Interview de Greg Stafford
© 2010 Gdrzine
...fondateur de Chaosium, créateur de Glorantha et de bien d’autres choses encore !
Comme vous allez le constater, peu de personnes connaissent le milieu du jeu de rôle aussi bien que Greg Stafford. Maintenant que sa première création rôlistique, RuneQuest, a enfin été publiée en italien [il s’agissait de Mongoose RuneQuest II grog(NdT)], [le site italien de news rôlistiques] GdRItalia, représenté par Paolo “RosenMcStern” Guccione, en profite pour discuter avec Greg au sujet du jeu de rôle en général, de Glorantha et du monde du Roi Arthur en particulier, ces deux derniers cadres de jeu ayant été explorés par des générations de rôlistes grâce aux créations et aux publications de Greg Stafford.
PG) Eh bien, Greg, maintenant que Gary Gygax et Dave Arneson ne sont plus parmi nous, tu es probablement l’auteur de jeux de rôle qui travaille dans le milieu depuis le plus longtemps. Quel effet cette responsabilité te fait-elle ?
GS) Ça me fait sentir vieux ! (rires) Bon, il y a peut-être Rick [Loomis] de chez Flying Buffalo qui travaille dans le milieu depuis plus longtemps que moi, mais en effet maintenant je me sens vieux. “Vieux” dans le sens “papy” du mot. Ma capacité à écrire des jeux n’est pas diminuée, seule mon énergie l’est. Et ça, ça me fait comprendre que le temps presse et qu’il est temps de faire quelque chose et de faire comprendre quelque chose aux autres, quelque chose qui reste pour le futur.
PG) Peux-tu faire un bref résumé de ta carrière pour les fans plus jeunes, ceux qui n’avaient pas encore attrapé le virus du jeu de rôle au moment où toi tu débutais ?
GS) Tu veux dire qu’ils n’étaient pas encore nés, pas qu’ils n’avaient pas encore attrapé le virus du jeu ! J’ai joué à mon premier wargame en 1966, et j’ai fondé ma première boîte en 1975. J’avais déjà essayé de publier un jeu de plateau par trois fois en essuyant des refus, et à la fin je pris la décision de le publier moi-même, après une séance de divination à l’aide de de tarots. Cette année-là, je créai la société Chaosium.
Nous commençâmes avec des wargames et des jeux de plateau et, environ cinq années plus tard, nous publiâmes RuneQuest grog, un jeu de rôle dans le monde de Glorantha (1) ; RuneQuest marqua le début du succès de Chaosium en tant que société éditrice de jeux de rôle.
Du temps où j’étais président de Chaosium, nous avons publié quelque chose comme treize jeux de rôle, qui presque tous ont eu un certain succès. J’ai quitté Chaosium en 1998. Nous partageâmes la compagnie, chacun poursuivant des projets différents au sein de sociétés différentes. De mon côté, j’ai fondé la société Issaries afin de publier HeroQuest grog, mais je détiens encore les droits de RuneQuest et de Glorantha. J’ai créé cinq jeux de plateau, trois ou quatre jeux de rôle, un jeu vidéo (en partie), et aucun jeu de cartes.
PG) D’après toi, quels changements le jeu de rôle a-t-il connus pendant toutes ces années ?
C’est devenu quelque chose de beaucoup plus commercial. Au début, la personne qui publiait un jeu de rôle en était également l’auteur ; c’était un peu comme à l’époque du Far West : tout le monde faisait tout, tout le monde était généraliste.
Je n’ai jamais eu la prétention de me considérer comme un grand entrepreneur : j’ai commencé ma vie professionnelle en faisant le serment de ne jamais me lancer dans les affaires, et cependant je l’ai fait. Cela dit, aux débuts du jeu de rôle, nous étions tous des entrepreneurs ; au cours des années, le milieu s’est professionnalisé, et la conception d’un JdR a perdu en importance par rapport à sa production. La production et la réalisation de profits sont devenues plus importantes que le processus créatif. Je pense qu’il s’agit là d’une évolution tout à fait naturelle pour un milieu en croissance : inévitablement, s’il souhaite survivre, il a besoin de l’aspect commercial, mais celui-ci finit toujours par en prendre le contrôle – raison pour laquelle tout est différent aujourd’hui.
Cependant, avec Internet, j’ai l’impression que nous sommes maintenant revenus aux origines du jeu de rôle, avec des auteurs qui maintiennent une forme de contrôle, et la gestion du côté commercial qui donne des maux de tête à ceux qui doivent tout faire en ligne, de la création à la commercialisation des produits. Je dirais que c’est cela qui constitue le plus gros changement.
Il y a aussi l’idée même du jeu de rôle qui a changé. Au début, avec D&D, c’était quelque chose de très générique et, de manière tout à fait américaine, on avait pris des éléments très disparates et on les avait mixés pour en faire un gros mélange. Ça a continué comme ça pour un certain nombre de jeux de rôle. Ensuite, le travail de Chaosium a été fondamental pour ancrer le jeu de rôle dans une œuvre littéraire précise. Puis, nous avons vu arriver les jeux de rôle basés sur les créations personnelles des uns et des autres, et enfin une diminution de la diffusion des jeux de rôle suite à l’arrivée des jeux de cartes [à collectionner] et des jeux vidéo.
PG) Dans le monde actuel, avec ses PlayStation et ses jeux en ligne massivement multijoueurs, y a-t-il encore de la place pour les jeux de rôle “sur table” ?
GS) Oui, certainement, que cela plaise ou non. Personnellement, je trouve que les moyens électroniques sont une gêne. Parfois, ils apportent une aide : si je ne peux jouer qu’en ligne, c’est toujours beaucoup mieux que de ne pas pouvoir jouer du tout. Mais, même avec la vidéo, si on ne se voit qu’en ligne, ça reste une expérience inférieure à l’interaction directe. Il y a certainement de la place pour le jeu de rôle sur table à l’ancienne, mais je pense que c’est un loisir qui est en train de devenir élitiste ; non pas qu’il y ait une élite qui refuse de rencontrer d’autres personnes – mais plutôt parce qu’il y a de moins en moins de personnes qui parviennent à se rencontrer pour jouer ensemble.
PG) Ces dernières années, l’industrie du loisir a vu croître l’interpénétration des différents médias : le livre, le cinéma, le jeu, la musique. Les mêmes contenus ont tendance à apparaître dans de multiples formats. Quelle place y a-t-il pour le jeu de rôle dans ce nouvel environnement ?
GS) Nous sommes les ancêtres des jeux massivement multijoueurs ainsi que de tous les jeux vidéo [d’aventure]. Nous étions là avant. Quand nous allions aux salons professionnels dédiés aux jeux vidéo, il y avait tous ces gars qui passaient nous voir et qui nous disaient : “Oh, j’ai grandi avec RuneQuest !” ou “Eh, j’ai grandi avec L’Appel de Cthulhu !”. C’est comme ça, nous sommes les ancêtres. Donc… la place du jeu de rôle aujourd’hui ? Je pense qu’on continuera à être cette “pépinière” secrète. Je pense que les gens continueront à se rencontrer, à jouer, à partager leurs idées, et à créer ce qu’il y a de mieux.
PG) Parlons maintenant de quelques jeux en particulier. RuneQuest était relativement populaire en Italie à l’époque où tous les jeux de rôle étaient en V.O. Cependant RuneQuest n’est jamais paru en italien. Bientôt, nous en aurons la première traduction en italien, et ce manque sera enfin comblé, après une attente bien trop longue. Peux-tu nous expliquer quelle est ta relation, en tant que président d’Issaries Inc., avec la toute dernière incarnation de RuneQuest ? [rappel : l’interview date de 2010 (NdT)]
GS) Issaries est propriétaire de la marque “RuneQuest”, et Mongoose est venu me voir en tant que jeune société à la recherche d’une marque connue qui puisse servir de locomotive à l’ensemble de ses gammes de jeux de rôle. Mongoose était très intéressée à l’idée de publier une nouvelle édition de RuneQuest, mais mon intérêt envers RuneQuest en particulier, comme jeu de rôle “réaliste”, avait diminué : mes goûts avaient changé. Et mes intentions, dès le départ, par rapport à Glorantha, étaient tout simplement que je n’aurais pas pu continuer à tout faire tout seul, et qu’il y aurait toujours eu de la place pour d’autres contributeurs au développement du jeu (2).
Quand Mongoose s’est présenté, je savais que je n’aurais pas beaucoup de temps à consacrer à sa version du jeu. Et ainsi je lui ai pratiquement donné carte blanche pour faire de Runequest ce qu’il voudrait ; je lui ai dit : “Regardez, j’ai tout un matériel [canonique] qui ne doit pas être contredit, mais je n’ai pas le temps de tout contrôler. Du coup, je vais vous faire confiance et je vais compter sur votre désir de répondre aux besoins du marché pour garantir que tout soit fait pour le mieux.”.
Voilà, je ne m’intéresse pas à Mongoose, je ne m’occupe pas de ses produits. Ce qui se passe, d’habitude, c’est que Lawrence Whitaker, qui s’occupe de la chose, me contacte d’abord et recueille toutes les informations nécessaires pour un produit donné, puis il se pose et il commence à écrire comme un fou pour terminer le produit. Du coup, ma relation avec Mongoose est complètement indirecte. En fait, ça se passe aussi un peu comme cela pour la dernière version de HeroQuest.
Je n’ai tout simplement plus le temps ni l’énergie de m’occuper de tous les détails, mais je pense que les mécanismes sont suffisamment bien en place pour que tous les détails soient gérés. Je ne prétends pas m’y connaître en conception de jeux, donc j’essaie de ne pas intervenir dans ce que font les auteurs, même quand ça ne me plaît pas : ce n’est plus mon rôle. Je suis le propriétaire des droits du jeu, c’est désormais à eux qu’appartient la tâche de le rédiger au mieux. Et Mongoose a obtenu un résultat appréciable : je pense que, grâce à Laurence Whitaker, Mongoose est en train de faire du bon boulot ; le gros problème, à la rigueur, c’est la pression qu’elle fait subir à ses auteurs… 10 000 mots par jour ? Je ne sais plus le chiffre exact, mais c’est un rythme de casse-cou, un rythme que je ne pourrais jamais tenir. Et cela peut avoir des retombées sur la qualité de certains des suppléments, comme j’ai pu le lire dans certaines critiques et sur certains commentaires.
PG) Passons maintenant à Glorantha. Ce n’est pas un secret que Glorantha est, parmi tes créations, celle qui t’est la plus chère. Quels sont tes plans futurs pour Glorantha ?
GS) Les plans pour Glorantha sont que… ben, à la base, aujourd’hui Issaries détient des licences, et mon intention est de capitaliser là-dessus : en ce moment, il y a deux jeux de rôle disponibles, j’espère pouvoir vendre encore une fois les droits pour un jeu vidéo.
J’avais vendu les droits pour un jeu vidéo sur Glorantha, mais l’acquéreur a arrêté le projet et du coup j’ai de nouveau le droit de les vendre. Ça, c’est vraiment quelque chose que je souhaiterais faire (3). Je suis très content de la manière dont Moon Design entend gérer la publication de livres qui ne soient pas des jeux, comme celui avec toutes les cartes (4), et ainsi de suite. J’aimerais bien voir d’autres exemples dans le même genre. Je suis ouvert à tout supplément que nous pourrions publier pour cet univers de jeu.
PG) Pendragon est un autre jeu qu’on n’a plus trop vu en Italie alors même qu’il s’agit d’une étape historique dans le monde du jeu de rôle, par l’introduction de mécanismes et de concepts que de nombreux jeux ont repris par la suite. Quels sont tes plans pour Pendragon, à part la récente révision du manuel de base ?
GS) En ce moment, Pendragon grog est mon jeu préféré. Mais il a eu une histoire difficile, étant passé d’un éditeur à l’autre tout en s’éloignant de moi. Maintenant, je suis enthousiaste au possible parce que Nocturnal a récupéré les droits et m’a invité à participer ; ils m’ont même proposé d’être de nouveau copropriétaire du jeu. Mes plans sont les suivants : à un moment donné, je ferai une révision finale des règles. Je créerai un système qui marche mieux afin de le rendre plus populaire et plus facile à jouer par davantage de personnes. Je pense que ce jeu était tellement en avance sur son époque qu’il contient des mécanismes que, encore de nos jours, personne d’autre n’a utilisés (5), et j’espère que le jeu sera bien reçu par ceux qui cherchent un style de jeu plus moderne et plus mûr.
Article original : GdRItalia Intervista Greg Stafford fondatore della Chaosium, inventore di Glorantha e altro ancora
(1) NdT : Comme M.A.R. Barker, Stafford a créé son univers (à partir de 1966) avant de connaître le jeu de rôle, qui est lui né à partir de 1974. Il avait décrit le monde de Glorantha dans des nouvelles et dans deux de ses wargames. On se demande si Tolkien aurait créé son jeu de rôle, s’il était né plus tard… [Retour]
(2) NdT : Quand on parle développement de jeu, il ne s’agit pas de nouvelles classes de persos ou de listes de sorts (même si 13th Age in Glorantha grog (2014) est l’adaptation de ce système façon D&D3/4 à cet univers-là) ; on parle d’approfondissement des diverses cultures et de leurs mythes, ou d’exploration de l’Histoire passée ou future de l’univers de jeu. Ainsi, on joue traditionnellement au 3e Âge, lors de l’occupation lunar. L’éditeur Mongoose a entièrement décrit le 2e Âge, rendant possible d’y jouer ; et la 6e édition de Runequest se situe après l’occupation lunar. [Retour]
(3) NdT : Stafford oublie de citer King of Dragon Pass (1999), le jeu vidéo de gestion de votre clan dans la région de la Passe du Dragon. [Retour]
(4) NdT : Allusion sans doute à l’encyclopédique Guide to Glorantha grog (2014) que le Grog classe significativement dans “générique médiéval-fantastique” puisqu’il n’est lié à aucun système de règles. Il a été vendu aussi avec les cartes de l’Argan Argar Atlas. [Retour]
(5) NdT : Les traits de personnalité de Pendragon font que le personnage, entraîné par ses passions, peut parfois agir à l’encontre des désirs de son joueur ! Stafford racontait que cela vint de l’attitude d’un de ses joueurs, qui décrivait toujours son chevalier ivre et se goinfrant ; mais dans une forêt profonde, le perso refusa tous les mets qu’une faée lui proposait… Stafford trouva ce roleplay irréaliste, et introduisit des règles qui font s’opposer par exemple la méfiance à la gloutonnerie. [Retour]
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