OK Boomer

Il m’arrive, de temps en temps, de lire des comparaisons des jeux d’autrefois avec ceux d’aujourd’hui.

Il s’agit, en réalité, d’une comparaison hypocrite ; pas uniquement parce que dans la plupart des cas les jeux de rôle d’antan sont très semblables à ceux d’aujourd’hui, mais également parce que le sujet n’est pas toujours clair : la qualité de la conception, l’expérience de jeu, les thèmes traités, ou que sais-je d’autre.

En général, je trouve ce genre d’intervention plutôt désagréable. Déjà, à la base, l‘hypocrisie me donne de l’urticaire, alors je ne vous raconte pas quand il s’agit d’interventions qui rentrent dans la catégorie de « ceux qui n’admettent pas de contradiction ita ».

OK, boomer

J’ai acheté la boîte rouge de Donjons et Dragons en français, à Paris, en 1983. Ça m’avait tellement plu qu’avant de rentrer [en Sardaigne (NdT)] j’étais retourné chez Jeux Descartes et j’avais également acheté la boîte Expert, en anglais parce que la boutique ne l’avait pas en français, ou peut-être n’avait-elle pas encore été traduite.

Dès que je suis rentré, j’ai proposé une partie à Alberto, Carlo, Ugo, à l’autre Alberto et à Gianni, qui pendant pas mal d’années constitueront mon groupe de joueurs réguliers.

En 1985, je m’étais déjà abonné à White Dwarf wiki, sur les conseils d’un vendeur de la librairie Rinascita à Modène qui m’avait dit que c’était une revue plus variée et plus intéressante que Dragon Magazine wiki (1) . Et de toute façon, dans les années suivantes, j’allais aussi m’abonner à Dragon Magazine et à Dungeon wiki. Je raconte ça pour que vous compreniez bien le contexte : j’habitais à Cagliari [chef-lieu de la Sardaigne, petite ville de 150 000 habitants (NdT)] et être passionné de jeux de rôle et de wargames, à cette époque-là, signifiait devoir effectuer des pèlerinages réguliers vers des lieux mythiques afin de renouveler son appartenance au culte et de découvrir ce qu’il advenait de par le monde : Agonistika à Rome, I giochi dei grandi [Les jeux des grands] à Vérone ou la susnommée Rinascita à Modène.

Quand l’abonnement à une revue expirait, il fallait faire un pèlerinage pour le renouveler. Moi, à cette époque-là, je pérégrinais pas mal aussi sur le Continent pour le compte de l’Action Catholique et j’ai ainsi pu faire le tour des boutiques à la recherche de reliques à rapporter chez moi.

Par ailleurs le bruit courait qu’à Modène il y avait des personnages surhumains qui avaient fondé le Club 3M [mentionné dans les vieux Casus Belli (NdT)]. Je me souviens qu’un été, au retour d’un camp de l’Action Catholique dans le nord-est de l’Italie, je m’arrêtai à Modène. Trouvant porte close à la boutique Rinascita, je me dirigeai finalement vers le Club 3M, où je n’étais jamais allé. J’y rencontrai trois barbus – que je n’ai jamais revus, Dieu sait de qui il pouvait bien s’agir – qui ne jouaient pas et qui - à ma grande déception - ne me calculèrent pas, mais ils me firent assister à leurs préparatifs pour un repas de fête estivale à base de bière, de saucisses, et autres mets plaisants.

J’en fus quand même un peu déçu et filai à l’anglaise dès que possible.

Entre-temps, mon groupe de joueurs réguliers s’était dissous après quelques années, et je commençai à mener pour Alberto, sa sœur et les amies de sa sœur, passant ainsi d’un groupe exclusivement masculin à un groupe presque exclusivement féminin.

Au tout début des années '90, alors que nous avions encore tous moins de 30 ans, nous fondâmes La Porta d’Argento [la Porte d’Argent], avec des vrais statuts et tout, que nous maintînmes ouverte et en bon état de fonctionnement pendant des années. L’année précédente, nous étions arrivés troisièmes au tournoi national de D&D organisé par Agonistika ; dans les années suivantes nous remportâmes à deux reprises le tournoi national de l’Appel de Cthulhu avec une équipe de gamins plus jeunes que moi appelée Kamasutras – au moment de la remise des prix, au lieu de prononcer le nom de l’équipe, les organisateurs proclamèrent la victoire de « euh… l’équipe de Cagliari ».

Une année, ma fiction arriva deuxième au concours littéraire d’aventures rôlistiques du Labyrinth de Gênes. J’ai même eu deux articles publiés dans Kaos [équivalent italien de Casus Belli dans les années 1990 (NdT)]. Et, bien entendu, j’ai organisé pendant de nombreuses années le tournoi national de Cyberpunk 2020 grog dont j’écrivais les aventures.

Mais La Porta d’Argento était surtout l’organisatrice du salon des jeux de Cagliari, qui faisait 4000 entrées en quatre jours.

Lorsque la vague de panique liée aux « suicides dans le monde du jeu de rôle » (2) atteint l’Italie, j’écrivis un ou deux articles dans les publications de l’Action Catholique et je finis par plaider la cause de notre loisir sur les ondes de Radio Maria (j’avais enregistré l’émission sur une cassette, hélas presque aussitôt perdue).

Voilà, je suis un témoin de l’âge d’or du jeu de rôle italien, entre le début des années quatre-vingt et la fin des années quatre-vingt-dix ; je pense avoir quelque chose à dire, et en particulier « merde » à OK, boomer.

Populaires et intégrés

La première chose que je souhaiterais dire est que personne, parmi nous, n’était un « nerd », n’en déplaise à The Big Bang Theory et, en partie, Stranger Things. Pas uniquement parce que, à l’époque, « nerd » était un américanisme, mais surtout parce que les nerds, les vrais, étaient plutôt des asociaux, alors que nous, nous ne l’étions pas. Nous étions des gens normaux et à La Porta d’Argento il y avait de tout, y compris des gars qui, évidemment, étaient des asociaux. Nous avions même inventé une expression pour les désigner : des Munchkins - aujourd'hui cela désigne autre chose [les grosbills (NdT)].

Le seul genre de personnes qu’on ne trouvait pas à La Porta d’Argento, à la rigueur, c’étaient les beaux gosses ; mais eux, de toute façon, on ne les trouvait jamais dans aucun endroit qui fût lié, de près ou de loin, à la vie culturelle ou associative, ni même à la politique – un domaine où pullulaient pourtant, à l’époque, les jeunes requins ambitieux. Donc les beaux gosses, en gros, ne comptaient pas : ils étaient trop occupés à faire leurs petites revues gratuites avec les ragots de qui était sorti avec qui en boîte de nuit.

Sauf qu’eux, évidemment, gagnaient de l’argent avec leurs revues tandis que nous, nous en perdions avec notre loisir, donc ils avaient peut-être bien raison.

Cependant, et j’en viens à ce que je voulais dire, à l’époque les jeux de rôle étaient un loisir de masse ou, pour utiliser le terme que je préfère, un loisir populaire – et bien davantage, comme un loisir intergénérationnel, chose dont on ne se rend pas bien compte et dont on parle peu aujourd’hui. Si l’on ne tient pas compte de tout cela, on ne perçoit pas exactement tous les éléments dont il est question. Dans les années 1980 et au début des années '90, on distinguait les jeunes qui étaient dans une quelconque asso de ceux qui n’y étaient pas : les pratiquants de jeu de rôles étaient ancrés dans le premier camp, et il s’agissait d’un camp qui, au contraire de celui des nerds contemporains, n’avait aucun sentiment d’infériorité caché à traiter.

Personne qui fût affligé d’un complexe d’infériorité n’aurait pu être à l’origine de la ModCon [festival de jeux de société qui se tient à Modène depuis 1985 (NdT)] ou de la Lucca Comics and Games [plus grande convention de l’imaginaire d’Europe et deuxième du monde après le Comiket de Tokyo (NdT)]. À la rigueur, on aurait pu nous accuser d’être présomptueux, mais la conscience que le pouvoir économique et politique de notre génération se trouverait respectivement dans les mains des beaux gosses et des jeunes requins nous inspirait beaucoup de modestie et de sagesse.

Se rendre compte que les jeux de rôle étaient un loisir populaire modifie également un certain nombre de points de vue – des points de vue que l’on perd si on se limite à la catégorie des nerds. Par exemple, il y avait plein de filles. Bien sûr, elles représentaient moins de la moitié des rôlistes, mais elles étaient nombreuses, et dans la moyenne de ce que l’on rencontrait dans le monde associatif (sauf dans les assos catholiques, où elles étaient la majorité).

Ou encore : notre pratique du jeu était bien présente dans les institutions. Nous jouions dans les bibliothèques publiques, nous négociions avec les conseillers municipaux pour organiser les conventions, nous recevions des subventions publiques, nous avions la responsabilité de publier des articles ou des suppléments dans les journaux. Le sentiment de faire partie d’une secte, d’une minorité, à l’écart de la société, tout ça ne devait arriver que beaucoup plus tard.

Mais surtout, ce monde-là, ces jeux, ces manières de jouer, qui aujourd’hui ont mauvaise réputation parmi les rôlistes mêmes, représentaient une explosion de créativité. Une nouvelle façon de jouer s’ouvrait à nous, et nous étions impatients d’en explorer chaque recoin ; c’est dans ces années-là qu’on esquissa les approches de toutes les formes possibles :

  • d’immersion,
  • d’interactivité,
  • de théâtralité,
  • de gestion des développements narratifs,
  • ou d’hybridation avec d’autres types de médias (la BD, la musique, la fiction).

J’aimerais également souligner un autre aspect important et cependant souvent ignoré, à savoir que le côté intergénérationnel ajouté au désir d’exploration ont pu déboucher sur des thématiques plutôt adultes – bien qu’il ne s’agit évidemment pas de celles d’aujourd’hui puisque, à cette époque-là, les thématiques liées au genre étaient relativement inconnues et que le politiquement correct était pire que frappé d’anathème ! Mais tous les sujets étaient abordés. Par exemple, un soir à La Porta d’Argento je menai une partie où j’avais été assassiné et mes amis, qui jouaient leur propre rôle, devaient découvrir pourquoi.

Je sais que, pour de nombreux joueurs qui ont grandi dans l’ambiance étouffante de dogmatisme qui a prévalu dans les années suivantes, c’est difficile à croire : la doxa dominante prétend que, comme les JdR de l’époque ne correspondent pas à l’orthodoxie de la création de jeux actuelle, la pratique ludique de l’époque devait nécessairement être insatisfaisante. En oubliant juste un détail : si ces jeux étaient si populaires, c’est qu’ils ne devaient pas être aussi nuls que ça.

Ils disent : mais c’est parce que vous aviez été mal formés, parce que vous ne compreniez pas tout…

Selon eux, on n’aurait été que des moutons, quoi.

Bien sûr, tout n’était pas rose. Quand je vois que, dans l’introduction des aventures italiennes pour Cyberpunk grog, j’avais dû expliquer que le système récompensait le roleplay davantage que le grosbillisme, c’est qu’il devait forcément y avoir des joueurs qui privilégiaient le second au détriment du premier. Mais, au moins d’un point de vue culturel, ce n’était pas - et ce ne pouvait pas être - la position dominante : il s’agissait d’une phrase destinée, de manière évidente, à capter l’attention d’un lecteur idéal – c’est-à-dire tous les joueurs – et ce lecteur idéal se disait « Ben moi aussi je préfère le roleplay au grosbillisme. Ils ont bien raison d’attirer notre attention là-dessus ».

Le vrai problème, à la rigueur, c’est qu’on a perdu pas mal de tout ce qu’on faisait à une époque où on utilisait encore le magnétocassette. Il en est resté des choses qui, après décantation, ont pu mener à d’autres résultats créatifs, dans d’autres domaines, mais les traces précises de toute cette explosion de pratiques différentes ont disparu. Il ne reste pratiquement aucune trace écrite des centaines d’expérimentations ludiques faites à La Porta d’Argento ou ailleurs. Paradoxalement, le contenu atténué que nous considérions le plus à même d’être publié dans les revues était finalement le moins expérimental et, souvent, le moins intéressant.

Les prédateurs

À propos de « tout n’était pas rose », il va sans dire que notre écosystème avait aussi ses prédateurs, justement parce que sa popularité même le rendait une cible intéressante à leurs yeux.

La première catégorie de prédateurs était constituée de ceux qui draguaient les filles ou, pire encore, de ceux qui perdaient le nord. Elisabetta, qui était la présidente de La Porta, et qui passait son temps à appeler tel ou tel autre président des autres associations pour organiser des tournois et autres manifestations, fut victime de harcèlement de la part d’un gars qui, à chaque coup de fil, lui proposait de déménager par amour dans une autre région pour le rejoindre. Mais il s’agissait surtout de comportements déplacés au sein même des parties de jeu de rôle, avec l’excuse que « ce n’était qu’une simulation ».

L’exemple classique : une nouvelle fille venait jouer avec un groupe, avec un PJ féminin, et ce dernier était victime d’un viol. Parfois, c’était le MJ qui le mettait en scène, parfois les autres joueurs. Personnellement, j’en entendis parler avec force délectation par des gamins crétins devant Agonistika, en attendant que la boutique ouvre ses portes, puis deux autres fois sur un newsgroup ou un forum quelconque. Pour autant qu’il s’agisse d’un courant souterrain, je considère que l’existence de trois cas indique déjà la présence d’un phénomène.

La deuxième catégorie de prédateurs, surtout dans la seconde période, lorsque notre loisir avait percé et donc atteint un certain poids commercial, était constituée de certains vendeurs qui vendaient vraiment n’importe quoi aux passionnés, surtout si c’étaient des gamins, et à prix d’or. Quand j’écris « n’importe quoi », je veux vraiment dire cela : il y avait un gars, dans une boutique, qui avait vendu un catalogue à un gamin en lui faisant croire qu’il s’agissait du dernier module super-génial. Comme dans le monde de la bande dessinée, il y a toujours des gens prêts à arnaquer les gamins. Les boutiques malhonnêtes étaient l’ivraie de notre bon grain.

La troisième catégorie de prédateurs était constituée de certains maîtres de jeu qui faisaient croire que, pour être un bon MJ, il fallait faire preuve de sadisme larvé et d’arbitraire. Il y avait des joueurs qui se laissaient massacrer par ce genre de MJ en mode syndrome de Stockholm : « Tu comprends pas, j’ai joué avec Machin qui peut te tuer sans préavis. ». Et toi, perplexe, tu lui demandais : « Mais ça vous est arrivé de survivre à ses embûches ? » « Écoute, ouais, une fois c’était super dur mais on a réussi, mais lui, il nous a tués quand même, juste pour nous montrer que c’était lui le plus fort. C’était trop cool. »

Dans tous ces cas, les prédateurs se maintenaient à la marge. Là où notre loisir était bien organisé, avec des assos bien développées, ils n’avaient pas beaucoup de liberté de manœuvre. Cependant ils étaient bien là car, dans les trois cas, il y avait des courants sociaux qui les soutenaient : la domination masculine, l’appât du gain et la soif de pouvoir, que ce soit à la table de jeu ou ailleurs. À Cagliari, sur une période de vingt ans, nous avons eu quelques mauvais MJ, un peu de sexisme caché, et deux mauvais vendeurs de boutique de jeux.

Et un instructeur d’arts martiaux qui essayait de faire des filles ses esclaves, qui menaçait l’intégrité physique de ses élèves, qui était un MJ manipulateur, et qui essayait de nous soutirer des sous. Les gens croient que l’histoire des ninjas blancs qui s’entraînaient dans les cavernes souterraines de Cagliari pour sauver le monde est une histoire inventée – mais c’est une histoire vraie.

La Fin de toutes choses

Il pouvait y avoir trois diverses luttes de libération de notre communauté du jeu de rôle : celle contre les machos, celle contre les vendeurs malhonnêtes et celle pour la démocratie - contre la dictature des mauvais MJ.

Deux de ces luttes auraient été intéressantes, toutes deux en faveur d’un jeu de rôle plus égalitaire ; un jeu de rôle accessible à toutes et à tous ; un jeu de rôle démocratique.

Malheureusement la seule qui eût lieu fut la moins intéressante des trois, à savoir le combat contre les MJ. Et ceux qui l’animèrent furent les moins bons de nous tous, c’est-à-dire les joueurs qui, avec l’excuse du narrativisme ptgptb, voulaient jouer selon leur caprice, et remplaçaient ainsi l’arbitraire du MJ par le leur. Cependant, comme entre-temps tout le monde était devenu malin, au lieu de le reconnaître on a commencé à couper les cheveux en quatre au sujet de la création des jeux, en oubliant que, en réalité, ce ne sont pas les règles qui sont au centre du jeu de rôle. Les joueurs obsédés par les règles jouaient aux wargames ou aux échecs. Ah non, pas aux échecs, parce que là il y avait les variantes du jeu d’échecs et tout de suite on violait les règles.

La guerre de libération contre les mauvais Maîtres de Jeu s’est transformée en guerre de religion sur le design des jeux de rôle. La divergence entre d'une part la masse des pratiquants - totalement étrangère aux discussions pointues sur les règles - et d'autre part les créatifs - perdus dans les débats sur la nature de l'art - fut fatale.

À la crise de la guerre de libération interne est venue s’ajouter, à peu près à la même époque, la transformation des éditeurs ; après le rachat de TSR par Wizards of the Coast wiki, puis de Wizards par Hasbro, les éditeurs ont devenus de plus en plus industriels, de plus en plus attentifs au marché, et de moins en moins créatifs. Ou plutôt, avec un leader commercial de ce genre-là, il y eut de moins en moins de place pour les petits éditeurs, pour les expérimentations, pour les créations curieuses, pour l’exploration de nouveaux chemins.

Si à tout cela on ajoute le fait que :

  • une partie de ces joueurs, à un moment donné, était d’une génération qui avait de nouvelles préoccupations comme fonder une famille, gagner sa vie, et donc beaucoup moins de temps pour ses loisirs,
  • et qu’en même temps s’ouvrait la porte vers cet autre univers fantastique qu’étaient les jeux vidéo,

...on comprend bien que toute cette vague populaire de créativité se soit dispersée en mille ruisselets.

Quand l’enthousiasme initial faiblit, on est passés à la phase bassement mercantile. Nous sommes devenus un phénomène culturel à vendre, et ils ont inventé la « culture nerd ». Steve Jackson avait transformé le mot Munchkin en quelque chose de plaisant wiki et, surtout, victorieux, et donc on ne pouvait même plus utiliser cette expression ; la marchandisation avait pourtant besoin de jouer sur le sentiment d’infériorité afin de baliser le marché.

OK, boomer, à nouveau

Bien que j’aie porté des coups à droite et à gauche, je n’aimerais pas que l’on se méprenne sur mon sentiment : il ne s’agit pas de nostalgie pour les jeux d’autrefois et d’intolérance vis-à-vis de ceux d’aujourd’hui. Les comparaisons entre jeux anciens et nouveaux me laissent plutôt indifférent : il est évident que les jeux d’aujourd’hui, après vingt années de recherche et de travail sur leur conception, sont probablement meilleurs d’un point de vue technique, même s’il m’arrive de lire les règles de jeux de rôle qui viennent de sortir et de me demander si, bien qu’elles soient très agréables à lire, elles ne seraient en pratique que peu jouables.

Il ne s’agit pas, une fois encore, d’un concours entre les jeux d’autrefois et ceux d’aujourd’hui, comme si nous devions comparer les mérites respectifs de Maradona et de Messi. Le problème, à la rigueur, est plutôt que, dans l’optique de défendre les jeux d’aujourd’hui, certains dévalorisent le passé du jeu de rôle. Il s’agit là d’une erreur d’appréciation qui revient à voir l’arbre mais à ignorer la forêt qu’il cache.

Mon propos est qu’il s’agit d’un problème politique. Le mouvement des joueurs et des auteurs de jeux de rôle a représenté, pendant une ou deux générations, un coût d’initiation très bon marché (du papier, un crayon, quelques dés) dans le monde de la créativité et de l’expression de soi. On n’a jamais eu de tels mouvements de masse de cet ordre, ni dans la musique, ni dans l’informatique. Peut-être ces mouvements [dans d'autres médias] ont-ils connu une diffusion plus grande, mais ils n’étaient pas aussi bon marché, parce que dans tous les autres cas, entre le coût des instruments ou celui de l’apprentissage du langage ou de la diffusion, le prix initial était plus élevé.

On dit souvent qu’un des avantages de la bande dessinée est que le récit dessiné offre des possibilités très économiques de création du fantastique et de l’imaginaire, sans les coûts exorbitants des effets spéciaux du cinéma. En ce sens, la bande dessinée est démocratique. Mais le jeu de rôle, lui, est infiniment plus démocratique que la bande dessinée, c’est tout dire. Par contre, le dogmatisme qui remet en cause la qualité de conception d’un jeu de rôle fait nécessairement monter le prix pour les débutants car il contraint à maîtriser un langage compliqué et crée une caste de créateurs et d’experts qui seuls, ont le droit de créer ou de mener le jeu. Ce qui, en fin de compte, est antidémocratique.

Il ne s’agit pas, comme je l’écrivais ci-dessus, d’un concours entre les JdR anciens et les moderne, comme si nous devions comparer Maradona et Messi. Supposons que Messi soit plus fort, mieux entraîné, avec un jeu plus rapide et plus athlétique, infiniment mieux organisé. Mais si on devait comparer le monde du jeu de rôle actuel à comment le monde du jeu de rôle d’il y a trente ans était amusant, attractif, intéressant, créatif – en un mot, libérateur – je dirais qu’il n’y a pas photo.

Sur l'aspect démocratique, il n’y a pas photo.

Article original : OK, boomer


(1) NdT : Dragon Magazine et Dungeon Magazine étaient édités par TSR et ne parlaient que de leurs produits. Le White Dwarf des débuts, bien qu'édité par Games Workshop, était ouvert à tous les JdR. [Retour]

(2) NdT : Pour en savoir plus sur cette période, vous pouvez lire notre e-book le JdR, c’est le maaal ! [Retour]

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