Le paradoxe des illuminés: les personnages religieux
© 2018 Siro Sesenra
Parfois, lorsqu’on joue au Jeu de Rôles, on choisit d’incarner des personnages qui suivent un certain chemin spirituel ou religieux de l’univers de jeu. Il peut s’agir de clercs, de moines ou de dévot.es, de guerrières au service d’un dieu ou d’une Église, ou d’ermites qui délaissent leur isolement pour jouer un rôle crucial à une époque sombre.
Quoiqu’il en soit, il s’agit d’individus dont on suppose qu’ils ont une histoire spirituelle de retrouvailles avec leur dieu. [La religion est] un re-ligare, diraient les passionnés d’étymologie : achever de tisser un lien solide avec leur divinité. Ces individus recherchent, en soi, l’illumination.
Le « paradoxe de l’anéantissement » apparaît lorsqu’on met l’aspect religieux au premier plan plutôt qu’en tant qu’accessoire de contexte, lorsqu’on accepte que, pour ce personnage, sa religion est principale, essentielle ; lorsqu’on reconnaît que l’effort pour atteindre cet état ultime d’union avec le divin est perturbé par les besoins de la partie, au point que les fondations du concept du personnage en sont désintégrées.
On peut voir la vive manifestation de ce paradoxe dans le voyage de Giovanni di Pietro Bernardone vers la région des Pouilleswiki qui, après sept ans de batailles sanglantes, repartit à la guerre... ou pas. Pietro trouva la foi, laissant soudainement tout derrière lui parce qu’une voix lui intima l’ordre du don absolu ; il devint alors François d’Assisewiki et c’est la fin de la campagne pour lui.
L’union avec le divin devient donc un objectif craint, un destin inconnu qui promet l’élimination du personnage de la campagne. Une dose tellement élevée de foi que le personnage en devient injouable. Le scénario parlait de guerre dans les Pouilles, il y avait une place pour Pietro mais... que fait-on de François, maintenant ?
On peut retrouver ce paradoxe de l’anéantissement dans pas mal de textes bouddhistes (1), où l’une des questions qui sous-tend la quête spirituelle, et qui tourmente habituellement les pratiquant.es, se résume à : que restera-t-il de moi si j’arrive à accomplir ce chemin ?
La flamme de Dieu consume tout sur son passage, transformant le monde en la seule chose qui existe réellement : Dieu. Le reste, c’est des rêves de Vishnou : une illusion - Matrix. Par conséquent une des promesses qui accompagnent ces lignes de pensée est l’anéantissement du moi. Et ce n’est pas exclusif au bouddhisme ; on peut voir des ressemblances dans des textes chrétiens, musulmans et même dans des références aux cultes à mystèreswiki gréco-latins.
Vishnu rêvant l’Univers, relief au Temple de Deogarh (Vème siècle)
« Notre Seigneur Dieu est jaloux, il ne permet pas qu’il y ait de place dans ton cœur pour ce qui n’est pas Lui. »
Le ou la PJ qui suit un courant spirituel, même humanisé, finira son chemin sur un bûcher divin où son identité sera consumée, atteignant la fusion avec la divinité. Et la question est : Est-ce qu’on veut jouer ça ? Est-ce qu’il y a de la place pour ça dans nos parties de JdR ?
Si après des années de développement de personnage, d’histoires, d’aventures et de montée de niveau, on nous disait que ce qu’il y a après le niveau 25 c’est la communion avec la divinité qui, en soi, supprime le personnage de toute partie future... Choisirait-on ce chemin ?
Et si la décision arrivait par surprise ? Si on nous demandait le sacrifice final du PJ comme « récompense » pour le chemin parcouru, une unique détermination nihiliste qui, paradoxalement, prétendait donner un sens à l’ensemble à travers ce sacrifice, l’accepterions-nous ?
Le personnage du joueur ou de la joueuse ne se transforme pas en quelque chose de mieux. Il n’y a pas d’évolution, de divinisation, mais une désintégration à travers la fusion. Quelque chose qui est différent de la mort, et le PJ religieux.se, en théorie, avance sur ce chemin.
Et encore plus si les pouvoirs divins ont des manifestations efficaces ?
Étude d'après le portrait du pape Innocent X par Velázquez, par Francis Bacon (1951)
Peut-être que ce qui donne un sens à ces personnages religieux, c’est la lutte interne entre la peur d’être annihilé et la force écrasante de la foi qu’ils professent. Un conflit de forces qui se divisent entre continuer de l’avant, vers le vide incompréhensible de la divinité, ou bien continuer à s’accrocher matériellement. Vivre des aventures et des campagnes en prêchant une foi qu’ils ou elles n’osent pas vraiment vivre en plénitude parce que, si c’était le cas, ielles abandonneraient leurs aventures et leurs campagnes.
On peut définir cela comme une lutte interne entre « l’intention du personnage » et « le souhait de joueur.euse ». Un délire merveilleux qui confronte le métajeu à la fiction. Et si le moteur interne d’un personnage était le conflit émergent de savoir, presque à chaque prise de décision, que c’est le choix que votre PJ ne ferait pas ?
Le personnage avance vers ce creuset divin qui l’éteindra, mais la joueuse le retient, parce que, sinon, la partie est finie pour elle.
Le personnage en serait-il plus intéressant ou intense ? Pour moi, bien sûr que cela me rendrait encore plus désireux de l’interpréter. Parce que je ne m’imagine pas jouer avec des PJ aux racines religieuses, dont le roleplay se résumerait à des citations de livres sacrés fantasmés, des proclamations de noms de divinités improvisées ou des petites diatribes sur ses lignes morales tracées à la craie.
Non. Lorsqu’on a entre nos mains des PJ dont la feuille de personnage explique clairement qu’il s’agit d’individus tournés vers leurs croyances, la lutte interne entre ce qu’ils sont et ce qu’ils disent vouloir être doit être brutale. Iels brandissent leur épée ou leur crosse pour affronter des forces ou des entités matérielles ; pour défendre des cités ou des royaumes ou pour explorer des endroits secrets du monde. Et chaque jour qu’iels le font, c’est un jour où iels ne se sont pas tourné.es à cent pour cent vers leur chemin spirituel.
Un jour de plus où ils et elles ne se sont pas laissés dévorer par la flamme divine qu’elles ont rejetée par peur ; où ils ont décidé de ne pas sauter dans ce bûcher destructeur. Comment pourraient-ils vivre des aventures s’ils le faisaient ? Cela ne les rend-ils pas eux-mêmes traîtres à leurs croyances ? Cela ne les rend-ils pas hypocrites lorsqu’ils parlent de Dieu lors de leurs aventures ? N’ont-ils pas honte ?
C’est ainsi que j’imagine les Paladins, les Clercs, les Moines... En tout cas les vétéran.es. Ceux qu’habituellement on aime jouer dans nos scénarios. Ceux qui peuvent avoir un effet sur les aventures. Ceux et celles-là qui ont refusé leur dieu pour vivre des aventures pendant lesquelles ielles disent être à sa recherche.
Le dernier croisé, par Carl Friedrich Liessing (1835)
Piégés dans une prison qu’ils ont eux-mêmes construite. Torturés et emplies de doutes. En ayant pourtant dans leurs mains la clef de leur propre cellule. Voilà qui ressemble à de vrais clercs pour moi, et j’aimerais les voir en jeu, dans une lutte atroce qui a pour champ de bataille le ciel et la terre, contre le démon qui est dehors et celui qu’ils ont en eux : entre être esclaves de leur divinité, être aveuglés par l’illumination, ou être profondément apeurés par l’annihilation céleste.
Ils et elles ne sont pas les prophètes d’un dieu connu ; ielles n’ont pas vraiment traversé cette ligne qui sépare les cieux de la terre. Ce ne sont que des fanatiques apeurés par l’inexistence qui se cache derrière cette expérience nirvanique ; des bûches qui craignent le feu et qui en même temps désirent s’embraser pour illuminer d’autres aveugles. Ce sont, finalement, des aveugles au milieu de la nuit, à la recherche d’un chemin qu’ils ont déjà trouvé : ils sont au bord de l’abîme. Un pas de plus et c’est la fin, mais iels n’avancent jamais.
Sélection de commentaires
Drizzt91
Je crois que c’est un retournement très intéressant par rapport à la vision traditionnelle de la religion dans les jeux de rôle.
Pour approfondir on pourrait parler des différentes vocations ou des appels que Dieu peut faire.
Tu as parfaitement exploré l’appel à la contemplation ou à l’introspection. Méditation, dissolution du moi, union avec la divinité, puis adieu au PJ.
Un autre appel possible pourrait être celui de la vocation au service, qui est la plus répandue dans le JdR : je pars à l’aventure parce que ma vocation n’est pas de m’unir à mon Dieu, mais d’accomplir et de faire respecter ses préceptes.
C’est la vocation classique du paladin qui pourfend le mal, mais aussi celle de Saint François d’Assise.
C’est le sacrifice de sa propre vie pour celle des autres, que ce soit en guérissant des lépreux ou en écrasant d’impies orcs du kaøs.
Et cette voie, en principe plus classique, peut être utilisée pour tourmenter un peu les PJ. Un paladin d’un dieu du bien peut parfaitement être pacifiste et détester la violence ; souffrir terriblement chaque fois qu’il tue un PNJ, en sachant que cet acte le condamne aux yeux de son dieu - et malgré tout continuer parce qu’il faut qu’il se condamne pour que d’autres soient sauvés.
Saint François ne s’est pas retiré dans une grotte, ou en tout cas pas tout de suite. Il a fondé 3 ordres religieux, il a erré aux quatre coins du monde en prêchant, il est parti jusqu’en Orient pour évangéliser les « infidèles » et a été reçu par les califes d’Égypte et de Syrie.
Ça c’est un PJ qui vit des aventures.
Peut-être pas celles qu’il imaginait au début de la partie, mais quel PJ vit les aventures qu’il voulait ?
Article original : La paradoja de la iluminación: sobre personajes religiosos
(1) NdT : L’idéal bouddhiste de « Nirvâna » signifie littéralement « extinction wiki ». [Retour]
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