Le festin de Javan

La Foi en jeu n°3

666e Avez-vous déjà joué une partie au cours de laquelle un personnage fit quelque chose qui toucha tous les joueurs de la table ? Ça m’est arrivé une fois.

Bon, c’est sûrement arrivé à beaucoup d’entre nous. Ça arrive parfois lorsque qu’un joueur dépasse les limites, amenant dans la partie quelque chose qui met tout le monde mal à l’aise, comme un viol ou un meurtre horriblement décrit. Ou lorsqu’un joueur se dit que puisque que son personnage est un voleur, les autres PJ se rendent compte qu’il les trompe et les détrousse, et ne s’indigneront pas. Avez-vous cependant déjà vécu une partie où une action a eu un impact positif sur le groupe ?

J’ai une histoire de ce genre.

Javan était un Cavalier [d’alignement] neutre-bon selon les règles classiques de Dongeons & Dragons AvancéesTM. C’était clairement un malotru. On se moquait de lui parce qu’il se croyait le chef du groupe après qu’on ait insisté pour qu’il marche en tête. Il avait en lui quelque chose de flamboyant ; la plupart des personnages qui forcent les portes les empêchent de se refermer avec un pieu en bois, mais lui portait une demi-douzaine de dagues pour caler les portes. Il était arrogant, toujours persuadé d’être le meilleur combattant du coin, mais sans vraiment l’assumer et sans jamais avoir à le prouver.

C’était aussi quelqu’un de bien : il ne tuait jamais aucune créature sans raison. À tel point que durant un périple souterrain visant à récupérer un objet particulier, lorsqu’ils tombèrent sur un repaire d’orcs, il n’engagea pas le combat avec les orcs, même s’il en acheva quelques-uns.

Il y avait un Rôdeur/Prêtre demi-elfe chaotique-bon dans le groupe qui ne l’aimait pas du tout, parce que Javan était simplement malpoli, indifférent au fait qu’il parlait à de véritables personnes avec de véritables sentiments.

(Oui, je sais, aucun de ces personnages n’était réel et aucun d’entre eux n’avait de vraies émotions parce que tout ça n’était que des personnages fictifs dans un monde imaginaire, le tout dans un jeu. Mais contentons-nous d’une bonne histoire, d’accord ?)

Bien entendu, les groupes d’aventuriers explorant moult donjons deviennent souvent riches, et les joueurs oublient souvent que quelques milliers de pièces d’or représentent déjà bien plus que n’en verra jamais une famille de paysans, même sur plusieurs générations. Javan avait pris quelques niveaux et amassé une fortune sans avoir de besoins de dépense immédiate. Contrairement à d’autres classes comme le Paladin, le Cavalier n’est pas obligé de faire don de sa richesse nette (ce qui implique souvent que le personnage annonce qu’il paye sa dîme ou sa contribution obligatoire, et l’argent s’évapore de l’univers, en théorie vers une noble cause ou l’autre).

Cependant, étant « bon », (et comme je le dis souvent, si vous êtes « neutre bon », vous ne vous battez que pour le bien commun, peu importe la manière), il était naturellement préoccupé de faire le bien.

Laissez-moi ouvrir une parenthèse. La plupart d’entre nous semble penser qu’«être bon» ne signifie rien de plus que «ne rien faire de mal». Nous avons sûrement acquis cette idée durant notre enfance, quand nos parents nous disaient d’être « un bon enfant », ce qui signifiait en réalité « ne fais rien qui puisse m’obliger à te punir». Ne rien faire de mal n’est pas vraiment, d’une manière active, « être bon ». C’est à peine « ne pas être mauvais ». Javan avait résolu d’être, et donc d’agir comme, quelqu’un de bon.

L’opportunité s’offrit à lui quand il eut environ 8 000 pièces d’or. C’était le milieu de l’hiver ; l’équivalent du mois de février si je me rappelle bien. La neige recouvrait le sol et les champs étaient blancs, on n’y moissonnait que la neige. Il comprit que la nourriture viendrait bientôt à manquer et qu’il y aurait de nombreux paysans qui lutteraient pour survivre à l’hiver. Alors il décida de faire quelque chose. Il parla à l’aubergiste chez qui le groupe résidait, et décréta qu’en un jour précis - ils choisirent la date, deux semaines plus tard - il offrirait un immense festin et nourrirait tous les pauvres du village et de la campagne environnante. Il était prêt à dépenser jusqu’à 4000 pièces d’or pour ça. L’aubergiste devait travailler avec lui sur ce projet, embaucher des cuisiniers et des serveurs supplémentaires, acheter du gibier aux chasseurs, faire venir de la nourriture de partout où il en trouverait.  Javan finançant tout cela.

Ceci bouleversa tout le monde à la table de jeu. Personne n’avait souvenir d’un personnage effectuant une bonne action à une aussi grande échelle, et plusieurs joueurs avaient près de 20 ans d’expérience (presque depuis aussi longtemps que les jeux de rôle existaient), et ceux qui avaient joué depuis moins longtemps étaient des rôlistes assidus. Un joueur qui incarnait un Prêtre, peut-être gêné de ne pas avoir eu cette idée avant Javan, annonça que son personnage allait contribuer au festin en ajoutant encore 2000 pièces d’or en plus de ce qui avait déjà été dépensé. Les membres du groupe s’investirent afin que le projet puisse aboutir. Même le Rôdeur/Prêtre qui n’aimait pas le Cavalier lui vint en aide, travaillant avec des convoyeurs pour livrer de la nourriture aux fermes et aux villages des environs dont les plus vieux habitants auraient eu du mal à rejoindre la ville le jour du festin.

restaurant médiéval

Et tous les joueurs comprirent que pour être bon, vous ne devez pas vous contenter de ne rien faire de mal : vous devez chercher activement à faire le bien.

Je peux donner une douzaine de raisons pour lesquelles c’eut été en réalité une mauvaise idée.

  • Acheter toute la nourriture ne fait qu’augmenter la pénurie dans les jours suivants [augmentant la famine et les prix (NdT)].
  • Les gens se goinfreraient pendant le festin gratuit, peut-être même jusqu’à s’en rendre malade, tout ça pour en souffrir plus tard.
  • Les restes cuisinés ne se conserveraient que peu de temps et ne pourraient pas être répartis équitablement.

Mais tous ces problèmes pratiques ne préoccupèrent personne dans cet univers, et aucun d’eux ne se produisit dans la session. Ce que l’on vit, fut un personnage « bon » étant effectivement « bon » au lieu de simplement « pas mauvais ». Et cela fit une grande différence, non seulement chez les personnages-joueurs, mais chez les joueurs eux-mêmes.

Ce n’était pas si difficile, en fait. Le joueur avait juste eu à réfléchir à ce qui préoccuperait une bonne personne, et ce qu’on pourrait faire pour améliorer les choses, puis à se lancer.

Je suis certain que vous pourriez appliquer de pareilles idées dans votre groupe, et que des choses intéressantes pourraient arriver. J’adorerais que vous me racontiez comment ça c’est passé.

Précisions : Javan, en tant que Cavalier, était en pratique un snob de la « haute », complètement inconscient du fait qu’il traitait tous les gens comme s’ils étaient les domestiques de sa maisonnée – pas exactement en leur donnant des ordres, mais en ne leur accordant pas d’importance. Il n’aurait jamais eu l’idée de s’enquérir de la santé de l’aubergiste ou de sa famille, parce Javan considérait l’aubergiste comme étant inférieur et insignifiant.

Javan prenait effectivement soin des ces personnes « sans importance » - comme le montrent ses efforts pour les nourrir ; elles ne faisaient juste pas partie de sa classe sociale. Le Cavalier n’avait aucune raison de discuter avec ces gens, au-delà de leur dire ce qu’ils devaient faire pour lui : emmener son cheval à l’étable, servir ses plats, faire le ménage dans sa chambre – ce genre de choses. Le PJ demi-elfe trouvait cela impoli, mais aucun autre noble n’aurait trouvé « impolie » l’attitude de Javan envers les paysans ; ils auraient pensé que c’est la manière habituelle de s’adresser aux « vilains » (roturiers).

Javan était donc « bon », mais il n’était pas « gentil ». Il existe un degré où la « bonté » est irréfutablement l’Amour chrétien. La version d’AD&D n’a sans doute pas besoin d’atteindre ce niveau d’abnégation et de service d’autrui.

Article original : Faith in Play #3: Javan’s Feast

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