Une apologie de l'ordinaire
© 2013 Uri Kurlianchik
Il y a quelques années, mes amis et moi avons eu l'honneur de faire la connaissance de Steven Brust (1), un de mes écrivains préférés, et de discuter d'écriture. Je l’ai notamment questionné sur la meilleure manière d'écrire des événements épiques. Sa réponse fut épatante de simplicité : dans les proportions inverses. Plus les événements que vous décrivez sont grandioses et complexes, plus votre registre de langage et vos procédés narratifs doivent être simples.
Si vous jetez un œil aux plus grandes œuvres de la littérature de l'imaginaire (2), vous verrez qu'elles décrivent des mondes fascinants et extravagants, mais se concentrent sur les événements les plus banals (banals pour ces mondes et ces époques). Prenez par exemple Étoiles, Garde-à-vous, La Guerre éternelle, Flatland, The City & the City, Gravité à la manque, The Star Diaries, Terre natale (3) et d'innombrables autres titres.
Il est vrai que les événements de Terre natale changent à jamais la vie de Drizz’t et ont un impact considérable sur sa famille, ses amis et ses ennemis, mais ils ne changent pas le monde. Ils ne changent même pas sa ville ni son école. De plus, Drizz’t ne se décide à déserter qu'après des pages et des pages d'expériences quotidiennes. Toutes ces histoires de meurtres, de conspirations et de magie noire sont ce qui constitue la vie quotidienne dans l'univers du roman. On peut évidemment supposer qu'un jeune homme décidant par un moyen ou un autre de fuir tout cela n'est pas inimaginable, mais cela reste peu commun.
Salvatore ne réduit pas le monde en pièces, n'autorisant au lecteur qu'un bref regard sur les débris qu'il en reste. Il nous embarque plutôt pour un grand voyage, et conclut par une surprise.
De la même manière, Bilbo le hobbit de Tolkien s'applique à donner une forte impression de normalité, décrivant simplement une aventure ordinaire dans la Terre du Milieu, avant de s'achever par la défaite du dragon et par la Bataille des Cinq Armées qui s'ensuit. Et même ces deux événements sont, en quelque sorte, ordinaires pour ce monde puisque tant la chasse au dragon que les guerres fantastiques sont des choses familières pour ses habitants (4).
J'ai récemment constaté une tendance chez les MJ débutants à déclencher des événements extraordinaires au tout début de leur campagne, et qui bouleversent les fondamentaux du monde (paradigm-shift). Je pense qu'en faisant cela, ils oublient que, pour de jeunes joueurs, faire quoi que ce soit dans un univers fantastique est déjà extraordinaire. Le simple fait de lancer une boule de feu sur une bande d'orques est déjà intéressant, bien que cela puisse sembler banal à des vétérans du jeu de rôle. Si vous commencez par des évènements de portée extraordinaire, vous ne faites qu'établir l'extraordinaire comme norme de l’ordinaire de votre monde.
Par exemple, une partie où les joueurs découvrent qu'un dieu ancien est sur le point de s'éveiller pour dévorer le monde, et que leurs personnages, bien que de faible niveau, sont les seuls à pouvoir empêcher cela, est absurde et peu satisfaisante intellectuellement. Ça sonne faux et artificiel et ce sera traité comme tel par de jeunes joueurs. Et c’est normal ! Si vous n’avez eu à gérer que des problèmes impliquant des milliards de vies, avec la capacité de changer l’univers, que signifie une seule vie ? Une rivière contaminée, une famille affamée, un monstre évincé, tout ceci est, d’une manière objective, sans importance (5). Il n’y a rien ici qui vous fasse ressentir le monde, transformant le jeu de rôle en rien d’autre qu’un wargame fleuri.
L'illusion théâtrale [willing suspension of disbelief – quand vous mettez votre esprit critique de côté pour accepter la fiction invraisemblable (NdT)] ne marche pas sans un cadre pour la soutenir. Les joueurs veulent croire à votre campagne, mais vous devez au moins leur donner quelque chose à quoi s'accrocher. Il y a une raison pour laquelle toutes les aventures du commerce proposent des idées d'accroches : ces dernières sont aussi importantes pour le joueur que pour le personnage.
Maintenant, imaginez une partie où les personnages constituent la milice d'une petite colonie d'humanoïdes en territoire ennemi. Cette prémisse n'offre pas moins de défis que le précédent pastiche de Cthulhu, mais conserve néanmoins une sensation de normalité. Pour moi, des quêtes d'envergure réduite, comme secourir un enfant kidnappé par des sœurs maléfiques, mettre en déroute les pillards gobelins ou dévoiler le traître cultiste se cachant dans le village, ont un potentiel dramatique et créatif bien supérieur à celui d’une épopée légendaire telle que la quête des neufs fragments de l'épée magique qui seule peut tuer le dieu maléfique.
Pour qu'une partie de jeu de rôle ait une quelconque valeur en tant que simulation de la réalité, comme histoire collective et comme exutoire émotionnel et intellectuel, elle doit être ordinaire, au moins au début. Cela ne veut pas dire que les événements doivent être sans intérêt et l'univers semblable au nôtre, bien au contraire : votre monde devrait être aussi étrange que fascinant, et vous devriez vous efforcer de mettre en scène dans vos histoires autant de sa magie que possible. Si l'univers est bon, tout ce qui en fait un univers unique servira de terreau à vos histoires, qui donneront alors à vos joueurs l'impression d'avoir une vie propre : voilà le véritable avantage du jeu de rôle papier par rapport aux autres médias.
Article original : In Defense of the Ordinary
(1) NdT : Romancier américain, auteur notamment de la série Vlad Taltos [Retour]
(2) NdT : “Littérature de l'imaginaire”, ou “speculative fiction” en anglais, sont toutes les formes de récit évoluant dans un univers physique et/ou social imaginaire, comme la science-fiction ou la fantasy. [Retour]
(3) NdT : Étoiles, garde-à-vous ! de Robert Heinlein, adapté plus ironiquement au cinéma sous le nom de Starship Troopers. La Guerre éternelle est un roman de SF antimilitariste ; Flatland est l'histoire assez loufoque d'un carré vivant dans un monde plat et découvrant l'existence d'une troisième dimension ; The City & the City : policier fantastique ; Gravité à la manque : roman cyberpunk ; The Star Diaries : recueil de nouvelles de Stanisław Lem ; Terre natale le premier tome de la trilogie de l’Elfe Noir. [Retour]
(4) NdT : En fait, presque tous les personnages “savants” du roman insistent bien sur la folie d'entrer dans l’antre du dragon, et que cela fait des siècles que rien de tel n'avait été tenté. [Retour]
(5) NdT : C’est pourquoi même les campagnes de Hero Wars – alors qu’on y joue des Héros au-dessus du commun – commencent par “Des vaches du troupeau du clan ont disparu”. [Retour]
Pour aller plus loin avec PTGPTB…
- La compétence c’est surfait (ptgptb) : jouer un personnage du commun permet de légitimement dépasser les difficultés et d'en être d'autant plus heureux
- Les rencontres avec combat (ptgptb) : parce que les rencontres fades des rôlistes chevronnés font le bonheur de ceux qui n'y ont jamais été confrontés
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