Jeux de rôles en solo

Un de mes amis m’a récemment envoyé un e-mail pour faire appel à mes lumières. Il veut apparemment créer un JDR jouable sur trois modes : solo, groupe et générique. Mais il bloque sur le mode solo. Il m’a demandé quelles sont mes idées sur le sujet, les voici donc, brutes et en intégralité. Puissent-elles inspirer quelqu’un d’autre.

Salut Troy,

C’est une question vraiment intéressante. Il faut d’abord revenir à la structure fondamentale des JdR. Le JdR est à la base une activité de création d’histoires, où les éléments narratifs viennent de sources variées : le cadre du jeu, le système, les jets de dés et principalement les réponses improvisées par le groupe qui joue et la personne qui mène. Dans le modèle classique, les joueur·euses doivent réagir en choisissant une réponse aux éléments inattendus proposés par le ou la MJ.

Mettons de côté cette personne (MJ) pour jouer en solo : la question est de savoir d’où pourront venir les autres éléments narratifs ? Dans le modèle des [livres-jeux] Fighting Fantasy, on trouve ces éléments dans un livre, mais on devine vite où est le problème : un livre n’est pas un être humain, il ne peut pas s’adapter aux besoins et envies d’une personne joueuse et il ne peut pas proposer un nombre infini de choix comme le ferait un ou une MJ. Ce dont on a besoin, c’est d’un esprit humain, qui crée des éléments inattendus ou qui les adapte à la joueuse. Le seul intellect humain dans une session solo de JdR, c’est le même que celui qui joue le personnage – mais ça ne veut pas dire qu’il est impossible de faire avancer le jeu.

Mais pour ça, tu dois briser le modèle de « MJ qui présente – PJ qui réagissent. »

En d’autres termes, comme dans beaucoup de JdR aujourd’hui [2007], tu dois autoriser au joueur de prendre un rôle d’auteur plutôt que de protagoniste.

Illustration d’un chevalier souriant lisant un livre, assis aux côtés d’un dragon amical et apaisé. Artiste : Jarom Vogel.

Habituellement, deux choses nous empêchent de nous jouer nous-même :

  1. D’une part : on peut se déclarer vainqueur de tous les défis et conflits. Les [livres-jeux] Fighting Fantasy contournent ce problème en instaurant des jets de compétence, des mécanismes de combats et des choix irréversibles ;

  2. D’autre part : ce ne serait pas intéressant de savoir ce qu’il va se passer.

Je vais me concentrer sur ce second problème, qui est le plus épineux. L’idée est de proposer un éventail de rencontres, aléatoires ou prétirées, puis de laisser le joueur décider de la réaction de son personnage face à celles-ci. 

La façon la plus simple de faire ça est peut-être, pour la MJ, de créer (ou choisir parmi une liste) une série de rencontres, ou de successions de rencontres, qui conviennent au joueur et à son personnage. Prenons l’idée suivante : un module de JdR dont l’aventure principale se tient en 3 actes, mais qui contient aussi 6 aventures solo. Si un joueur rate une session de jeu ou veut faire quelque chose en dehors des parties de groupe, la MJ peut lui confier un de ces épisodes. Par exemple, imaginons que l’aventure implique la traque de quelques monstres jusque dans leur tanière, puis l’exploration de cette tanière. Quand le groupe trouve la tanière, la MJ met fin à la session et donne aux personnages les plus courageux les aventures « Partir en reconnaissance nocturne » ; disons une pour la voleuse, une pour le sorcier et une pour la guerrière. C’est encore une solution à la Fighting Fantasy, mais c’est bien plus personnalisé.

Une autre idée serait de proposer un système dans chaque aventure, ou dans le jeu lui-même, pour que la MJ ou un joueur puisse générer ces aventures en solitaire. Bien sûr, plus le produit fini est complexe, plus les générateurs devront l’être à leur tour.

Ma réflexion découle ici des jeux vidéo, car les studios souhaitent que les parties dépassent le cadre même du jeu. Ils conçoivent en effet des jeux de rôle sur ordinateur de façon à ce que vous pensiez au jeu même lorsque vous n’y jouez pas. Les JdR sur table atteignent cet objectif grâce à leurs suppléments autour de l’univers, aux récits à lire, et parfois à des cartes et jeux de société, voire aux vêtements à porter (1) . Les autres options peuvent être de dessiner votre personnage, écrire une histoire sur celui-ci, ou faire un journal de groupe, ce genre de choses. Beaucoup, beaucoup de jeux suggèrent de donner des récompenses en jeu pour ces choses-là (et ont même des systèmes d’arbitrage pour ces récompenses, comme dans Ambre). Et c’est sur ça, je pense, qu’on peut se baser.

Beaucoup de rôlistes aiment écrire, beaucoup d’autres non. L’idée est donc de ne pas se concentrer sur la rédaction d’une belle prose, mais plutôt sur la création d’idées. C’est quelque chose de très fréquent en JdR, du moins dans mon groupe. Disons par exemple que nous venons de finir une aventure et j’annonce « la prochaine commence 6 mois plus tard (en temps de jeu). » Je pourrais alors leur demander ce que leurs personnages font pendant ces 6 mois. Les joueuses n’ont pas à écrire leur histoire mais elles devront se demander une fois chez elles « Hum, que veut mon personnage et quels trucs cool peut-il bien faire ? ».

Illustration joyeuse d’un pirate barbu sur une barque, voguant avec un dragon aquatique amical regardant dans une longue vue. Artiste : Jarom Vogel.

Bien sûr, en l’état, c’est une solution qui deviendra vite monotone. Mais si on combine ça avec un système de module-aventure généré aléatoirement, on peut produire une sorte d’expérience de jeu en solitaire. Imagine qu’au lieu de ça :

« Vous franchissez les portes de Khare, le Cité Portuaire des Pièges, et vous voyez un vieux mendiant dans la rue.

  • Lui donnez-vous une pièce (page 58)

  • ou passez-vous votre chemin (page 36) ? »

On a quelque chose comme ça :

« Vous franchissez les portes de Khare, la Cité Portuaire des Pièges, et vous voyez un vieux mendiant dans la rue. Réfléchissez à la réaction de votre personnage. S’il aborde le mendiant, faites un jet dans la table aléatoire de Réactions des personnages de rue (table 2-12), pour connaître sa réaction. Pour chaque pièce d’or que vous lui donnez, vous pouvez augmenter sa réaction d’un cran.

  • Si vous obtenez un résultat qui vous apporte des informations, faites un jet dans la table des Rumeurs de la ville (table 4-12) pour savoir ce qu’il vous raconte.

  • Si vous obtenez un coup critique sur la table des Réactions, le mendiant peut, si vous le souhaitez, devenir un contact. Voir Appendice 2 pour ses stats (utilisez la colonne Statut Pauvre).

Notez l’argent dépensé et les informations obtenues, puis passez à la rencontre suivante. Si vous le souhaitez, faites un jet sur la table des Rencontres en ville, ou faites un jet dans les Rencontres d’Hébergement. »

Tu remarqueras qu’énormément d’aventures sont en réalité écrites ainsi. Il s’agit simplement de les confier directement aux joueuses.

Le livret est donc rempli de centaines de tables aléatoires, une sorte de bible dédiée aux expériences du personnage dans des lieux et actions spécifiques. Il pourrait même y avoir un système où, en tant que MJ, tu sélectionnes et adaptes les oracles à ton groupe, pour correspondre aux personnages et l’avancement de quête. Si on pousse l’idée un peu plus loin, on pourrait même avoir un logiciel pour générer tout ça. Par exemple, l’interface te permettrait de sélectionner les compétences des personnages et ce qu’ils ont déjà fait [dans l’aventure], puis le programme te fournirait une fiche Excel de tables aléatoires adaptées. Donc, s’ils ont déjà trouvé leur hébergement, l’aventure passe directement à la première rencontre. Tu pourrais aussi écrire les noms des PJ, leurs compétences et lieu de résidence, pour que le jeu-programme puisse produire ce type de tables :

« KHANDOR LE SORCIER, vous êtes de retour à Khare. Votre ami, BARBE-ANDOUILLE le mendiant, vous salue et vous informe d’une nouvelle rumeur (faites un jet sur Rumeurs de Sorcier). Il raconte avoir entendu parler de votre exploit : la RACLÉE DONNÉE À BARGLE. »

Je sais que je viens juste de réinventer le jeu vidéo de rôle. Mais c’est un point important, dis-toi que les jeux vidéo sont nos futurs concurrents, car ils peuvent faire le même genre de chose que les MJ, en mieux. Cependant, voici un bon compromis : un gros bouquin de tables aléatoires grâce auquel une joueuse peut réagir à sa façon et construire un récit exégétique (en opposition à diégétique) de « Ce que mon personnage a fait entre les sessions ». Ça fournit des éléments aléatoires, comme dans un livre-jeu, mais en laissant au rôliste une liberté totale concernant les choix de son personnage.

Par contre, tu te heurteras à des problèmes si tu pars sur des scénarios linéaires. Dans ces situations, tu peux revenir au modèle des livres-jeux, ou simplement ne pas fournir d’histoire canon [au scénario]. Dans l’exemple ci-dessus, l’histoire s’écrit d’elle-même. Le joueur retrouve son groupe avec une super nouvelle : il a recruté un mendiant capable de lui rapporter des rumeurs. Pendant ce temps, le personnage de Kate s’est rendu de nuit en ville, a fini dans une bagarre au couteau et a maintenant besoin d’un clerc, tandis que Doug annonce avoir fini sa session solo sur le résultat suivant de table aléatoire : « La MJ vous donne un indice supplémentaire à propos du scénario en cours. ». La MJ consulte son livre et trouve un indice approprié à donner au PJ de Doug. Sans que la MJ n’ait eu besoin de faire quoi que ce soit, les joueuses ont créé un récit riche en évènements, chacune ayant vécu mentalement sa petite histoire.

Illustration du dragon, tenant dans son bras les livres que le chevalier lisait. Tous deux ont le sourire aux lèvres. Artiste : Jarom Vogel.

Et si un·e rôliste ne trouve pas de groupe, il peut au moins lancer les dés dans son coin, dans diverses rencontres de PNJ, tout comme les joueurs peuvent s’asseoir dans leur coin et suivre le récit de leur propre personnage. Ce n’est pas vraiment du JdR solo mais c’est divertissant et intéressant.

Quand je n’avais pas de groupe, j’avais l’habitude de créer des personnages, encore et encore, appréciant le côté aléatoire des résultats qui m’amenaient à de nouvelles idées.

Tout ce que ça demande, c’est d’inclure des scénarios d’aventures de base, qui te font découvrir qui est ton personnage et ce qu’il se passe quand il entre dans une taverne. Tu auras un PJ et sa première scène (et peut-être d’autres scènes) sans avoir besoin de MJ.

Voilà mes quelques idées,

Steve

Article original : Solo Roleplaying

(1) NdT : Un an après cet article, Steve D. réfléchira encore aux façons d’intéragir avec l’univers de jeu, en mentionnant de nouveau les modes solo comme des pratiques de jeu à part entière, dans Modes de jeu cachés et créationptgptb. [Retour]

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  • Vous pouvez retrouver tous nos articles traduits sur le sujet (ressources, conseils, Histoire…) via le mot-clef jdr-en-solitaire

  • Bien que des aventures solo existent depuis des décennies, cela restait une pratique de niche. Aujourd’hui, c’est bien plus répandu qu’en 2007, année d’écriture de cet article. Plusieurs communautés se sont formées à travers le monde et de nouveaux jeux sont chaque jour écrits et partagés. Les articles théoriques sur le sujet peuvent vous apporter d’autres réponses et façons de jouer, en témoigne la Théorie du Jeu de Rôle Solitaire écrite par Gaël Sacré.

  • La communauté solo-rôliste vous propose une page réunissant de nombreuses ressources francophones, que ce soient des jeux, des articles théoriques, des vidéos ou des liens vers des communautés : jdrsolo.fr

 

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