Moralité et conséquences : les fondamentaux oubliés.

Peu après que j'eu découvert, il y a environ vingt ans, Donjons et Dragons et le « grand exercice de pensée » qu’est le roleplay, je me régalai des arguments de ceux qui affirmaient que cette récréation intellectuelle, formidablement relaxante et merveilleusement stimulante, était l’instrument de Satan.

Eh bien, si [comme moi] vous exercez un ministère ecclésiastique [Mark Young est pasteur et chapelain de la Guilde des Rôlistes Chrétiens (NdT)], vous devez connaître ces arguties et d’éclairer le vrai chemin.

Le problème, c’est que je ne savais pas [que D&D était satanique], mais plus j’étudiais leurs arguments, plus j’étais certain qu’ils se trompaient. Donc je le déclarai haut et fort, je remportai quelques batailles et mes réponses d'alors (1)  sont toujours valables.

Un de leurs arguments m’apparaissait être particulièrement fallacieux. Les critiques gloussaient en citant quelques rôlistes qui prétendaient qu’il était bien plus facile et agréable d’incarner des personnages mauvais que bons.

Je ne veux pas débattre pour savoir si tel est le cas. Mais ma réponse n’a toujours pas changé : il ne faut pas que ce soit plus facile, et si c’est le cas, l’arbitre (2) se trompe. Les quelques joueurs qui ne comprenaient pas combien c’est difficile de jouer des personnages mauvais augmentaient la mauvaise réputation du jeu par leurs paroles et leurs attitudes. Ce même jeu qui, à mon avis, plus que tout autre loisir, n’avait pas son pareil en termes de potentiel de découverte et d’expression de la foi (à moins de faire passer des Bibles de contrebande derrière le Rideau de Fer(3)).

Et pourtant, vingt ans plus tard, des rôlistes continuent de déclarer qu’il est plus facile de jouer le perso méchant, et je me demande pourquoi. Ça n’a jamais été le cas à ma table. Les méchants sont particulièrement difficiles à jouer pour des raisons qui me paraissent évidentes. Pourquoi tant d’arbitres laissent tant de personnages-joueurs (PJ) s’en tirer après un meurtre ?

Un meurtre, une capuche, une ruelle sombre… Est-ce tout pour s’en tirer ?

Image de DrStein : Assasin (sur deviantart.com)

Et voici la réponse. J’avais déjà deux diplômes de théologie avant que je ne découvre le JdR et je jouais avec des étudiants d’université diplômés dans plusieurs disciplines, avec des paroissiens, avec des étudiants en philosophie ou en histoire ou encore des hommes d’affaires – des personnes qui savaient que les meurtres ne restent pas impunis.

Mais les rôlistes représentatifs de l’époque étaient des collégiens, des lycéens pour la plupart. Bien que j’ai mené une campagne pendant des années avec des lycéens du coin, la plupart d’entre eux menaient aussi leurs propres parties. Et c'est là le nœud du problème. Beaucoup de rôlistes définissent le mal comme « je fais ce que je veux sans subir de conséquences ». Quelques rôlistes sont venus avec cette attitude à ma table.

Le problème, c’est que de nombreux meneurs pensent la même chose du mal : « il peut faire ce qu’il veut sans subir de conséquences ». Les Maîtres de Jeu, Maîtres de Donjon  et arbitres ont des attentes fortes envers les joueurs qui jouent des héros positifs, mais ils n’attendent rien de ceux qui veulent jouer des ordures. Pourtant, de bien des manières, c’est bien plus dur d’être mauvais et l’arbitre doit le faire ressentir.

L’arbitre doit toujours se souvenir que le méchant n’est jamais digne de confiance, qu’il n’est pas crédible et qu’il est toujours méfiant. Il n’a pas d’amis ; seulement des sbires, des acolytes et des complices qui le dénonceront sur-le-champ, pour peu que la récompense pour cela dépasse sa valeur. Le concept « d’honneur parmi les voleurs » est mis en avant par les escrocs qui veulent endormir les soupçons en berçant le méchant d’un faux sentiment de sécurité pour qu’au moment venu, ils puissent frapper les premiers, en espérant que cela soit fatal.

Un personnage mauvais ne risquera jamais sa propre vie pour sauver un comparse et ne misera jamais plus que la valeur de ce dernier, à moins d’avoir une bonne raison de vouloir lui faire croire à sa loyauté.

Un joueur vint à ma table après une campagne où tous les PJ étaient mauvais [et me rapporta leurs aventures (NdT)]. Dans cette campagne, alors que l’aventure arrivait à son terme, plus les personnages se rapprochaient de chez eux, moins ils dormaient et de plus en plus de personnages mouraient. Pas une seule fois, deux personnages n’ont eu à partager leur butin en rentrant chez eux. Ces joueurs savaient ce que signifiait « être mauvais ».

Mais tout ceci est lié au groupe de persos ; et bien que les PNJ soient un des outils les plus précieux de l’arbitre dans le succès d’une campagne, la capacité de l’arbitre à influencer les joueurs pour les monter les uns contre les autres peut s'avérer limitée. Comment un arbitre peut-il faire la différence ?

En n’oubliant pas les règles sociales. Il y a historiquement très peu de périodes et d’endroits où vous pouviez tuer de sang-froid quelqu’un en public et vous en tirer ; alors qu’en jeu, les PJ semblent faire cela tout le temps.

Tuez quelqu’un et quelqu’un se mettra à votre poursuite, même si vous aviez une bonne raison et que le duel était « équitable ». Tuez ce poursuivant et vous deviendrez une menace pour la société. Que le poursuivant soit la loi, une foule qui veut le pendre, ou une vendetta, le personnage mauvais découvrira qu’il a beaucoup de monde à ses trousses.

Sa vie sera encore bien plus compliquée par le manque de soutiens. Quand un héros arrive en ville, si sa réputation le précède, il y sera bien accueilli. Les gens du peuple aiment accueillir des héros parmi eux, parce que ceux-ci assurent leur protection et préservent la paix nécessaire à une vie normale et tranquille.

Les méchants qui cherchent du soutien devront menacer ou soudoyer les gens pour l’obtenir. Ils seront rejetés par tous ceux qui l'oseront et chassés hors de la ville par les habitants, probablement sur la base de leur seule réputation et certainement s’ils provoquent le moindre grabuge. Aucun groupe ne veut vivre avec des voleurs ou des meurtriers parmi eux.

Non, personne ne veut de voleur ou de tueur parmi eux, pas même les autres voleurs et meurtriers. Le PJ se trompe s’il pense que d’autres personnages mauvais seront ses amis puisqu’il est mauvais aussi. Il n’a aucun ami.

Il peut fuir vers la Cour des Miracles ou le repaire de pirates dont il a entendu parler, mais il ne sera pas reçu à bras ouverts. Ils ne se font pas confiance entre eux, donc ils ne feront certainement pas confiance à un nouveau venu.

    Image de butterfrog : repaire de voleurs (Thieve's Den sur Deviantart.com)

    Le PJ pourrait être un représentant de la loi cherchant à s’infiltrer pour [rassembler des preuves et] les arrêter. Ou encore un membre d’une famille de l’une de leurs victimes, cherchant à se venger. Il pourrait tout aussi bien être un assassin en mission, ou un chasseur de prime traquant l’un d’eux. Il pourrait être un autre voleur ou meurtrier, une personne de plus à surveiller et qu’il faudra éliminer avant qu’il ne devienne un problème [d’autant plus qu’il sera tristement célèbre, recherché, sa tête mise à prix, et qu’il attirerait donc l’attention sur le groupe qui l’accueillerait (NdT)].

    Le meilleur espoir [du PJ qui rejoint une bande] est de les convaincre :

    • soit de son utilité, et ainsi rester en vie aussi longtemps qu’ils en sont convaincus ;
    • soit qu’il est trop puissant pour être défié, mais il prend alors le risque d’être tué au moindre moment d’inattention ou dès qu’il croisera quelqu’un de plus fort ;
    • soit qu’il n’est pas une menace, auquel cas il s’expose à devenir le jouet et la victime de toutes les farces les plus vicieuses de l’endroit.

    Personne ne croit les méchants ; ni les autres méchants ni assurément les gentils. Les personnages mauvais ne sont pas dignes de confiances, ils finissent toujours par trahir et ils le savent. Ils ne font donc pas confiance.

    Les personnages mauvais ont tendance à croire que tout le monde pense comme eux, que tout le monde est égoïste et profitera de la moindre occasion pour vous trahir. Cet instinct de survie est propre à leurs comparses, qui s’empresseront de les tuer si jamais cela peut leur bénéficier.

    Mais les personnages mauvais ne font pas non plus confiance aux bons et ne croiront jamais que ces derniers ne sont pas en train de travailler à un « objectif » ou une « manigance ».

    Les personnages bons voient le bien comme une fin en soi, mais les personnages mauvais perçoivent les bonnes actions d’autrui avec une intention cachée. Le Clerc bon collecte des fonds pour nourrir les pauvres, mais les personnages mauvais soupçonnent que ces fonds iront grossir l’épargne-retraite du prêtre. Le combattant bon protège les villageois des attaques mais le badaud mauvais croira que c’est une manigance pour prendre le pouvoir.

    Le perso « evil » ne peut faire confiance à personne, parce qu’il est certain que tout le monde pense comme lui et il sait mieux que quiconque qu’il ne faut pas se fier à quelqu’un comme lui.

    Les joueurs ne joueront pas de cette manière. Ils tendent à travailler en équipe comme des personnages bons même quand ils essaient d’être mauvais. Mais beaucoup de choses peuvent être faites pour semer la discorde entre eux. Voici quelques idées.

    Lorsqu’ils trouvent un objet de valeur, faites-en sorte que personne ne soit sûr de sa valeur. Il est facile pour un arbitre de dire : « tu as trouvé cinq mille pièces d'or » ; mais comment le PJ fait-il pour connaître le nombre exact de pièces ? Il est plus avisé de dire : « tu trouves des pièces d’or, plusieurs milliers à première vue », et d’exiger de les compter.

    Faites-en sorte de bien leur faire comprendre qu'ils ne connaissent pas les faits, seulement les informations fournies par les autres. Si Glag et Scruff comptent les pièces, dites à Glag qu’il a en compté deux mille et à Scruff trois mille, puis laissez-les décider ce qu’ils vont dire aux autres.

    Encore mieux, créez la possibilité que l’un d’eux se soit trompé de quelques centaines de pièces : maintenant Scruff en compte seulement deux mille sept cents, et si Glag recompte, il en trouvera trois mille. Faites-leur prendre conscience à quel point ils dépendent les uns des autres et combien ils sont affaiblis par de fausses informations. Ne dites jamais ouvertement à un PJ la valeur de quelque chose qu’il est le seul à pouvoir évaluer. Donnez-lui l’opportunité de s’embrouiller avec les autres.

    Donnez-leur des trésors indivisibles. Rien ne cause plus de discorde entre personnages mauvais qu’un tas de plusieurs milliers de pièces accompagnée d’une seule épée magique. Chaque personnage pouvant utiliser l’épée pensera qu’il doit l’avoir ainsi que sa part de pièces d’or ; tout personnage incapable de l’utiliser croira que l’épée équivaut à une part des pièces d’or ou, mieux encore, qu’elle peut être vendue pour augmenter le nombre de pièces d’or à partager.

    Vous pouvez faire de même avec les bijoux particulièrement élégantes (et potentiellement importants), les appareils technologiques rares et n’importe quoi d’autre qui ne peut bénéficier qu’à un seul personnage. Et quelle que soit leur décision, faites tout pour qu’ils la regrettent. Si l’un des PJ obtient l’objet, qu’un PNJ demande à un PJ qui ne l’a pas reçu s’il pense que le possesseur de l’objet le céderait pour telle ou telle somme. S’ils le vendent, rappelez au PJ qui le désirait que l’objet aurait pu être particulièrement utile dans une situation qui leur arrive très peu de temps après.

    Faites la même chose avec les combats. Nous savons tous que les personnages peuvent être aussi bien au cœur de la mêlée qu’en retrait. Faites-en la remarque quand cela arrive : « Glag , pendant que tu combats ces trois orcs, tu remarques que Scruff reste dans l’embrasure de la porte. » « Dans ce combat, Scruff a perdu quinze points de vie alors que Glag s’en est tiré indemne. »

    Faites-leur ressentir l’injustice de leur situation. Souvenez-vous, un personnage bon partira généralement du principe que ses compagnons font de leur mieux pour soutenir le groupe, mais les personnages mauvais estimeront que ses compagnons essayent d'éviter le danger et de rediriger les épreuves au maximum vers lui. Encouragez cette perception dans toutes vos descriptions.

    En gros, si vos joueurs pensent que les personnages mauvais sont plus faciles à jouer que les bons, il est temps de muscler votre jeu. Isolez-les, instaurez de la méfiance. Faites passer plein de petits papiers : les joueurs ne sont jamais autant sur les nerfs que lorsque l’arbitre est en train de discuter avec un autre PJ de quelque chose dont ils ne savent rien.

    Si c’est le bon moment, annoncez que certains membres du groupe sont découverts morts. Assassinez-les avec vos PNJ, ou faites mourir mystérieusement un PNJ, sans qu'une cause naturelle ne puisse être démontrée. Vous pourriez dire à un de vos joueurs que son personnage ne se sent pas bien (souffrant d’une indigestion ou de quelque chose de similaire) et faites-le mourir (ou frôler la mort) de symptômes évoquant un empoisonnement.

    Faites-leur croire que chaque autre PJ est leur pire ennemi, et bientôt ils entreprendront des actions préventives les uns contre les autres.

    Si après tout ça, ils continuent de croire que c’est amusant de jouer des personnages mauvais, laissez-les s’amuser. Il y a de raisons logiques pour que les bons gagnent en général contre les mauvais à la fin, et les personnages mauvais devraient finir par se rendre compte qu’ils sont du côté perdant. Mais on peut s’amuser tout en perdant, voire excitant si c’est bien joué.

    Tant qu’ils ne croient pas qu’il est plus facile d’incarner un méchant.

    Article original : Morality and Consequences: Overlooked Roleplay Essentials


    (1) NdT : Dans cet article, Mark J. Young énumère, en plus de l’argumentaire développé dans cet article, certains mécanismes de jeu qui font que D&D n’est pas l’œuvre du mal. Par exemple : les PJ sont encouragés à coopérer plutôt qu’à s’affronter (contrairement à Risk ou aux échecs). Les créatures d’alignement « bon » (solars, planétars et dévas) sont plus puissants que les démons et autres créatures infernales ; ou encore, un paladin de haut niveau affronte aisément une créature démoniaque.[Retour]

    (2) NdT : Aux débuts du jeu de rôle, le MJ était considéré comme un arbitre, en reproduction de ce qui était en vigueur dans les wargames. On retrouve ce terme dans le courant OSR. [Retour]

    (3) NdT : L’auteur fait référence à la contrebande de bibles pendant la guerre froide comme le fit André Van Der Bijlwiki [Retour]

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    Pour aller plus loin…

    L’auteur a développé davantage les considérations sur les lois, les forces de l’ordre et les condamnation dans son indispensable trilogie : La Loi et l’Ordre dans les mondes imaginairesptgptb 

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