d’être courtes et souples ; plus les règles sont complexes, plus les paragraphes doivent tenir compte d’un grand nombre de variables plutôt que de se concentrer sur l’avancement de l’intrigue. Aussi, ils écartèrent l’idée fausse – commune aux aventures précédentes – selon laquelle les indications données au lecteur devaient être si précises qu’elles permettraient de tracer avec exactitude la carte de l’aventure. [Ils évitèrent donc les phrases du type] « le tunnel s’étend sur 12 mètres, en direction de l’ouest, puis tourne vers le nord sur 3 mètres », car cette indication distrait de l’atmosphère heroic dans laquelle ils essayaient (insistons peut-être sur le terme « essayaient ») de plonger le lecteur.
Lorsque Jackson et Livingstone tentèrent d’intéresser les éditeurs à leur idée, ils se heurtèrent à une incompréhension totale, même si Ian avait déjà publié Dicing with Dragons, un guide pour jouer aux Jeux de Rôles. Mais au final, après plus d’un an d’hésitation, Puffin Books [filiale de l’éditeur Penguin Books, dédiée aux livres pour enfants (NdT)] fit le grand saut et fut récompensée par de bonnes ventes. On peut attribuer le succès du Sorcier de la montagne de Feu à plusieurs facteurs :
- c’était le premier exemple grand public de quelque chose d’inévitable, de sincère, et de bien exécuté
- c’était compact et simple, et réussissait à inclure toutes les idées attrayantes des JdR plus compliqués, dans le format d’un livre de poche introductif et pratique (et bon marché, pour 1,25 £ – moins de 2€).
- En plus, avec le soutien promotionnel de Penguin Books et de Games Workshop, comment cela aurait-il pu échouer ?
Ce premier livre-jeu fut vite suivi par d’autres. La Citadelle du Chaos wiki de Steve Jackson, le numéro 2 de la collection Fighting Fantasy (FF n°2) au début de l’année 1983, introduisit la magie pour la première fois, grâce à un mécanisme très simple de sorts connus qu’il fallait réapprendre (à diverses occasions au cours de l’aventure) pour pouvoir être relancés plusieurs fois.
À ce moment, il fut évident que les livres-jeux gagnaient rapidement en popularité ; La Citadelle fut réimprimé neuf fois en une année, pour pouvoir suivre la demande. Dans La Galaxie Tragique (FF n°4), l’univers de jeu prenait place logiquement dans un autre décor populaire des JdR : l’espace. Malgré le succès des JdR multijoueurs comme Traveller grog, les livres-jeux de SF n’ont jamais eu (et n’ont toujours pas) autant de succès que leurs homologues de fantasy, pour des raisons qui ne sont pas particulièrement évidentes. C’est peut-être dû au décor ; la SF pouvant être vue comme démodée, au contraire de l’heroic fantasy en essor [ces années-là] ; ou peut-être que les aventures demandaient de se déplacer de planète en planète, sans forcément développer une atmosphère unique bien définie, n’étaient pas assez attractives. Quelle qu’en soit la raison, Starship Traveller fut suivi de cinq livres Fighting Fantasy dans les codes de la pure fantasy .
La Galaxie Tragique (Starship Traveller), 1e édition poche francophone, octobre 1984, éd. Gallimard
Voyant le succès de la collection Fighting Fantasy, d’autres éditeurs développèrent soudain un intérêt pour le concept des livres-jeux (et pour les bénéfices potentiels qu’ils en retireraient). Jackson et Livingstone furent contactés par un certain nombre d’entre eux ; ils préférèrent toutefois rester chez Puffin, mais transmirent les offres à leurs auteurs et autrices de Games Workshop.
C’est ainsi que les étagères des librairies se peuplèrent de nombreux titres du genre de :
- la série du Falcon voyageant dans le temps ; et La Voie du Tigre - basée sur des histoires d’arts martiaux – écrites par Jamie Thomson, alors rédacteur de White Dwarf [la revue mensuelle traitant de wargames et de JdR, publiée par Games Workshop (NdT)] ;
- la série lovecraftienne Les Portes interdites, écrite par Ian et Clive Bailey ;
- et la série Loup Solitaire de Joe Dever wiki.
Cette dernière série de livres-jeux fut remarquablement populaire, avec son approche du genre proche du fonctionnement des JdR : un personnage principal qui porte un nom et qui gagne en compétences et en pouvoirs de livre en livre.
Le boom des livres-jeux permit à des auteurs de publier toutes sortes de genres dans des décors variés, [dont voici d’autres exemples]
- J.H. Brennan wiki, écrivain ésotérique (et créateur du jeu de rôle surnaturel Man, Myth & Magic grog), auteur de la série Fire*Wolf annoncée comme destinée à un public adulte, bien que la seule preuve en était une scène de sexe à peine évoquée.
- [Les éditions] Hutchinson et Virgin wiki (en) tentèrent de publier des livres-jeux « sur la vraie vie », traitant d’événements historiques, comme l’évasion [du château] de Colditz wiki [transformé en camp de prisonniers par les nazis, dès 1940] ou la Guerre Civile anglaise wiki au XVIIe s. Ces derniers font partie des livres-jeux les plus maladroits jamais publiés.
- [La maison d’édition] Hodder et Stoughton appliqua même le format du livre-jeu à ses gammes Enid Blyton et Astérix, en proposant de somptueux coffrets comprenant leurs propres dés, plans et accessoires (un format qui était encore publié sporadiquement durant les années 1990).
Un livre-jeu Enid Blyton (le Club des Cinq), avec ses accessoires et un livre-jeu Astérix avec ses accessoires.
Cette recherche de nouveauté fut aussi perceptible dans la collection Fighting Fantasy : Le Manoir de l’Enfer (House of Hell , FF n°10) se déroulait dans une maison hantée contemporaine ; Freeway Fighter (FF n°13) était une aventure dans l’esprit [du film de 1979] Mad Max [et du jeu de société de 1983] Battlecars [écrit par Gary Chalk et Ian Livingstone] ; Rendez-vous avec la M.O.R.T. (Appointment with FEAR , FF n°17) était une aventure de super-héros.
Certains genres menèrent cependant à des terrains délicats : quelques illustrations sans finesse de scènes de sacrifices dans Le Manoir de l’Enfer, ainsi que des scènes de combat sanglant dans d’autres livres-jeux de cette collection, attirèrent l’attention d’un groupe évangélique (2). Mais leur compte-rendu sensationnel (et les reportages de la BBC qui suivirent) firent surtout la promotion de cette collection (3).
Le Manoir de l’Enfer (House of Hell), 1e édition de 1984, et exemples des illustrations intérieures par Tim Sell, celle de droite ayant notamment été censurée (retirée lors des réimpressions)
Mais aucun genre ne connut autant de succès que l’heroic fantasy, bien que ce genre ait également connu quelques expérimentations. Sorcellerie (Sorcery!) , écrite par Steve Jackson, un ensemble de quatre volumes qui se suivent, est fondée sur les règles simples des Fighting Fantasy mais elle incorporait un ensemble volumineux de règles sur la magie, avec une longue liste de sorts que le lecteur devait apprendre par cœur. La série développa aussi un univers cohérent et une quête atteignant une dimension épique, ces deux éléments couvrant plus de 2200 paragraphes (un livre-jeu habituel n’en comporte que 400). C’est une prouesse impressionnante, aussi détaillée et alambiquée que n’importe quel roman de fantasy épique (4), mais son ampleur et l’attente des lecteurs entre les volumes successifs la condamnèrent à n'être un essai unique, une grande folie.
Une moins grande folie fut celle de TSR [la maison d’édition à l’origine de D&D (NdT)] qui tenta d’introduire les livres-jeux sur le marché américain. Leur collection Les Quêtes Sans Fin (Endless Quest) fut handicapée par des tentatives peu judicieuses de minimiser presque tous les éléments ludiques, y compris les jets de dés et la résolution d’énigmes. Inutile de dire que, même si ces livres avaient le fameux logo de D&D sur la 4e de couverture, ils n’ont pas rencontré un grand succès. Les tentatives suivantes finirent de la même façon, en témoigne l’exemple des livres-jeux Advanced D&D qui utilisaient des systèmes de règles différents d’un livre à l’autre (curieusement, aucun système n’était lié à AD&D !).
Ce fut encore pire pour les livres Marvel Superheroes ; une série qui ne fut publiée qu’au Royaume-Uni, lorsque TSR fit de leur publication une condition obligatoire pour permettre à Penguin d’exploiter la série de romans à succès Dragonlance. Au sujet des livres-jeux HeartQuest - incroyablement mauvais et romantiques - et de l’abominable série Star*Rider de Puffin - ennuyeuse et uniquement centrée sur les poneys, visant les filles alors qu’une étude avait montré qu’un tiers des lecteurs de FF étaient des femmes - moins on en dira, mieux ce sera.
Divers éditeurs tentèrent aussi de publier des livres pour jouer en duo : il s’agissait de deux livres, un pour chaque joueur.euse, qui étaient écrits de façon à ce que – lorsqu’ils se trouvent en un lieu précis – les deux personnages se rencontrent dans le texte et, comme on peut s’y attendre, se combattent. Malheureusement il n’y avait souvent pas grand-chose d’autre à faire dans ces livres.
Combat Heroes, de Joe Dever wiki, poussa astucieusement cette formule jusqu’à sa conclusion logique en adaptant la méthode utilisée dans l’As des As (un jeu de combats aériens durant la Première Guerre Mondiale) : utiliser des images plutôt que du texte, à chaque étape du jeu ; ainsi les deux joueurs voient chacun le décor où évolue leur personnage – et s’ils sont chanceux, ils voient aussi leur rival – à chaque bifurcation dans le donjon.
Les livres-jeux pour deux n’eurent pas un grand succès : ils furent freinés par le besoin de posséder au moins deux livres ; et s’ils étaient vendus en lot de deux, dans un emballage en carton comme Fighting Fantasy le fit pour Clash of the Princes, une TVA ridicule faisait davantage gonfler le prix. Le besoin d’un second joueur remettait en cause l’attrait le plus évident des aventures en solitaire… le fait qu’elles puissent être lues comme on lit n’importe quel autre livre : seul.e.
Les deux premiers tomes (complémentaires) de Combat Heroes, 1986
Cet intérêt pour les livres-jeux coïncida avec le regain de popularité de jeux de rôle plus complexes ; en fin de compte, c’est évident, tout cela faisait partie du même phénomène. Ce ne fut donc pas surprenant que certains auteurs voulurent utiliser le format des livres-jeux pour introduire de jeunes lecteurs aux jeux de rôle multi-joueurs. Les règles de Fighting Fantasy furent donc réorganisées pour être jouées à plusieurs, et étaient accompagnées de livres détaillant les monstres et aussi tout ce qui constitue aujourd’hui Titan, un univers (presque) cohérent. Puffin publia aussi le jeu farfelu Maelstrom grog à la perplexité générale.
NdT : Maelstrom prend place en Angleterre pendant le règne d’Elisabeth Ière (1558-1603), marquée par la guerre contre l’Espagne et son invincible Armada
Avec plus de succès, Corgi Books publia Les Terres de Légende wiki (Dragon Warriors), de Dave Morris et Oliver Johnson, qui n’ont pas su plus tard tirer parti de leur succès en republiant Tunnels & Trolls et divers scénarios en version livres de poche (ces derniers encombrent encore les libraires de tout le Royaume-Uni).
Arrivé là, le format livre-jeu était devenu un média grand public :
- Dans le domaine des comics, [le magazine hebdomadaire de SF] 2000 AD proposa de nombreux produits dérivés sous le format d’aventures solitaires en bandes-dessinées, basés sur des personnages comme Judge Dredd, Nemesis et Slaine.
- L’éditeur Knockabout Comics publia le livre You are Margaret Thatcher, attirant l’attention enthousiaste des médias. D’autres éditeurs tentèrent de développer des thèmes plus sophistiqués, plus adultes, en faisant incarner le rôle d’un politicien ou d’une pop-star (5) , sans obtenir de succès commercial.
- Même des magazines « haut de gamme » publièrent des articles parodiques où le lecteur devait survivre à une fête de bureau tout en « concluant » autant de fois que possible, en allant dans les moindres détails pornographiques,– menant à des conséquences « très drôles ».
Toutefois, la gamme Fighting Fantasy fut le cœur des livres-jeux de fantasy et le format le plus solide et durable : cette gamme se vend aujourd’hui à plusieurs millions d’exemplaires. Subissant une pression grandissante pour continuer à reproduire leur formule à succès, Jackson et Livingstone ouvrirent la collection à d’autres auteurs, avec la série « Jackson & Livingstone présentent ». Au début, il s’agissait de livres très similaires aux livres-jeux originaux (ceux écrits par l’homonyme Steve Jackson l’Américain wiki en déroutèrent particulièrement les jeunes fans !), puis la venue de sang neuf engendra des évolutions sur la forme.
Le format « exploration de donjons » était limité ; les aventures s’étendirent alors à travers le monde de Titan et au-delà, sur d’autres plans et à d’autres époques. Dans ces diverses aventures, les personnages utilisaient de nouvelles compétences ou sorts, ou étaient accompagnés par des compagnons (ou des légions entières, engagées dans des batailles de masse, comme dans Les Sombres cohortes de Ian Livingstone). Il y avait dans ces livres des jeux et énigmes, des contes, des rêves et des distractions. Tout comme certains jeux vidéo, le héros devait maintenant trouver plusieurs objets différents indispensables dans divers chapitres de l’aventure, ou les moyens d’obtenir des informations vitales sur certains personnages rencontrés.
Par contre, au contraire de nombreux jeux vidéo, les livres-jeux persistaient encore à maintenir une cohérence interne totale. Les énigmes étaient logiques ; les solutions, personnes et évènements étaient en accord avec le contexte fantasy de l’aventure et du monde de Titan dans son ensemble.
Malgré la sophistication et la qualité croissante des aventures, il fut évident que la loi des rendements décroissants s’était imposée, comme elle l’avait fait dans le domaine du jeu tout entier. En des mots plus simples, l’engouement s’était apaisé, et ce qui restait était le milieu : les éditeurs qui avaient pris le train en marche dès le départ purent aller au bout de leurs sagas ; les éditeurs retardataires (comme Allen & Unwin, avec leur série Le Maître du destin (Fatemaster) ne furent récompensés que par de mauvaises ventes. Les séries basées sur les pouvoirs magiques - la série populaire Loup Solitaire ainsi que la série dérivée Astre d’Or, toutes deux créées par Joe Dever (6) - touchaient à leur fin et laissaient place à des adaptations en romans (novellisations) se déroulant dans le même monde.
Pour Puffin et Fighting Fantasy, ce déclin fut moins visible. Les droits d’exploitation de ces ouvrages dans le monde entier montraient leur popularité, surtout au Japon. Puffin tenta aussi de publier des romans dérivés de la série, mais une programmation trop irrégulière desservit leurs ventes. Un besoin de complexifier un peu plus mena à Dungeoneer, le premier volume de Advanced Fighting Fantasy (AFF), une tentative courageuse de produire un jeu de rôle introductif, facile à comprendre mais assez sophistiqué pour être divertissant et d’une longue durée de vie ; deux autres volumes de règles et de scénarios pour [le JdR] AFF ont aussi paru.
En définitive, ce sont les livres-jeux qui constituent toujours le cœur de la gamme, en devenant tout de même de plus en plus élaborés mais en restant fidèles aux exigences restrictives de ce format.
À l’été 1992, la collection Fighting Fantasy célébrait ses 10 ans et son 50e livre-jeu classique avec Retour à la montagne de feu. Un cartouche sur le dos de ce livre indiquait que la série avait atteint plus de 12 millions de ventes dans le monde. Certains se sont demandés si ça allait s’arrêter là, mais les chiffres de ventes – arbitres ultimes de toute maison d’édition – ont permis à la série de se poursuivre.
Les titres récents se sont peut-être un peu éloignés de l’aspect expérimental, mais ils continuent de repousser peu à peu les limites du genre. Par exemple Le Chasseur de mages, de Paul Mason (FF n°57), s’articule autour du personnage d’un sorcier renégat qui change de forme et se téléporte à travers les dimensions ; pour gagner, le héros doit non seulement traquer et retrouver sa proie, mais aussi s’assurer qu’il est lui-même dans le bon corps avant de se téléporter vers son plan de départ. Même si tout ça s’éloigne des combats contre des orcs et de la quête des trois bonnes clefs ouvrant le coffre à la fin (comme dans Le Sorcier de la Montagne de Feu), ça reste fidèle aux axes définis par la collection Fighting Fantasy .
Puffin a aussi essayé d’attirer de nouveaux publics. Faisant le lien avec le jeu vidéo, cet éditeur publia des livres-jeux basés sur [le jeu de plateforme] Sonic et [le jeu de combat] Eternal Champions, en les présentant comme un moyen peu coûteux et accessible de continuer ses aventures avec ses héros préférés. Il est possible que cela ait contribué à donner naissance à une nouvelle tendance où de nombreux produits dérivés (livres-jeux, romans, BD, T-shirts, etc.) accompagnent tout succès dans le domaine du multimédia et du jeu vidéo. Il est aussi possible que les lecteurs et lectrices potentiel.les gardent leur argent pour n’acheter que l’œuvre originale, sans les produits dérivés.
Pour un public plus jeune, Puffin a lancé First Fighting Fantasy, avec de nombreuses illustrations et des règles simplifiées pour attirer des tranches d’âge beaucoup plus jeunes que le lectorat moyen de FF ; il s’agissait d’une expérimentation qui nécessitait d’être menée et commercialisée avec le plus grand soin pour fonctionner. [Seuls 4 livres ont été publiés dans cette collection (NdT)].
Plus généralement, les autres maisons d’édition ont décidé de refaire le grand saut dans l’inconnu en amorçant une renaissance dans le secteur des livres-jeux, surtout avec la série Destins (Virtual Reality) de Dave Morris [et Mark Smith ; avec un système original, sans dés, uniquement basé sur les capacités du personnage choisi dans une liste au début de l’aventure, et le fait que ses capacités permettaient ou non d’agir (NdT)].
Peut-être y a-t-il une nouvelle génération qui aura elle aussi envie d’essayer les livres-jeux, soit parce qu’elle aura été exposée depuis longtemps au concept du jeu de rôle et les aura assimilés, soit par le biais de la popularité des jeux vidéo. Peut-être que les éditeurs ont oublié combien d’entre eux n’avaient pas réussi à tirer profit de l’engouement de la dernière fois. Aux États-Unis, TSR lance une nouvelle édition de livres-jeux adaptés de Donjons & Dragons, bien qu’encore une fois ils semblent avoir renoncé à une grande partie de la jouabilité en faveur d’options faciles et de longs passages descriptifs.
En 1994, le format du livre-jeu est défini de façon figée, et tous les ouvrages publiés rentrent dans cette catégorie étroite. Alors que tel ou tel livre des différentes collections – et des collections elles-mêmes – repoussent certaines limites de ce qui peut être fait avec ce format, de telles innovations restent confinées aux livres de poche grand public destinés au jeune lectorat. En l’état actuel, et en ce qui concerne la production de quelque chose de neuf et de potentiellement passionnant et instructif, il est certain que le potentiel du média livre-jeu n’est pas encore pleinement exploité ; mais la tension entre innovation et nécessité pour un éditeur de vendre en assez grande quantité suffit à bloquer les expérimentations à l’étape de l’idée.
Si quelque chose de plus intéressant peut être fait en utilisant le format de l’aventure en solitaire, il est peu probable que cela se produise dans le domaine de l’édition des livres-jeux imprimés. À l’avenir, les nouvelles formes et les idées se produiront certainement dans le domaine immense des jeux sur ordinateurs, utilisant les coins inexplorés de l’hypertexte, exploitant ce formidable rapport inverse entre d’énormes capacités de stockage et les faibles coûts de reproduction d’un CD.
Note de la traductrice et des relecteurs : début 2016, l’éditeur français Gallimard Jeunesse annonça que, rien que la série Loup Solitaire de Joe Dever s’était vendue à plus de 2.8 millions d’exemplaires depuis la parution du premier tome en 1986 ; cette série étant régulièrement réimprimée depuis 30 ans… Gallimard publia ensuite le 29e tome de la série (sur 32) en 2017
Donc le succès est continu – Ian Livingstone continue d’écrire, Fighting Fantasy est toujours en activité ; de nouveaux livres paraissent (66 livres de 1982 à 2017, 9 nouveaux livres entre 2017 et 2019). Ces livres sont toujours traduits dans la collection Défis Fantastiques wiki et d’autres éditeurs se lancent dans l’aventure. Comme dans les années 1980, les livres-jeux servent de didacticiel dans les boîtes de JdR – comme avec Héros & Dragons – pour apprendre et s’habituer aux règles du jeu de rôle en question.
Ainsi les éditeurs réimpriment ces livres à l'identique - en ayant, on l'espère, corrigé les erreurs de numérotation - depuis 1983, avec leur fantasy type porte-monstre-trésor très datée. Comme l’auteur, on peut donc se demander où est passée l’innovation dans ce média ? Est-elle toute dans les jeux vidéo à la première personne?
Vue d’ensemble de l’évolution visuelle de la collection Fighting Fantasy : la charte graphique change, la structure narrative reste similaire. La forme change donc sans modifier le fond.
Article original : Solo Gamebooks: Introduction to interaction, publié dans Interactive Fantasy #1
(1) NdT : Les livres-jeux (dont la série des « Livres dont VOUS êtes le héros » est la plus connue) sont des scénarios pré-écrits- à choix multiples. L’auteur les assimile au domaine du JdR car il y a plusieurs points communs, qu’il développe dans cet article ; cependant, de nombreuses personnes les considèrent aujourd’hui plus proches du livre que de celui du jeu, probablement dû au fait que ces livres-jeux imposent un nombre limité de choix à chaque étape et ne permettent pas autant de création narrative qu’une partie de JdR. Pour d’autres personnes, la frontière est mince, voire fluctuante, et en tous cas ils permirent l’initiation au JdR ptgptb. [Retour]
(2) NdT : N’oublions pas que c’est durant les années 80 que les jeux de rôle ont commencé à être catégorisés comme « produits de Satan »… Plus d’infos dans notre ebook 15 : Le JdR c’est le maaal ! [Retour]
(3) NdT : Après des années de censure, House of Hell est toujours disponible, et même aujourd’hui sous format numérique, en application pour mobile via le site de Fighting Fantasy ! [Retour]
(4) NdT : La fantasy épique est un sous-genre de la fantasy, qui met en scène des héros et héroïnes vivant des épopées ou longues aventures, plutôt sérieuses et souvent grandiloquentes. La fantasy épique comprend notamment l’heroic fantasy , bien connue par exemple Les Chevaliers d’Émeraude (Anne Robillard), Conan le Barbare (Robert E. Howard), Le Trône de Fer (George R. R. Martin), ou encore de La Saga du Sorceleur (Andrzej Sapkowski). [Retour]
(5) NdT : on pouvait aussi jouer Torquemada et Ronald Reagan. Avis aux collectionneurs : ces BD furent traduites dans les premiers numéros du magazine rôliste Chroniques d’Outre Monde.
Dans le même genre, l’éditeur Solar sortit en France, en 1986, 3 livres-jeux de Patrick des Ylouses « Vous êtes Kennedy / de Gaule / Napoléon ».
(6) NdT : l’auteur de la série de 4 livres « Astre d’Or » est en fait Ian Page. Astre d’Or ( Grey Star ) était son personnage dans la campagne de D&D de Joe Dever, et Dever convainquit Page d’écrire des livres-jeux utilisant ce PJ détaillé et son historique. Dever est crédité comme « réviseur » de la série. [Retour]
Pour aller plus loin…
- L’article de Wikipedia sur la littérature interactive wiki fait remonter ses origines à 1891 et retrace l’évolution du média des récits à embranchements, au croisement de la littérature et du jeu.
- Les livres-jeux ne sont pas seulement des précurseurs du jeu de rôle, ils peuvent aussi être au commencement de la passion de bien des rôlistes… dont celle de l’auteur de l’article Mon histoire rôlistique et autre bizarreries ptgptb !
- Les livres-jeux combinent récit et jeu, comme les fictions interactives et d’autres styles de jeux basés sur le système d’embranchements de choix, et brisant le collier de perles ptgptb.
- Si vous voulez en savoir plus sur l’état actuel et les futurs projets de Steve Jackson et Ian Livingstone, reconnus comme les deux auteurs ayant popularisé les livres-jeux, nous vous recommandons de lire l’interview publiée dans l’excellent magazine gratuit Alko Venturus 2 (publié par Scriptarium et Alkonost).
- Si vous vous intéressez à l’histoire des fictions interactives (« livres-jeux numériques ») ou si vous vous demandez ce que c’est précisément, nous vous recommandons l’article C’est quoi une fiction interactive (FI) de la communauté francophone fiction-interactive. Depuis quelques années, les auteurs et autrices explorent donc d’autres médiums, et par exemple les BD interactives (numériques) se développent également !
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Commentaires
Christophe Dang... (non vérifié)
sam, 25/01/2020 - 01:34
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Les livres-jeux
Bonjour,
Concernant la question « où est passée l’innovation dans ce média ? », je pense qu'il faut regarder ailleurs que du côté des gros éditeurs, par exemple en France avec des éditeurs comme Alkonost et Makaka (BD).
Concernant « L’article de Wikipedia sur la littérature interactive fait remonter ses origines à 1891 », ce n'est pas exactement ce qui est écrit. En 1891, on a un micro-texte à embranchements, et si c'est bien la manière dont sont écrits les livres-jeux, cela en fait-il de la littérature interactive ? Rien n'est moins sûr. En l'occurrence, si on suit le lien dans l'article vers le Twitt de James Ryan, on voit qu'on fait un choix entre deux fins très différentes sans avoir d'indice sur la suite ; bref, on n'agit pas sur l'histoire, on se contente de choisir une suite au hasard.
Sur ce point, un élément important semble être la structure des paragraphes. Selon Boris Solinski, et je suis assez d'accord avec lui, la lectrice-joueuse a une réelle action si la structure présente des convergences (lien vers son article dans l'article de Wikipédia).
Je dirais que le livre-jeu emblématique (type Défis fantastique ou Loup Solitaire) puise plutôt ses racines dans le jeu de rôle (Le Sorcier de la montagne de feu était à l'origine un manuel d'initiation à D&D et le Magnamund un univers inventé par Joe Dever pour ses parties de AD&D et de wargames, et puis évidemment les aventures solo de T&T) et dans les livres didactiques de mathématiques de DoubleDay, peut-être dans les aventures textuelles sur ordinateur comme Colossal Cave Adventure. Il y eut des récits à embranchements avant (Doris Webster et Mary Alden Hopkins en 1930, Raymond Queneau en 1967…) mais même s'ils revendiquent un côté ludique, je ne parlerai pas pour ma part de « livre-jeu » (mais peut-être n'est-ce au fond qu'un débat aussi futile que celui sur les jeu narratifs :-D ).
Skarn (non vérifié)
mer, 01/03/2023 - 19:58
Permalien
CC-BY-NC-ND 1995.
CC-BY-NC-ND 1995.
Je crois qu'il faut vraiment prendre l'article comme ce qu'il est et pas plus : Le témoignage, précieux, un peu amer, surtout lucide, de l'état de l'industrie du livre-jeu par un de ses acteurs majeurs à la fin de ce qui a été une bulle, avec toutes les dérives que cela a pu entraîner, en terme d'écriture à la va-vite, d'imitation sans grande imagination, d'incongruités (un exemple célèbre : Gallimard Jeunesse publiant le jeu de rôle traditionnel L'Œil noir dans sa collection Un Livre dont Vous Êtes le Héros), et ainsi de suite.
Ensuite, tout cela s'est passé il y a plus d'un quart de siècle. On sait désormais que Marc Gascoigne était en effet raisonnablement pessimiste quant au devenir d'une collection telle que Un Livre dont Vous Êtes le Héros. Le marché, complètement épuisé, a continué à se tasser, jusqu'à ce que, à l'aube des années 2000, Gallimard Jeunesse abandonne totalement la traduction de nouveautés et ne rééditent plus qu'une poignée de titres historiques commercialement sûrs.
Oui, on l'oublie souvent au profit d'un effet loupe sur le début des années 80, mais en fait le phénomène a mis du temps avant de rendre les armes. Ainsi, jusqu'en 1999, on pouvait encore trouver flambant neuf des ouvrages complètement oubliés aujourd'hui. On peut ainsi citer les Super Sherlock, une série surprenante dont le fonctionnement, à base de pistes à suivre et d'enquêtes à résoudre en un minimum de pistes, se rapproche beaucoup plus d'un Sherlock Holmes Détective Conseil que d'un Sorcier de la Montagne de la Feu.
Cet exemple n'a évidemment pas du tout été pris au hasard. Il sert à souligner à quel point, à l'époque déjà, la frontière était fine entre le livre-jeu et le jeu de société. C'est sans doute encore plus vrai aujourd'hui avec le développement du marché de ce joli oxymore qu'est le jeu de société solo.
Si l'éditeur le voulait, un jeu comme SHDC pourrait ainsi tout à fait être repackagé en tant que Livre dont Vous Êtes le Héros, quasiment sans avoir à y apporter aucun modification. De façon générale, énormément de jeux collaboratifs ont des mécaniques directement héritières des livres-jeux, parfois de façon très explicite. Dans un jeu comme Detective par exemple, on manipule régulièrement de verbeuses cartes numérotés se concluant par des choix nous renvoyant sur l'une ou l'autre carte numérotée. On peut difficilement faire plus similaire.
Si on tient à rester sur un format pur livre, et qu'on bouge plutôt le curseur du mode de navigation, là aussi on a de quoi faire. Avec le boom du jeu de société sont ainsi apparues deux nouvelles familles de livres-jeux « purs et durs » : Les Escape Books et les BD-jeux. La première fait la part belle aux énigmes, la seconde au déplacement spatial et graphique, le tout témoigne d'un héritage marqué.
Ces livres ont d'ailleurs la particularité d'être vendus aussi bien en librairies que dans les boutiques de jeux, sur les étagères desquelles ils côtoient souvent le jeu de rôle, ne serait-ce que pour de simples raisons de format.
Bref, la descendance, plus ou moins hybridée, du livre-jeu, elle est a minima partout en boutique de jeux de société de nos jours. Il y en a aussi probablement plein dans le jeu vidéo (il me semble par exemple que les titres Hanako Games revendiquent les LVH parmi leurs inspirations). Mais je ne vais pas m'avancer sur ce domaine que je connais trop peu.
Je dirais que l'erreur fondamentale d'interprétation expliquant qu'on ne les voit pas même quand ils sont sous nos yeux, c'est qu'on cherche instinctivement une espèce qui elle est totalement éteinte : Le Livre dont Vous Êtes le Héros avec pignon sur rue, cet incroyable instant où le genre a eu une assise populaire inimaginable, s'affichait en tête de gondole des librairies et se vendait comme des petits pains.
Si leurs descendants modernes ont l'air de faire de se vendre décemment (c'est pas évident de trouver des chiffres, mais c'est ce que semble suggérer ce sujet) voire plus (un As d'Or et des ventes à l'avenant pour Detective), on est bien loin du miracle des années 80. Le mastodonte qui dévorait le marché, il est mort, il est enterré, il ne reviendra pas, même si ses ayant-droits secouent parfois ses os pour voir s'il ne resterait pas un peu de magie.
Son ADN cependant s'est transmis aux autres membres de sa famille qui eux ont su muter, s'adapter, évoluer. Si on n'a plus de T-rex, on y a gagné des aigles.
[note : il existe un mouvement « rétraux » dans le livre-jeu, beaucoup plus proche de format voire d'apparence des livres-jeux des années 80 mais avec, quand c'est bien fait, une vraie touche moderne apportant un plus réel ; on pourrait citer par exemple le tout récemment primé Cyclades ; mais on parle de ventes beaucoup plus anecdotiques, principalement en direct via du financement participatif ; donc, par simplicité, j'ai préféré faire l'impasse dessus même si c'est peut-être là qu'il se passe les choses les plus inattendues]
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