Ode aux Indés

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Une note d’intention de Steve Darlington suite à la publication de Two Faces

Deux pages : Two Faces et le supplément Two Faces : Lengthening Shadows

Note des traducteurs et traductrices : Two Faces (Deux Visages) est un jeu en solitaire d’une page, qui se joue avec un d2 (une pièce de monnaie). C’est un générateur d’histoires avec des tables aléatoires. Le protagoniste monstrueux (« gothique » ou humain mû par des pulsions incontrôlables) est tiraillé entre le Bien et le Mal, mesurés par ses caractéristiques Joie, Désespoir et Ténèbres, qui commencent à 0. Chaque Scène est une « rencontre » d’un ou d’une « innocente » et augmente une des caractéristiques. Répéter jusqu’à ce que l’une d’entre elles atteigne 3 et détermine une des trois conclusions.

Two Faces : Lengthening Shadows (Deux Visages : quand les ombres s’étendent) est une autre page de tables aléatoires pour, d’une part étoffer le passé du monstre, d’autre part amener plus de détails dans les Scènes

Ce jeu est disponible sur le compte itch.io de Tinstar Games 

Introduction

Le superpouvoir humain, on le sait, est la reconnaissance de schémas (pattern recognition). Le simien moyen a ce qui est, de façon charmante, surnommé la « monkeysphere » (1) : le nombre maximal de congénères que chaque individu peut concevoir comme faisant partie de son cercle identitaire, amical, familial ou participant au même destin partagé.

Les êtres humains ont développé un puissant contournement pour [dépasser les limites de] cette monkeysphere: l’invention d’un symbole, un signal, un motif ou une image disant « ça c’est nous ». Ce groupe peut alors rassembler des millions d'individus, au-delà des terres, mers et frontières, à travers des cultures, religions, habitudes ou croyances différentes ; à la fin, le motif crée une tribu. Et comme la morale s'arrête aux frontières de la tribu, ce symbole se change alors en arme. « ces choses-ci sont alpha, ces choses-là sont béta, et béta est différent. »

Ainsi, dès que l'on définit quelque chose, dès même que l'on décrit quelque chose, on crée une arme d'exclusion. C'est vrai même si notre but est de créer quelque chose d'inclusif. Chaque classification s'accompagne d'un vernis de dédain. Comme dit l'adage : « Voici des touristes, mais moi je suis une voyageuse. Eux sont des geeks extatiques - moi je suis un aficionado des classiques de la science-fiction. »

Il en va bien sûr de même dans le monde de l'art. Voici de l'art populaire, voici les beaux-arts. Roy Lichtenstein wiki a parodié ce phénomène de façon célèbre, tout en y adhérant, en transposant des éléments de bande dessinée dans des galeries d'art – avec des œuvres telles que WHAAM! -

Roy Lichtenstein devant sa peinture Whaam (1967)

Roy Lichtenstein devant sa peinture Whaam (1967)

Lichtenstein est mort en artiste admiré et millionnaire, alors que l'auteur du dessin original, Irv Novick wiki, l'un des plus grands dessinateurs de comics du siècle dernier, est mort dans la pauvreté et l'oubli.

Les artistes du début du 20e siècle ont au fond compris à quel point les limites étaient artificielles, de là est né le mouvement du ready-made wiki par le célèbre Duchamp et son œuvre « Fontaine ». Si l'artiste Duchamp le signe, c'est de l'art. Bien sûr, si quelqu'un d'autre le fait, c'est de l'escroquerie. C'est seulement si je [artiste] le fais que ça devient du génie.

Je vais parler des lyric games.

Étiquettes et lyric games

NdT : Lyric Games. Terme forgé par John Harness dans une série de tweets :

  • « Le meilleur terme descriptif que j’aie trouvé pour cette cuvée de jeux un peu indés, un peu narratifs, un peu minuscules – du genre qui inonde itch.io est « lyric », comme la poésie lyrique ou la peinture lyrique. ».
  • « [titubant] à la limite de la jouabilité, et parfois en [reconnaissant] que leur principal mode est d'être lu comme de la littérature - que les lire c'est y jouer ; c'est interagir avec ; à côté - ou même davantage - que le jeu sur table »

Autre définition : les jeux lyriques sont aux jeux normaux ce que la poésie est à la prose.

Steve explique qu’il y a eu une si grande vague de jeux lyriques – la plupart ridicules et injouables -, qu’il craignait que personne ne joue à Two Faces, d’où cette note d’intention.

Comme toute classification, ce terme peut être utile et même influent. Il nous permet d'échapper à une terminologie qui pourrait être trop restrictive ; et certains ont en effet critiqué le fait même de définir des jeux.

Je crois que c'est Richard Garfield [connu comme étant le créateur de Magic (NdT)] qui a voulu faire avancer les choses en divisant le vaste monde ludique en catégories, d'une façon qui aurait pu être approuvée par [le philosophe du langage] Ludwig Wittgenstein wiki. Richard Garfield réduit ce monde ludique à une définition dont on pourrait convenir qu'elle inclut les échecs et le bridge et rien d'autre en a inventant le terme orthogame :

« une compétition entre au moins deux joueureuses utilisant un ensemble de règles convenues et une méthode de classement. »

De ce terme en sont issus deux autres : paragame et idiogame. Fondamentalement, le terme lyric game cherche à faire la même chose mais dans l'autre sens : nous libérer des limites des orthogames et nous permettre de créer des jeux

  • qui n'en sont qu'en apparence,
  • ou qui fonctionnent plus comme de l'art abstrait que du jeu,
  • ou qui ne ressemblent pas à des jeux mais en sont.

C'est certainement cet espace que j'occupe. J'aime créer des jeux qui sont de l'art et de l'art qui sont des jeux ; des jeux que vous pourriez trouver dans une galerie ou un musée ; des jeux inspirés de l'art moderne qui m'inspire moi-même : fantaisistes, étranges et qui suscitent des questions. Si je puis me permettre d'être aussi effronté, j'aimerais être le Marcel Duchamp des jeux (2).

Mais, en même temps, je ne veux pas que l’on me rejette à cause de ça.  Ce n’est pas parce que certains de mes jeux sont difficiles à jouer ou ne sont pas conçus pour être joués, qu'ils ne sont pas non plus des jeux sérieux. C'était le but de mon préambule : ça me scandaliserait si on posait des étiquettes sur mes jeux pour les dénigrer.

On pourrait qualifier Two Faces de bien des façons :

  • lyric game,
  • jeu en une page,
  • micro-jeu,
  • jeu gratuit…
  • ou encore peut-être lui coller des appellations comme « règles légères » ou « narratif ».

Les étiquettes ont leur utilité. Surtout les deux dernières, car elles peuvent aider à comprendre les caractéristiques du jeu. Mais les étiquettes de catégories peuvent être des armes. Désigner un jeu comme « lyric », « en une page », « micro », « abondant sur le web » car plus faciles (sans doute) et plus courts à créer (certainement)… tous ces termes peuvent être invoquées pour discréditer ou rabaisser un jeu.

Je suis certain que l'on m'accusera de râler préventivement, par peur que les critiques insultent mes jeux. Alors pour être juste : j'ai créé assez rapidement Two Faces ; ce jeu ne compte pas beaucoup de mots ; il tient en une page ; on peut y jouer en moins de 30 minutes. Pour ces raisons, on pourrait donc le considérer comme insignifiant. Je ne suis pas non plus le premier artiste à insister sur le fait que, puisque [le cycle de quatre opéras] L'Anneau du Nibelung de Wagner a plus de notes que [l'œuvre musicale silencieuse] 4'33 de John Cage, la première œuvre est meilleure. Cet argument est loin d’être révolutionnaire.

Je crois que ce que je vous demande de façon ampoulée, c'est que vous regardiez attentivement les petites créations. Two Faces est simple, mais pas simpliste. Ce jeu montre une compétence que je pense avoir bien développée : réduire un genre à l'essentiel, en particulier les éléments thématiques et émotionnels plutôt que les aspects plus tangibles que sont le cadre ou le rôle des personnages. On m'a complimenté quand j'ai fait ça pour There is no Spoon tinstar, mon JdR inspiré de Matrix, que j'ai centré autour de la foi en une réalité auto-déterminée dans un univers illusoire. Vu comme ça, c'est facile de voir ce que les [sœurs réalisatrices] Wachowski ont maintenant révélé à propos de sa métonymie [le film étant une métaphore sur la transidentité ; les Wachowski étant transgenres (NdT)].

Bien sûr, l'artiste n'a pas statut de critique pour ses propres œuvres. Ce n'est pas à moi de dire que [mon jeu] There is no Spoon a réussi à explorer la foi face à l'auto-illusion. On sait maintenant que l'auteur est mort (3) et commence à empester. Je suis extrêmement reconnaissant envers la merveilleuse critique faite par le duo Pod of Blunders sur mon jeu ; ils en ont compris que c’est un jeu qui, malgré sa taille, est une réflexion sur le genre gothique. Avec quelques tirages à pile ou face, il peut vous faire ressentir des émotions comme celles que Le Bossu de Notre-Dame ou Le Cabinet du Dr Caligari pourraient susciter chez vous. C’était mon intention.

bannière de promotion de 2 Faces, nominé aux ENnies 2021En tant qu'artiste, il n'y a pas besoin d'en dire plus. Si vous avez de la chance, quelqu'un appréciera votre création. Si vous avez encore plus de chance, quelqu'un comprendra votre intention, comme Pod of Blunders dans sa critique. Et si votre chance est encore bien plus grande, peut-être que d'autres personnes verront votre création et la nommeront aux ENnie Awards [comme ce fut le cas pour Two Faces en 2021 (NdT)]. Peut-être ont-elles vu la profondeur que j'ai tenté de poser dans cette unique page ; je ne pourrais en être sûr.

Ce que je peux dire pour sûr est que je veux que vous jouiez à ce jeu. Ne vous contentez pas de simplement le lire et de glousser. Je ne l'ai pas conçu uniquement pour cela. Il se peut que sa brièveté, son apparence et le fait qu’il soit classé comme micro- ou lyric game puisse vous rebuter. Si vous pensez que les lyric games sont conçus pour être lus plutôt que pour être joués, eh bien non. On ne peut pas y jouer aussi longtemps qu'à une campagne de D&D, mais je l'ai conçu pour qu'il fasse tout autant partie de votre vie, qu'il résonne émotionnellement avec vous, que vous vous attachiez tout autant aux personnages et aux histoires que vous allez vivre grâce à ce jeu. Qu'il soit joué encore et encore ; qu'il soit savouré ; qu'il soit amusant. Et, avec un peu de chance, qu'il vous fasse ressentir des émotions, pleurer et réfléchir.

Avec Two Faces, je n'ai pas les mêmes atouts que D&D : « je » ne suis pas vendu dans les magasins. « Je » ne fais qu'une page. « Je » suis gratuit. « Je » suis court. « Je » suis petit. Dans un monde où valorise la taille, le prix et la présence sur le marché (4), vous pourriez passer à côté de « moi ». Vous pourriez être tenté de détourner le regard. Ou bien « me » regarder mais, en voyant cette petitesse, choisir de ne pas jouer.

Résistez, s'il vous plaît, à cette tentation, de la même façon que vous ne jugeriez pas un tableau à ses dimensions, du fait qu'il figure dans une BD d'Irv Novick ou qu'il soit accroché dans une galerie. Voyez « moi » au-delà de « ma » taille. Je suis peut-être petit mais cela ne me détermine pas. Peut-être que j'ai l'air d'une souris ; mais mon rugissement est puissant.

Article original : Two Faces – Designer Notes


(1) NdT : un surnom pour le concept scientifique de Nombre de Dunbar wiki. [Retour]

(2) NdT : L’auteur propose un synopsis de campagne basé sur la révolution du surréalisme dans La Belle Épocalypse ptgptb. [Retour]

(3) NdT : Référence à Roland Barthes et son expression « La Mort de l'auteur », qu'il a explicité dans son essai éponyme, et le mouvement auquel il a donné naissance. [Retour]

(4) NdT : On ne peut s’empêcher de penser à des grosses machines « Épais de 672 pages, tout en couleurs avec des illustrations toutes les deux planches. » telles que décrites par Monte Cook ptgptb [Retour]

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Pour aller plus loin…

Ce résumé de thèse sur les jeux lyriques : Lyric Games: Geneaology of an Online “Physical Games” Scene

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