Scènes de paysages

Las Semillas de Cao Cao

Quand nous jouons au JdR ou lorsque nous concevons des aventures, nous nageons souvent entre des scènes pratiques qui élargissent notre connaissance de «  ce qui se passe », et des scènes qui stimulent la relation entre les personnages et l’univers du jeu. Ces scènes ont un but précis : elles contiennent des données, des pièges, des défis ou mettent en scène les relations entre les personnages.

Les aventures s’articulent essentiellement autour de scènes de ce type, basées sur des lieux ou des personnages secondaires d’importances relatives. Ces scènes constituent donc le squelette de nos aventures.

Dans presque tous les styles narratifs, on peut se rendre compte que l’intrigue est formée d’une succession ininterrompue de ce type de scènes, où les informations importantes ou savoureuses sur l’histoire ou les personnages se succèdent sans cesse.

[C’est pourquoi] aujourd’hui, j’aimerais parler des scènes peu importantes.

Dans le jeu de rôles, nous utilisons l’imagination en guise de toile de fond de nos aventures (ce qui constitue l’élément passif [de la description], étonnamment), les mots comme pinceaux (éléments actifs) et le bon sens comme chevalet (si souvent inestimable). Quel genre de paysages peint-on sur cette toile ?

Il existe un type de scène gratuite que nous pouvons utiliser dans nos parties et qui n’a absolument aucune valeur. Ou du moins aucune par rapport à l’exploration directe de l’intrigue, des personnages ou de l’aventure. Ce sont les scènes de paysages.

Mais qu’est-ce qu’une scène de paysage ? Nous allons prendre le chemin le plus long (pas si long en réalité) pour le découvrir, en procédant par élimination.

Si nos personnages, à cheval sur un dragon, combattent le ou la méchant.e au-dessus d’un immense canyon empli de lave où luttent des armées de plusieurs nations alors que le soleil se désintègre à l’horizon… Alors ce n’est pas une scène de paysage. C’est une scène de bataille finale, définie et exécutée sur un magnifique paysage.

Si nos personnages parlent de leurs émotions couchés sur le toit en bois d’une maison coloniale, en automne, dans un village d’éleveur.euses aux frontières de l’Arkansas, alors que les étoiles tombent sur les tuiles en chêne, entourés par les feuilles ocre de l’immense érable qui se dresse à côté du porche… Alors ce n’est pas une scène de paysage. C’est une scène à profondeur émotionnelle pour les personnages, exécutée dans un environnement intimiste.

Si un personnage souffre du Syndrome de Stendal wiki [une extase que les voyageurs peuvent avoir face à une avalanche d'œuvres d’art dans une belle ville pleine d'Histoire, (NdT)] devant une immense tapisserie de sept mètres de large pour quatre mètres de haut, représentant la bataille au cours de laquelle les Turcs ont pris la Crète aux cités italiennes du XVIIe siècle, et que dans cette tapisserie - délicieusement décrite par la MJ - il y a un code secret que la PJ doit découvrir afin que l’homme qui la surveille la considère comme une alliée de Sa Majesté... Alors ce n'est pas une scène de paysage. C’est une scène "à énigme" ingénieusement articulée autour d'un paysage bien décrit.

Si nos personnages marchent en direction d’une ville depuis trois jours passés, avec deux autres jours devant eux, et que le MJ leur décrit comment, durant le crépuscule du troisième jour, leurs silhouettes se découpent sur la crête d’une colline, sur fond de contraste du crépuscule et notre imagination tournant autour, comme guidée par la brise qui fait mouvoir leurs vêtements… Là, oui, c’est une scène de paysage. Et elle ne sert à rien.

Et ceci est la qualité centrale, et le défaut principal, de ce genre de scène : elles ne servent à rien.

C’est pour cela que, je crois, beaucoup de Meneurs de jeu et de groupes s’en passent tout simplement. Elles n’apportent rien de défini à l’histoire : elles ne nous donnent aucune information qui soit indispensable, ni ne nous dévoilent quelque chose de nouveau : bref, aucun des ingrédients qui structurent notre aventure.

Et pourtant, sans elles, à titre personnel, j’abandonnerais les jeux de rôles.

Les scènes de paysages ont comme unique but de faire imaginer. Juste imaginer. Sans distraction. Sans rien d’important, de menaçant ou de nécessaire. Ce sont des étincelles de l’imagination du maître ou de la maîtresse de jeu et s’exécutent comme un cadeau (ou un besoin) pour son groupe d’aventuriers et d’aventurières (et pour elle-même).

Et quand je les reçois d’un MJ en tant que joueur… Je vous assure qu‘il m’arrive d’en avoir les larmes aux yeux.

S’y plonger nous rappelle notre « besoin » d’imaginer sans contrainte, de nous abandonner à la reconstruction scénique, de ce qui se rapproche beaucoup plus de « ce qu’on voit » que de « ce qu’on veut voir ». Une scène de paysage, à mon avis, apparaît alors comme un chemin parallèle aux [« vraies »] minutes de JdR ; ce n’est ni un raccourci ni une déviation, on ne va nulle part dans l’histoire et en même temps elle nous transporte complètement… Et c’est extrêmement fragile.

Je dis que c’est fragile à cause du débat que j’ai eu avec d’autres rôlistes. Si vous ressentez l’envie de dédier quelques minutes du précieux temps de votre groupe pour vous plonger dans un des paysages qui les entoure, mais que vous hésitez… alors le paysage disparaît. Vous l’avez aperçu uniquement l’espace d’un instant et vous l’avez laissé partir. Tout ce que vous pourrez décrire après sera préparé : vous ne le découvrirez pas, vous ne pourrez pas l’explorer. Vous essayerez de le construire.

Si au contraire vous avez acquis l’habitude de vous laisser porter par les scènes de paysages que vous croisez sur le chemin de la narration, peu à peu vous deviendrez comme une algue bercée par le rythme des marées, et les paysages qui entourent les scènes les plus insignifiantes de vos aventures vous apparaîtront comme un tableau du [peintre impressioniste wiki] William Turner ; comme quelque chose rempli de lumière et de vie qui mérite d’être exploré sans autre ambition que de participer à sa vision durant son existence risiblement éphémère.

Les mots pour décrire ce que vous voyez viennent plus tard, ils viennent seuls ; ils sont seulement une conséquence du point de départ : se laisser porter par le paysage.

Article original : Las escenas paisajísticas 

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