Construction de scénarios : le modèle insulaire

Je ne parviens pas à me rappeler la dernière aventure que j’ai maîtrisée d’une manière linéaire. Une aventure préétablie, ou que j’ai construite pour suivre un plan d’exécution défini, se termine souvent de deux manières : soit les joueurs secouent l’intrigue comme un prunier, déchiquetant le monde jusqu’à ce que l’histoire convienne à leur style de jeu (pendant que je pleure de désespoir sur ma magnifique création), soit je règne sur eux et les garde sur les rails comme prévu, pour finalement découvrir qu’ils n’apprécient pas la partie tant que ça.

Couverture de Bilbo le hobbit“Ainsi les prédictions des anciens chants se réalisent — dans un certain sens !” dit Bilbo.

“Bien sûr !” dit Gandalf. “Et pourquoi ne se réaliseraient-elles pas ? Vous n'allez pas refuser créance aux prophéties pour la seule raison que vous avez contribué à leur réalisation ? Vous ne pensez tout de même pas que toutes vos aventures et vos évasions ont été le résultat d'une pure chance à votre seul bénéfice ? Vous êtes une personne très bien, monsieur Baggins, et je vous aime beaucoup ; mais vous n'êtes, après tout, qu'un minuscule individu dans le vaste monde !”

Bilbo le hobbit, J.R.R. Tolkien
Traduction de Francis Ledoux

Inutile de dire que j’ai abandonné l’idée d’essayer de mener des parties linéaires il y a looooongtemps. Principalement par instinct de survie. J’ai adopté une nouvelle philosophie envers la création d’aventures : le modèle insulaire. Les caractéristiques de ce modèle ne sont pas nouvelles. Elles n’impliquent pas de s’asseoir en chemise hawaïenne, une Margarita à la main, en envoyant des fléchettes en coquillage sur les post-it d’un plateau en liège (bon, parfois, si). C'est juste une manière de repenser quelles sont les parties importantes de l’aventure, et la manière dont les personnages y arrivent.

Carte imaginaire des soeurs Brontë

Caractéristiques du modèle insulaire de création de scénarios

Prenez toutes les choses que vous jugez importantes dans l’histoire. Il peut s’agir du (de la) Grand(e) Méchant(e), de PNJ importants, d’arcs scénaristiques majeurs [les fameuses metaplots (NdT)], d’éléments d’intrigues fondamentaux, d’objets, de récompenses, de buts de personnages, etc.

Gardez toutes ces choses à l’esprit, mais arrangées comme des petites îles flottant sur les eaux, sans lien direct les unes avec les autres.

Organisez ces îles dans un ordre flexible selon leur proximité et l’endroit où elles devraient intervenir dans l’histoire. Conservez au premier rang les îles où les PJ devraient accoster en priorité. Les îles de fin de partie devraient s’ancrer en arrière-plan.

Au fil de la progression des PJ dans l’histoire, laissez-les trouver leurs propres voies vers les îles ou installez et déplacez ces îles de leur route en modifiant les éléments de la partie en cours.

Les intrigues linéaires sont agréables mais celles qui sont flexibles peuvent être plus réalistes et amusantes à jouer. Le modèle insulaire garde vos intrigues libres et malléables, les rendant facilement ajustables.

Par exemple, un élément d’intrigue serait la forteresse cachée du Grand Méchant. Les PJ pourraient découvrir ce lieu d’une façon à laquelle vous n’auriez pas songé. Ils pourraient corrompre un PNJ qui connaît l’endroit, ou s’y introduire via les convois de linge. Ils arriveraient là-bas plus tôt que prévu mais cela n’implique pas que vous deviez les ramener sur la voie initiale. Si vous ne voulez pas qu’ils combattent le Grand Méchant maintenant, éloignez un peu plus son île et inventez une nouvelle île, ou mettez-y un élément plus approprié. Peut-être qu’un des sbires du Grand Méchant s’y trouve plutôt que lui. À moins qu’ils ne trouvent la forteresse déserte et sans ses trésors habituels parce que ses troupes sont en train d’organiser une guerre ailleurs. Ces éléments peuvent devenir leurs propres îles et reculer pour revenir en jeu à un meilleur moment.

Par ailleurs, que l’histoire parte dans la mauvaise direction n’implique pas de tout mettre à la poubelle. Vous pouvez recycler les éléments pour un usage ultérieur. Si les PJ obtiennent l’artefact nécessaire au réveil du dieu mort, peut-être que le Grand Méchant ne perdra pas son temps à tenter de le récupérer. Il recherchera un nouveau sort ou se vengera en tuant une centaine de personnes d’un lieu précis. La bête de la caverne géante que les PJ auraient combattue lors de leur infiltration de l’antre du Grand Méchant peut maintenant leur être ressortie avec une bande de brutes et de dresseurs pour renforcer l’assaut des PNJ sur la cité du roi.

Carte au trésor

Avantages

  • Quand les joueurs découvrent une solution intéressante et que vous décidez de la suivre, ils ont l’impression d’avoir “battu” le jeu : les actions de leur personnage ont eu un impact et leurs idées ont pris corps dans la partie. Le monde s’étoffe car ils sentent qu’ils ont contourné un obstacle plutôt que de suivre une route prédéfinie.
  • Si quelque chose part de travers ou n’a pas été prévu, il est plus facile d’arranger l’intrigue autour.
  • Le meneur de jeu peut laisser une part de l’intrigue aux mains des joueurs, de sorte qu’ils accomplissent des choses plus intéressantes pour eux.
  • Même si l’évolution de l’intrigue n’a pas été définie au préalable, elle paraît plus facile à suivre aux joueurs car ils n’ont jamais besoin, ou rarement, de revenir sur leurs pas pour essayer autre chose.
  • Au final, le meneur de jeu a plus de contrôle sur la progression générale de l’intrigue puisqu’il peut changer les choses à la volée.

Inconvénients

  • Les joueurs qui apprécient l’ordre et suivre les directions données par le meneur de jeu risquent de s’adapter difficilement au modèle insulaire.
  • Selon le style de jeu, le meneur peut avoir l’impression d’une histoire peu structurée, puisqu’elle se construit au fil de la partie.
  • Utiliser des mécanismes de jeu plus rigides peut créer des problèmes, s’il faut réajuster des caractéristiques.
  • La recherche et la préparation de nouveaux éléments pour la table de jeu pourraient prendre plus de temps.
  • Classer les choses en catégories établies devient plus difficile. Une fois que vous commencez à déplacer vos PNJ dans différents lieux de l’histoire, si vous avez un classeur avec les fiches de PNJ, il partira en lambeaux.

Quelques points à garder à l’esprit

  • Choisissez des éléments de jeu malléables que vous pouvez intégrer à différents endroits. Faites-en vos îles.
  • Établir des connexions entre les îles est primordial. Si vous ajoutez une nouvelle île à laquelle l’histoire n’a jusqu’ici aucune raison de conduire, vous devrez rajouter des éléments pour y mener les PJ. Vous pouvez également reprendre les éléments encore inutilisés de votre histoire, tant que vous vous souvenez qu’ils ne seront disponibles que plus tard.
  • Souvenez-vous : les joueurs ne voient pas votre organisation et vos changements pour les îles. Pour eux, cela ressemble à une grosse histoire à peu près cohérente. Surtout à la fin. Ils réaliseront cependant que ce qui s’est réellement produit est davantage le fruit de leurs actions.
  • Organiser les notes sur ces îles de façon à pouvoir les redéployer peut vous apporter beaucoup. Écrire les choses sur des fiches cartonnées ou dans des sections bien distinctes d’un document vous aidera grandement.

Alors, que pensez-vous de mon modèle insulaire ? Avez-vous des réflexions, des critiques, des suggestions ou des questions ? Avez-vous remarqué que j’ai beaucoup employé le terme “Grand Méchant” ? Utilisez-vous déjà une méthode similaire de préparation d’aventure ?

Sélection de commentaires

bif

Pinnacle Entertainment Group (les gars qui ont fait Deadlands (grog)) publie depuis quelques années des univers avec ce concept bien ancré en tête. Ils les appellent “univers à situations” (Plot Point settings), où les îles majeures – je veux dire les situations – sont approfondies dans les suppléments, mais avec une grande flexibilité dans la manière et le moment d’incorporer ces accroches d’aventures prédéfinies dans la trame. Mon préféré, 50 Fathoms (grog), est un monde de fantasy englouti, d’aventures de cape et d’épée, maritime, où les joueurs voguent littéralement d’île en île. Je suppose que cela s’accorde bien au concept. Certaines des meilleures campagnes que j’ai menées proviennent de ces “univers à situations”.

wampuscat43

Le problème auquel j’ai été confronté est le suivant : j’ai habilement géré un déraillement du scénario, pour découvrir six semaines plus tard que j’en avais oublié les détails exacts (“Tu gagnes combien par semaine de ce marché noir dont tu as pris le contrôle ???”). C’est amusant de manœuvrer et d’ajuster l’intrigue au fur et à mesure, mais il faut également de bonnes compétences en prise de notes. Il est rare de trouver cette combinaison parfaite des deux hémisphères du cerveau.

Super article. Merci.

John Arcadian

C’est effectivement un problème qui survient. Plus tu improvises et plus il est difficile de se reposer sur des notes rédigées avant l’improvisation. D’habitude, je prends des notes sur mon ordinateur portable concernant les choses qui se produisent. Ce sont juste des listes à points des éléments significatifs, auxquelles je peux me référer plus tard. Bien évidemment, l’autre beauté (et danger) d’une intrigue souple, c’est que, même si quelque chose ne colle pas au canon plus tard, les joueurs y sont habitués.

Scott Martin

J’aime bien cette présentation. On a souvent l’impression qu’on décrit des notions proches selon un certain continuum – matrice, bac à sable, île, organigramme (1), découpage en scènes et “Ne surpréparez pas”. Tous mènent à des endroits semblables, mais qui ne sont pas tout à fait identiques. Je me demande s’il existe une bonne méthode pour isoler les éléments qui mènent d’un de ces états à un autre… et si cela aiderait les personnes à s’orienter dans une direction qu’ils apprécient, ou à acquérir le maximum d’avantages tout en évitant les inconvénients majeurs. Bien évidemment, cela nous emmène dans des terres de théorie très profonde…

John Arcadian

Oui, exactement ! Selon moi il ne s’agit en aucun cas d’un nouveau sujet mais d’une manière différente de nommer le mouvement de “maîtrise improvisée” qui semble se développer. Isoler les éléments. Wow, cela nous emporte dans le territoire de la théorie pure et dure. Si vous partez d’une matrice alors je suppose que les connecteurs seraient les lignes de la grille. Si nous utilisons le modèle insulaire, je suppose qu’on peut parler de courants et de vents dominants, mais certains peuvent être ignorés ou exploités selon la manière dont les joueurs orientent leurs voiles.

Article original : Island Design Theory

Cet article est tiré du blog de Gnome Stew, le Blog des MJ, et est reproduit et traduit avec la permission. Vous pouvez trouver les livres de Gnome Stew sur le site de Engine Publishing.

(1) NdT : Comme ceux de La création de scénario en nœuds (ptgptb). [Retour]

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Pour aller plus loin… hydre

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Commentaires

Plein de méthodes différentes de "maîtrise improvisée", effectivement. Après, tout dépend du style propre au MJ et aux Joueurs, l'important est de se sentir bien dans le jeu. L'intérêt de ces méthodes réside, je pense, dans leur fluidité - mais elles requièrent un apprentissage, qui ne se fait que par la pratique.

Auteur : 
B. Robin

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