Le jeu de rôle, c'est pour les perdants
© 2001 Steve Darlington
Les gagnants ne prennent pas de drogues – et ne jouent pas aux jeux de rôles
Cette année, pour Noël, mon beau-frère a reçu un exemplaire du Monopoly. Bon, avant d’aller plus loin, je dois expliquer que j’exècre absolument le Monopoly. C’est abrutissant, c’est absurde et il tend à mettre l’accent sur ce que je considère comme étant les aspects les moins agréables du jeu. Il tend aussi à faire ressortir l’esprit de compétition brutale, le plus moche et ce, tout particulièrement quand quelqu’un obtient une position dominante, puisqu’il ne reste plus rien dans le jeu que la lente et douloureuse destruction des joueurs restants.
Mais bon, c’est juste mon opinion. Et cela a peut-être un rapport avec le fait que je suis absolument nul à ce jeu.
Quoi qu’il en soit, c’était Noël, la bonne volonté aidant, j’ai accepté de faire une partie. Mes proches et moi-même nous sommes rassemblés autour de la table de la cuisine et nous avons passé une heure à nous amuser en essayant de décider avec quelle figurine nous voulions jouer. Puis le jeu a commencé.
Nous avons jeté plein de dés, dépensé beaucoup d’argent, nous sommes allés en prison et avons gagné le sporadique concours de beauté. Assez rapidement, un gagnant a commencé à apparaître, les autres se retrouvaient à court d’argent et je commençais à m’ennuyer. C’est pourquoi j’ai décidé de commencer à jouer le jeu à ma manière.
Bon, une des raisons pour lesquelles je ne suis pas très doué pour les jeux est que je suis fondamentalement un type vraiment sympa. J’ai été réputé pour avoir perdu des parties de Magic parce que je refusais d’attaquer des gens, en particulier s’ils avaient des tortues géantes. Je ne peux tout simplement pas me décider à attaquer ces créatures ou à défendre avec si j’en ai. Je veux dire, allez – elles sont si mignonnes ! Comment pourriez vous blesser ces petits gars ?
Donc il ne fallut pas longtemps avant que je ne commence à jouer au Monopoly de cette manière. Quand quelqu’un atterrissait sur ma propriété et ne pouvait payer, je le laissais rester gratuitement. Je prêtais et donnais aussi de l’argent aux autres quand ils ne pouvaient pas payer d’autres dettes.
Rapidement, le prêt d’argent se répandit autour du plateau, tout comme les arrangements et les alliances. Nous découvrîmes plus tard que rien de tout cela n’était autorisé. L’emprunt est strictement interdit (bien que les règles n’interdisent pas le don, donc nous étions techniquement dans la légalité). Mais bientôt, nous étions de toute façon en train d’enfreindre d’autres règles ou de tenter de le faire. Passant délibérément du temps en prison. Truquant les jets de dés qui – oups – tombaient fortuitement par terre. Essayant d’introduire la règle du parking gratuit. N’importe quoi, en fait, pour nous maintenir dans le jeu et pour épicer cette expérience pendant que nous attendions l’inévitable.
Et c’était inévitable. Ma petite sœur et moi, désormais une alliance solide, partageant les mêmes finances, courions à la faillite à une vitesse croissant rapidement. Et comme c’était le Monopoly, nous ne pouvions rien y faire. Le jeu était fini pour nous. Nous avons donc décidé de profiter du tour de piste. Nous lancions des blagues, jouions avec nos figurines, nous amusions des éléments du jeu et de la convivialité.
Et le plus amusant de tout ça – nous avons commencé à faire du roleplay.
Mon beau-frère, le joueur gagnant, était clairement le méchant promoteur. Ma sœur et moi étions l’entreprise familiale qui possédait une petit chaîne d’hôtels et nous étions prêts à nous défendre bec et ongles pour les garder. Au fil du temps, nous nous glissions de plus en plus dans ces personnages, allant jusqu’à prendre leurs voix à la fin.
À un moment j’atterris sur l’une des propriétés de la grosse compagnie, une case bleu clair, peu chère avec seulement quelques maisons et il décida de renoncer au loyer pour cette fois. À ce moment je déclarais que j’étais peut-être pauvre mais que j’avais ma fierté, alors prenez votre précieux argent, Monsieur Potter ! Et j’espère que vous passerez un joyeux Noël ! (1)
L’apothéose vint lorsque ma sœur et moi fûmes réduits à n’être que des pauvres types sans domicile fixe, et par pur hasard, nous avons tous les deux fait faillite sur les gares. Nous avons alors passé le reste du jeu à glousser sur la manière dont nous rôdions dans les tunnels du métro toute la nuit, mendions et mangions des rats morts à l’heure du thé. C’était très amusant.
L’intérêt de tout ça est que, à ce moment-là aucun d’entre nous, autour de la table, ne réalisa que nous étions en train de jouer des rôles. C’est simplement ce qui était venu naturellement. C’est seulement lorsque nous étions en train de remballer que j’ai réalisé que c’était précisément ce que nous avions fait et que c’était justement pourquoi cela avait été si amusant sur la fin.
C’est à ce moment-là que j’ai commencé à réfléchir. Vous voyez, dans ma vie, je perds souvent aux jeux. Dans presque tous en fait. J’ai donc beaucoup d’expériences sur lesquelles m’appuyer. J’ai fouillé dans mes souvenirs et je me suis rappelé d’autres jeux où quelques joueurs perdaient en même temps, n’avaient aucun moyen d’y changer quelque chose et commençaient à s’ennuyer à cause de ça. Et dans presque tout les cas dont je pouvais me souvenir, cette situation menait à une et une seule activité : le roleplay.
Les exceptions concernaient les jeux où la jouabilité et les éléments étaient purement abstraits comme dans les jeux de cartes standards. Et cela n’arrive pas à chaque fois quand les joueurs sont tous isolés ou perdent à des rythmes différents. Il fallait un sentiment collectif avant que le jeu ne devienne coopératif. Un esprit léger et des opportunités de déformer les règles, ou au moins, de leur accorder moins d’attention, tout en participant toujours au jeu, aidaient aussi. Mais sitôt que vous aviez une situation où la victoire était impossible, donc lorsqu’un esprit de sympathie et de coopération avait émergé et que les règles n’arrivaient pas à suivre pour exiger un jeu constamment sérieux, alors dans tout les cas dont j’arrivais à me souvenir, ces situations produisaient spontanément du roleplay.
Je vais encore le dire, ça aussi : produisaient spontanément du roleplay.
Enlevez la compétition et les joueurs commencent à jouer ensemble. Ôtez la moindre chance de victoire et les joueurs arrêtent de jouer le jeu tel qu’il est écrit. Sans rien d’autre à faire, les joueurs trouvent à s’amuser avec les jouets qu’ils ont en face d’eux. Ils les font parler et danser comme des soldats de plomb. Et quand le personnage principal dans la partie est identifié au joueur, alors le joueur ne peut rien faire d’autre que d’interpréter un rôle.
Bien sûr, il n’y a rien de nouveau ici. Le jeu coopératif, non orienté vers la victoire et le roleplay ont marché main dans la main depuis le début. Mais on considère rarement cela comme étant plus qu’une simple coïncidence, un accident de l’histoire.
Ce que je dis est que cela va plus loin que ça. J’affirme que si vous avez le premier, vous amènerez le deuxième, que le premier est l’environnement qui crée le second. En fait, que le premier constitue, en lui-même, les briques essentielles de ce qui fait un jeu de rôle.
Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’autres jeux qui incluent du jeu de rôle. Loin s’en faut. Interpréter un rôle peut se faire n’importe où et pas seulement dans des jeux. Tout ce qui est requis pour interpréter un rôle est de décider que vous allez le faire, que vous soyez dans un atelier de théâtre, un stage de gestion d’équipe ou dans une partie d’échecs.
Les jeux de rôles ne sont pas seulement des jeux qui intègrent du roleplay si les joueurs décident d’en faire. Si c’était tout ce qu’ils étaient, ils ne seraient pas différents de n’importe quel autre jeu. Non, les jeux de rôles sont des jeux qui autorisent, soutiennent, alimentent et encouragent l’interprétation d’un rôle.
Le système de jeu peut faire d’autres choses évidemment, simuler la réalité ou la fiction, tester les compétences tactiques des joueurs, créer des situations risquées et excitantes, forger une histoire passionnante. Mais si un système qui atteint n’importe lequel de ces objectifs nuit à cette impulsion première qui est d’autoriser, de soutenir, d’alimenter et d’encourager l’interprétation, alors ce système est défectueux.
L’essence même de la conception de JdR a donc toujours été l’art subtil de fournir des outils pour la simulation la plus large et la plus précise, les tactiques guerrières les plus stimulantes intellectuellement et les jets de dés les plus excitants, outils qui, également, doivent simultanément autoriser, soutenir, alimenter et encourager le roleplay.
C’est donc pour cela que les jeux de rôles sont coopératifs, pourquoi il n’y a pas de gagnant, pourquoi les règles, en fin de compte, doivent être flexibles – c’est parce que ces choses encouragent le roleplay. En fait, ce sont des outils très puissants qui l’encouragent spontanément chez presque tout le monde. Ceci m’amène à mon point suivant, dans lequel je vais enfreindre les lois de la logique et essayer de retourner l’implication pour affirmer que :
- les jeux qui introduisent une forte compétition, mettent l’attention sur la victoire et soutiennent ces éléments avec les règles nécessairement plus strictes pour arbitrer de telles choses, sont des jeux qui découragent vivement le roleplay.
Maintenant, avant de me pendre haut et court, laissez-moi m’expliquer.
Je ne dis pas qu’il n’est pas possible de jouer un rôle dans ces jeux. Simplement, ce n’est pas encouragé et suscité de la manière dont cela devrait l’être dans un jeu qui porte les mots “jeu” et “rôle” dans son titre. Comment pourrait-il en être ainsi ?
En tout premier, vous avez éliminé ce que j’espère avoir démontré comme étant deux des plus forts stimulants à jouer un rôle qui existent. À moins que vous ne les remplaciez avec quelque chose qui soit ne serait-ce que proche en terme d’incitation à jouer un rôle, vous vous êtes déjà tiré une balle dans le pied. Deuxièmement, comme je l’ai déjà indiqué, la compétition et la victoire encouragent un état d’esprit de jeu rigide, car ces jeux sont conçus pour traiter cela. Si vous jouez d’une manière encouragée par les règles, les jets de dés et les règlements, il est bien naturel que ces éléments seront encore davantage mis en avant. Cela n’exclut pas nécessairement le roleplay, mais ça n’aide pas non plus.
Les jeux de rôles qui mettent l’accent sur la compétition, … vous permettent uniquement de jouer le rôle d’un enfoiré.
Néanmoins ce n’est pas un argument définitif. Après tout, il n’y a absolument aucune raison pour laquelle vous ne puissiez pas jouer au Monopoly avec la compétition habituelle, tous les joueurs ne se préoccupant que de jouer correctement, avec la victoire comme seule considération, et pourtant jouer un rôle, du moment que vous interprétez des salauds de capitalistes, impitoyables et avides d’argent. Et le même raisonnement s’applique à D&D – tant que vos personnages sont des barbares assoiffés d’or et de sang qui se détestent les uns les autres, même du Porte-Monstre-Trésor dans le plus pur style jeu vidéo, dans une atmosphère de trahison permanente tout droit sorti de la BD Les Irrécupérables, cela encourage encore un type de roleplay.
Et je ne peux vraiment pas répondre à cet argument. C’est vrai. Les jeux de rôles qui mettent l’accent sur la compétition, le jeu suivant les règles et qui sont braqués vers la victoire, vous permettent d’interpréter un rôle – mais ils vous permettent uniquement de jouer le rôle d’un enfoiré. Ils découragent activement, quand ils ne rendent pas impossible, le fait de jouer quoi que ce soit d’autre.
Les gens se sont souvent demandés pourquoi les personnages de JdR, même s’ils revêtent les atours du héros, sont fondamentalement mauvais. Pourquoi nous nous lançons dans des pogroms d’autres races ; pourquoi nous enfreignons la loi, tuons et torturons sans arrières-pensées ; pourquoi – quelle que soit l’histoire que nous essayons de raconter – les solutions les plus expéditives et les plus violentes finissent toujours par émerger au premier plan.
Certains ont émis l’hypothèse que c’est un moyen d’exsuder la violence qui est en nous, tandis que d’autres ont pensé que c’est juste une bonne manière de faire retomber la pression.
Mais je dis que cela n’a rien à voir avec ça. La raison pour laquelle nos personnages sont si souvent des enfoirés est que, au plus profond de nous-mêmes, la plupart d’entre nous jouent encore à des jeux qui ne sont pas des jeux de rôles. Et si c’est ce que vous pensez du roleplay, vous ne pouvez pas plus jouer un héros dans un JdR que vous ne pouvez en jouer un au Monopoly.
Comme je l’ai dit plus haut, les éléments ludiques dans les JdR sont amusants, et ils ont toujours été une part importante des jeux de rôles. Beaucoup de gens pensent que cet aspect est le plus important et ils sont les premiers à rappeler de ne pas oublier le “J” dans “JdR”. Et j’ai longtemps soutenu ce point de vue de tout mon coeur. Mais depuis cette partie de Monopoly, je me suis retrouvé à considérer les choses de manière très différente.
Les jeux, ou du moins la majorité d’entre eux, et donc la façon dont ils ont tendance à nous apparaître, sont des jeux de compétition. Ils traitent de la manière d’utiliser les règles pour battre vos adversaires et obtenir la victoire de la manière la plus rapide et la plus facile. Le résultat est que les personnages que l’on endosse quand on y joue doivent être fondamentalement obnubilés, impitoyables, utilitaristes et tout simplement, mauvais.
Si nous voulons que nos JdR soient davantage que “être des méchants” mais plutôt “d’être des héros”, des véritable héros, de cette façon dont nous les décrivons toujours, alors peut-être que moins ils ressemblent à des jeux, mieux c’est. Peut-être qu’au nom du jeu de rôle nous avons vraiment besoin d’arrêter de jouer.
Article original : Roleplaying is for Losers
(1) NdT : Allusions au film La Vie est belle (wiki) de Frank Capra. [Retour]
Mention légale importante
Nous vous encourageons à faire un lien vers cette page plutôt que de la copier ailleurs, car toute reproduction de texte qui dépasse la longueur raisonnable d’une citation (c’est-à-dire, en règle générale, un ou deux paragraphes) est strictement interdite. Si vous reproduisez une grande partie ou la totalité du texte de cette page sans l’autorisation écrite de PTGPTB (version française), et que vous diffusez ladite copie publiquement (sites Web, blogs, forums, imprimés, etc.), vous reconnaissez que vous commettez délibérément une violation des lois sur le droit d’auteur, c’est-à-dire un acte illégal passible de poursuites judiciaires.
Commentaires
StellaQuestor (non vérifié)
lun, 19/06/2017 - 08:45
Permalien
nul besoin de perdre
J'apporte un petit plus à cet article.
Au contraire de l'auteur je suis "un gagnant" dans les jeux de société.
Oh, il ne s'agit pas de prétention, et bien qu'il m'arrive de perdre, mon entourage semble toujours avoir l'impression que j'ai de l'avance et que je suis en position dominante (même lorsque ce n'est pas le cas !).
Et pourtant j'ai le même "biais" : j'ai tendance à détourner les jeux pour les rendre plus personnels et me donner des objectifs en dehors des régles.
J'ai la chance d'avoir épousé une femme qui joue volontiers, et ensemble il est systématique que le plus simple des jeux devient une sorte de Diplomacy avec alliances, échanges, prêts, promesses, trahisons, etc.
Pourtant nous sommes rarement ligués ensemble. Les autres nous suivent vite dans nos dérives, et cela tout naturellement.
Cependant certaines personnes un peu rigides qui voient comme seul but la victoire peuvent se montrer très irrités par nos écarts rôlistiques.
J'ai mémoire d'une excellente partie de Colons de Catane, où j'ai fini perdant mais le plus gros éleveur de moutons de l'île, ce qui a beaucoup refroidi l'amie qui nous l'a fait découvrir.
Bref, je voulais simplement souligner qu'il n'est nul besoin de perdre pour enrichir un jeu et y apporter des éléments nouveaux.
L'envie de s'amuser, à mon sens le but d'un jeu, est largement suffisante.
Pages
Ajouter un commentaire