Introduction à la théorie de The Forge – 3e partie

Note : Retrouvez le préambule et la première partie ici. La deuxième partie est disponible ici

5. Le Big Model (tel que je le vois)

Cette partie est largement due à Ron Edwards, mais comprenez bien que c'est aussi le résumé de trois ans [en 2005 (NdT).] d'âpre travail théorique effectué par des théoriciens/créateurs engagés et qu'il y a bien sûr d'autres personnes impliquées.

Dans la Forge, on le connaît sous le nom du « Big Model », en partie parce que Ron Edwards jette un regard noir sur ceux qui l'appellent le « Modèle de Ron». Personnellement, en l'état, je l'appellerais le « Modèle Intermédiaire », car son étendue est bien plus grande que la plupart des théorisations sur le JdR, mais plus petite que certains trucs(en) auxquels on a pensé récemment.

Le but premier du Big Model est d'étudier le cœur du processus d’une partie de JdR (role-play), de façon assez similaire à notre étude des règles, et d'en déduire les conditions nécessaires à une expérience ludique satisfaisante (ou inversement les conditions menant à une expérience ludique insatisfaisante). Cela a donc aussi bien une évidente valeur pratique qu'un intérêt théorique.

Pour ce faire, nous allons élaborer une structure pour décrire le fonctionnement d’une partie de jeu de rôles. Il y a deux manières de la présenter : l'une est la façon dont je la conçois, l'autre la façon dont le reste du monde la conçoit, y compris Ron. Vu que je comprends mieux ma propre méthode, je vais commencer par elle.

(Notez que ces deux constructions ne sont pas significativement différentes en termes de contenu. La différence entre les deux étant presque uniquement une question de présentation. Gardez cela en tête et n'y voyez pas de fracture théorique.)

Pour parler de toutes les parties qui soient, je vais représenter deux axes avec trois composants chacun. Le premier axe ressemble à :

Proposition (Agenda) : Ce que nous voulons – la situation idéale.

Réalisation (Material) : Ce qui se produit effectivement – que cela satisfasse notre Proposition ou non.

Éphémères : Les événements isolés de la partie – la somme des événements éphémères représente la Réalisation ci-dessus.

La proposition sociale de base et présumée dans le jeu de rôle est : “ Je veux m'amuser et/ou être créatif avec mes amis en jouant à ce jeu.”

Le deuxième axe ressemble à ceci :

Social : Ce niveau décrit les interactions et les relations entre les joueurs à la table.

Créatif : Ce niveau décrit l'ensemble de la partie – ce que nous imaginons, mais aussi le système que nous utilisons, etc. Notez que le niveau Créatif est entièrement contenu dans le niveau Social (chaque interaction créative est aussi nécessairement une interaction sociale) mais ne lui est pas équivalent (toute interaction sociale n'est pas nécessairement créative, [par exemple : « passe-moi les chips »]).

Technique : Ce niveau décrit comment nous jouons c'est-à-dire essentiellement, les techniques que nous mobilisons pour produire le niveau Créatif. Comme ces techniques font nécessairement partie de la séance, le niveau Technique est contenu dans le niveau Créatif (toute interaction technique est aussi une interaction créative). Savoir s'il y a des actions créatives qui ne sont pas techniques est, je pense, une question ouverte. Je suis preneur de toute correction de personnes plus érudites que moi sur le sujet.

Traçons donc notre schéma, ce qui va nous intéresser par la suite cependant, ce sont les cases à l'intersection de ces deux types d'entrées :

Maintenant que nous avons tout cela devant nous, examinons chaque case l'une après l'autre et discutons de ce que cela veut dire.

La proposition sociale est plutôt un gros morceau, mais c'est aussi assez évident quand on y pense. La proposition sociale décrit essentiellement ce que vous aimeriez obtenir en termes d'interactions sociales et d'ambiance autour de la table. Tout type d'interactions humaines est une forme de proposition sociale, c'est généralement quelque chose de plutôt simple. La proposition sociale de base et présumée dans le jeu de rôle est : “Je veux m'amuser et/ou être créatif avec mes amis en jouant à ce jeu.”

Néanmoins, ce n'est pas, loin de là, la seule proposition sociale possible. Par exemple :

  • "Je veux jouer à un jeu de rôle, peu importe que quelqu'un en tire de la satisfaction ou non."
  • "Je veux impressionner la jolie fille qui joue la rôdeuse elfe."
  • "Je veux maintenir le statu quo au sein de notre groupe de personnes."
  • "Je veux passer du temps avec mes amis, peu importe que l'on joue ou non à un jeu de rôle."
  • "Je veux faire en sorte que personne ne s’amuse, sauf moi."
  • etc.

Pour l'instant, la théorie ne s’applique pas largement à ces autres types de propositions sociales – la proposition partagée supposée est « Je veux m'amuser/satisfaire ma créativité avec mes amis en jouant à ce jeu. » Nous n’en sommes qu’au début de recherches plus poussées sur d'autres propositions, et c'est une perspective plutôt excitante.

Le Contrat Social décrit la somme des relations et interactions sociales entre les joueurs autour de la table. Toutes ces choses que j'avais mentionnées comme n'étant probablement pas des règles au chapitre précédent :

  • Le MJ ne paye jamais les pizzas
  • On alterne les séances entre la maison de Jacques et celle de Lorraine.
  • Celui chez qui nous sommes a le dernier mot pour déterminer quelle campagne on joue aujourd'hui
  • Jacques à un chien bruyant
  • Béatrice a le béguin pour Jean, même s'il est marié à Christine.

Les éphémères, que je n'ai pas divisés selon les catégories social, créatif ou technique, sont les événements individuels dont la somme, dans leur dimension de composante sociale, compose le contrat social.

La proposition créative a été historiquement l'une des grosses difficultés, une grande part du tapage autour de la théorie de la Forge concernait la proposition créative et sa classification. Personnellement, je pense que c'est plutôt simple : la proposition créative est ce qu'un joueur veut tirer de la partie, – non pas en terme de contenu imaginé (« je veux qu'il y ait des elfes ») ni de forme des règles (« je veux une règle de points d'héroïsme »), mais plutôt en termes de résultat obtenu par la pratique du jeu en tant qu’exercice créatif – ou la forme de satisfaction et de réalisation que le jeu nous procure en tant qu’individus. Pour faire court, si on se souvient de la proposition sociale que j'ai postulée (« Je veux m'amuser et/ou être créatif avec mes amis en jouant à ce jeu »), et bien la proposition créative est le type de satisfaction que nous recherchons.

La classification des propositions créatives a été une question sujette à de nombreuses controverses, nous n'en parlerons donc pas ici. L'essentiel pour l'instant c'est que vous sachiez qu'il existe plus d’une proposition créative possible. Si deux personnes à la table ont des propositions créatives différentes, il sera plus difficile pour eux d'obtenir satisfaction.

Par exemple, imaginons que ma proposition soit de « me montrer à la hauteur d'un défi tactique » alors que la vôtre est de « produire une histoire émouvante et tragique », vous pouvez voir à quel point nous finirons par nous opposer pendant la partie. Je vais entreprendre des actions tactiquement appropriées mais qui ne seront sans doute ni émouvantes ni tragiques. À l'inverse vous allez entreprendre des actions permettant d’orienter l'histoire vers la tonalité tragique que vous désirez… ce qui par définition implique que les protagonistes fassent des erreurs. Je lancerais donc quelque chose comme : « Ce [que ton perso fait] n’est pas tactique ! Tu joues à quoi, là ? »

Des parties de la sorte, où les participants ont des propositions créatives différentes, sont appelées « incohérentes ». Bien sûr, il est possible de retirer de la satisfaction de parties incohérentes, mais cela sera plus difficile que lors d'une partie cohérente où les propositions de tous les participants sont grosso-modo concordantes.

La Proposition Technique : ce que nous voulons que les règles fassent.

Bref, c'est là toute l'affaire de la proposition créative. On continue et on arrive à :

L'Exploration : qui est juste un mot pour décrire l'ensemble de la partie, ce à quoi elle ressemble globalement. Dans ce modèle, l'exploration est divisée en cinq éléments : le système, le cadre, la situation, les personnages et la couleur.

Nous aborderons plus en détails ces éléments et leurs relations dans un autre chapitre.

La proposition créative c'est ce que nous voulons retirer de notre partie. L'Exploration c'est la partie en elle-même. Comme le contrat social, l'Exploration est composée de :

Les éphémères, ces moments élémentaires de notre partie. Si nous prenons la somme des événements éphémères et que nous nous demandons “ comment cela affecte-t-il la partie ?”, nous obtenons l'Exploration.

Plus avant dans les catégories techniques, nous avons la Proposition technique qui est, pour faire court, ce que nous voulons que les règles fassent. Voulons-nous des règles qui donnent du pouvoir à un unique participant, – le MJ ou assimilé? Voulons-nous des règles qui émulent les lois physiques du monde ? Ou des règles qui donnent une puissance égale à chaque joueur (1)? Toutes ces possibilités peuvent être considérées comme des propositions techniques. D'ailleurs tout système (ensemble de règles) aura un grand nombre de propositions techniques.

En général, la proposition technique est plus ou moins le domaine réservé des créateurs de jeux… mais nous avons cependant déjà souligné que tous les rôlistes étaient des créateurs de jeu, et qu'ils modifiaient souvent les règles à chaud pendant les parties. La proposition technique concerne donc finalement tous les rôlistes. La proposition technique se résume essentiellement à : que voulez-vous que les règles fassent ?

Alors que les règles elles-mêmes, (rappelez-vous la définition formelle des règles : une règle est une procédure à travers laquelle nous réalisons notre partie) sont appelés Techniques dans le Big model, pour diverses raisons historiques. Vos propositions techniques façonnent les règles que vous déciderez d'utiliser durant votre partie. Si vous désirez que les joueurs aient la possibilité d'agir sur le monde, vous pourriez dire « Tu peux dépenser un jeton pour commencer une scène. »

Les Techniques peuvent être classifiées en grandes catégories que je me contenterais d'énumérer ici : IIEE (Intention, Initiative, Exécution, Effet), résolution à mi-chemin [On lance les dés avant d'avoir entièrement décrit l'action, afin d'adapter la description au résultat du lancer (NdT)], Posture, monnaie d’échange, Partage des tâches du MJ [acteur du monde, arbitre, créateur du scénario, conteur…], etc.

Et bien sûr, chaque utilisation d'une technique en cours de partie est un événement Éphémère.

Ok, on a maintenant tous les morceaux. Comment s'assemblent-ils ? A quoi ressemble une partie dans le contexte de ce schéma ?

Commençons par une partie satisfaisante et fonctionnelle.

Commençons par le créateur du jeu, qui pourrait très bien être le MJ. Il possède un ensemble de propositions techniques bien choisies. Il les a sélectionnées en ayant à l'esprit une proposition créative particulière. Il utilise les propositions techniques pour générer un ensemble de règles. En suivant ces dernières, nous générons beaucoup d'éphémères dont la somme nous donnera notre Exploration et – une fois prises en compte les interactions sociales non régies par des règles – notre contrat social.

Arrêtons-nous un instant sur l'Exploration. Tant que l'on est dans une partie fonctionnelle, notre Exploration nous procure ce qu’on recherche ; elle remplit donc nos propositions créatives. De plus comme notre contrat social était d'être satisfait de notre partie, nous l’avons entièrement rempli. Pourvu que notre contrat social (bâtit à partir d'évènements éphémères basés – ou non – sur les règles) soit également fonctionnel et sain ; nous avons satisfait nos propositions sociales. Cela veut dire que nous sommes totalement heureux à la sortie de notre partie ! Yeah !

Alors, il y a de nombreuses façons dont ceci pourrait mal tourner. Regardons-en un petit nombre.

Les règles ne satisfont pas les propositions techniques :

Les règles ne font pas ce qu'elles disaient faire. Je pense que nous avons tous dû rencontrer cette situation. Cela ne veut pas forcément dire que nous n'allons pas prendre du bon temps à jouer, mais pour cela nous allons devoir réviser nos propositions techniques, et du coup nos propositions créatives. Nous allons devoir prendre comme but ce à quoi les règles amènent naturellement, plutôt que le but (manqué) que nous nous étions fixé au départ.

Lorsque les règles n'arrivent pas à produire d'éphémères :

Voilà un cas simple : finalement vous ne jouez pas. Les joueurs sont là, parlent du jeu, créent des personnages, parlent des interactions que les personnages pourraient avoir entre eux, parlent du monde et finalement ne jouent pas à un jeu de rôle. Bien que ces activités puissent être très satisfaisantes en tant que telles, elles ne remplissent pas la proposition sociale que nous avions définie au départ, donc dans ce modèle nous décrirons ceci comme un échec, même si ce n'en est pas un en terme d'activité sociale.

L'Exploration ne parvient pas à remplir la proposition créative :

Il y a de nombreuses causes possibles à cela, mais la plus simple est l'échec de la proposition technique. Si notre proposition technique a été construite dans l'optique d'une proposition créative différente de la nôtre, les règles qu'elle génère vont impliquer une partie orientée vers une autre proposition créative (voire aucune). La partie ne remplira finalement pas notre proposition créative et nous en resterons insatisfait.

Le contrat social ne parvient pas à remplir la proposition sociale :

Le jeu n'est pas fonctionnel. Forcément, si nos relations personnelles ne sont pas apaisées (s'il y a des querelles et des inimités entre les joueurs à la table), aucun niveau de jeu satisfaisant ne nous rendra heureux parce que fondamentalement, nous avons une interaction sociale avec des personnes que nous préférerions éviter. Cette situation n'est pas totalement déconnectée des règles. Les règles génèrent les éphémères et ces derniers sont unepartie du contrat social. Des jeux comme Prime Time Adventure (en) et Breaking the Ice ont des règles créées expressément pour générer des interactions sociales positives entre les joueurs pendant une partie. Bien sûr, ce n'est pas suffisant pour raccommoder un contrat social déjà en charpie, mais cela aide des amis qui jouent ensemble à devenir plus proches, ce qui est assez sympa en soit.

La prochaine fois ? Où bien l'un des trois suppléments de ce chapitre ou on avance vers une théorie globale.

Article original : Introduction to Forge Theory #5

6. Aparté : Le Big Model selon Ron Edwards

(Cette partie est anémique car je n'avais pas grand-chose à raconter. Des suggestions ?)

Avant de me lancer, je dois avouer qu'en faisant mes recherches pour cet aparté, je suis bien plus convaincu que c'est une façon parfaite de décrire le Big Model que je ne l'étais en commençant à rédiger cet essai. Prenez-le comme un signe que je ne comprends pas encore suffisamment tout cela.

La présentation de Ron est différente de la mienne mais ce qu'il représente et ses objectifs sont essentiellement les mêmes. Je vais donc éluder le préambule et le reproduire directement :

Où l'on peut voir la proposition créative comme une « brochette » qui traverse tous les autres éléments du modèle.

Alors qu'est-ce que ces éléments signifient ? Les ensembles en nuance de gris sont, essentiellement, la matière de notre partie, en partant du plus basique, les interactions entre humains à gauche qui contiennent les parties les plus techniques du jeu à droite. La ligne rouge : la proposition créative, est le « pourquoi » unificateur qui guide tout le reste.

En bref :

Le contrat social : à ce niveau il y a toutes les relations sociales entre les personnes, et leurs interactions sociales.

Exploration : Tout le contenu du jeu.

Les Techniques : Les techniques (règles) individuelles que l'on utilise lors de la partie (« pour tester une compétence, lancer un D20 », « quand Benoit parle, les gens lui disent de la fermer en attrapant le marteau en mousse. »)

Éphémères : Les événements réels de la partie (« J'ai obtenu 15 à mon jet de compétence, j'ai réussi. »)

(On a déjà vu tout cela au chapitre 5 donc j'accélère.)

Voici quelques différences.

La proposition créative : C'est globalement une combinaison de toutes mes « propositions », c'est-à-dire la réunion des questions « Pourquoi est-ce qu'on fait tout cela, au fait ? Qu'est-ce que l'on en tire en tant que personnes ? » J'ai appelé cela : la proposition sociale, la proposition créative et la proposition technique.

Une chose importante à garder en tête ici est l'imbrication de ces catégories. Par exemple, chaque technique est nécessairement une partie de notre exploration et de notre contrat social. Chaque action d'exploration prend place à l'intérieur de notre contrat social et en est partie intégrante.

Article original : Introduction to Forge Theory #5.1

(1) NdT : sachant qu’il existe aussi de la « puissance » narrative, c’est-à-dire la possibilité pour les joueurs d’amener ou de décider des éléments de l’histoire. Elle s’appelle l’Autorité (narrative), et on en discute dans ce modèle. [Retour]

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