Manifeste pour la table ouverte partie 1


En 2011, j’ai écrit un essai appelé Jouez en table ouverte ptgptb. J’y expliquais comment jouer plus souvent à nos jeux de rôles préférés, comment les partager avec plus de monde, et vivre davantage de ces expériences mémorables que nous aimons : il suffit de changer notre approche des parties de JdR. À l’époque, c’était pour moi une découverte plutôt fraiche, et Jouez en table ouverte était une célébration de toutes les possibilités que j’ai vues dans la table ouverte.

Alors que, maintenant, cela fait cinq ans que je récolte les fruits de diverses tables ouvertes (et que je vois d’autres tables ouvertes partir en morceaux). Aussi j’aimerais saisir cette occasion pour partager quelques leçons que j’ai apprises. Certains des éléments qui suivent seront familiers à celles et ceux qui ont déjà lu l’essai précédent, mais je crois que les nouveaux apports du Manifeste pour une table ouverte valent le détour.

Jouer au ballon

Imaginez que vous n’ayez jamais entendu parler de football auparavant et qu’on vous dise : « Hé, tu veux rejoindre mon équipe de foot ? »

silhouette de footballer« Qu’est-ce que ça implique ? », demandez-vous.

« Oh, on s’entraine 3 heures tous les mercredis soir, et on aura un match tous les samedis après-midi pendant les 7 prochains mois. »

Vous devrez faire preuve d’une grande curiosité vis-à-vis du football pour accepter cette offre, non ? Et si vous prenez cet engagement, c’est que cette équipe de foot est de grande qualité, et qu’ils sont réellement convaincus que leur future recrue fera un grand joueur de football avant de les rejoindre, non ? En plus, la demande de temps est telle qu’il vous serait incroyablement difficile de vous engager dans deux équipes de foot différentes, alors vous finirez par vous contenter de jouer au foot avec les gens de votre équipe ; vous n’inviterez plus de personnes extérieures à jouer puisqu’il n’y aurait pas de place pour elles.

Si c’était la seule façon de commencer à jouer au foot, on imagine bien qu’il n’y aurait pas beaucoup de footballeurs et de footballeuses.

Bien sûr, ce n’est pas comme ça qu’on se met au foot. La plupart des gens commencent à y jouer quand on leur dit « Hé, tu veux jouer au ballon ? » Et c’est facile de jouer au ballon. On prend un ballon et on tape dedans. Et quand on en a assez, on pose le ballon et on va faire autre chose. Comme c’est sans engagement, on se sentira plus libre d’essayer, et d’inviter ses potes à essayer aussi. Certaines personnes, bien sûr, ne se remettront jamais au ballon. Mais beaucoup se rendront compte qu’elles aiment taper dedans, et certaines finiront par accepter de passer 300 heures chaque année dans un club de foot amateur.

La table régulière

Dans les jeux de rôle, l’équivalent d’un club de foot amateur est ce que j’appellerais une table régulière. Et c’est comme ça que la plupart des rôlistes jouent actuellement : en formant un groupe de 5 ou 6 personnes qui s’organisent pour se retrouver ensemble sur une base régulière ou semi-régulière, pour 10, 20, ou davantage, séances de 4 à 8 heures.

Quand on accepte de rejoindre une campagne de ce genre, on s’engage pour un minimum de 80 heures ou plus, étalées sur plusieurs mois ou années de sa vie. C’est généralement mal vu de laisser tomber ou de rater trop de séances, parce que perdre une joueuse (et, par conséquence, son personnage) peut être incroyablement dommageable pour la continuité bien ficelée d’une campagne moderne.

Et ce niveau d’engagement peut donner des résultats absolument fantastiques. L’an dernier, par exemple, j’ai fait jouer la campagne Eternal Lies grog pour Cthulhu (1). Nous avons joué 95 heures, réparties sur 22 séances, et ça nous a donné le temps d’explorer une intrigue profonde et intéressante tout en créant des personnages équilibrés, qui ont changé et grandi au fil du temps. J’ai aussi une campagne de D&D qui tourne depuis 9 ans et, encore une fois, tout ce temps passé, toute cette concentration, ça ouvre des possibilités créatives qui n’auraient pas été possibles autrement. Tout comme une équipe de foot qui s’entraine collectivement et régulièrement sera plus compétente en jeu collectif qu’une équipe improvisée qui joue un seul après-midi.

Mais cette manière de jouer a aussi un prix. La vie privée peut en souffrir : beaucoup de gens se plaignent de ne plus avoir le temps de s’impliquer dans les JdR. Ce cout vient aussi de l’incroyable difficulté qu’il y a à inviter de nouvelles joueuses et joueurs dans une campagne. Surtout si c’est leur tout premier JdR : iels n’ont aucun moyen de savoir si iels aimeront assez le jeu de rôle pour prendre l’engagement fort que vous leur demandez.

Ce qui est malheureux, c’est que beaucoup de rôlistes pensent que si on veut jouer au JdR, ce cout est obligatoire ; et que si on ne peut pas le payer, alors on ne peut plus faire du JdR.

Mais il existe une autre option.

La Table ouverte

Une campagne en table ouverte est construite de telle sorte qu’on peut entrer en jeu avec peu de préparation, voire pas du tout. Le JdR devient un peu comme le jeu de ballon : on peut y jouer spontanément, une petite activité sociale impromptue. Ça permet aussi d’ouvrir son groupe de jeu : au lieu d’avoir un groupe régulier identique à chaque séance, le ou la MJ peut envoyer une invitation ouverte à quiconque participe à la campagne (ou y est intéressé). Les structures qui rendent le jeu jouable instantanément permettent aussi de s’adapter aisément à n’importe quel groupe de joueureuses, en fonction des disponibilités de ce soir-là.

C’est génial.

C’est génial pour vous qui n’aurez plus jamais à vous inquiéter de jongler avec les emplois du temps de chacun-e. Vous avez envie de jouer jeudi ? Envoyez un email pour proposer « On joue jeudi, qui veut venir ? » et c’est parti. Vous trainez avec des potes et vous vous demandez quoi faire ? Normalement vous ne proposeriez jamais un JdR ; ça prendrait trop de temps de préparation - mais avec une table ouverte vous pouvez toujours démarrer spontanément.

Il devient aussi incroyablement facile d’inviter de nouvelles joueuses. Même si c’est pour jouer une seule fois, ils et elles peuvent passer un très bon moment sans que ça pose un problème de « continuité ». Au fil des années, j’ai entendu beaucoup de gens se plaindre qu’ils ne pouvaient pas faire tourner une table ouverte parce qu’ils ne connaissaient pas assez de joueureuses. Mais quand on a vraiment une table ouverte, on peut être surprise de se retrouver avec tellement de joueuses qu’on ne sait pas quoi en faire. Pour ma première table ouverte, j’ai commencé avec une liste d’e-mails de 8 ou 9 joueureuses. En quelques mois, cette liste s’était étendue à plus de 30. Actuellement, j’ai plus de 60 personnes dans mon répertoire de joueuses actives. Et ce n’est possible que parce que la table ouverte rend le recrutement de nouveaux si facile.

Et pour la même raison, avoir une table ouverte peut être génial même si vous préférez la concentration et l’intensité d’une campagne régulière : c’est à la table ouverte que vous trouverez les joueuses de qualité et enthousiastes qui rendent possibles les campagnes régulières. Ma super campagne d’Eternal Lies, l’an dernier ? J’avais découvert plusieurs membres-clés de ce groupe grâce à ma table ouverte. Et quand j’ai eu besoin d’une remplaçante pour ma campagne au long cours de D&D, je savais exactement où la trouver, parce que ça faisait des mois qu’elle me montrait à la table ouverte qu’elle serait parfaite pour cette campagne.

Avec une table ouverte, je peux jouer avec plus de gens ; je peux jouer plus souvent ; je peux m’en servir comme laboratoire pour tester de nouvelles idées sans trop de risque. Et ça améliore toutes mes parties, ouvertes comme régulières.

Si vous aimez les jeux de rôle, je pense vraiment que ça vous fera du bien de garder une table ouverte en réserve.

C’est aussi super pour notre loisir et son économie. C’est grâce à ce genre de format - qui facilite le partage de ce qu’on aime avec ses camarades - que nos activités peuvent devenir virales et mémétiques. Plus récemment on a vu ça avec l’explosion des jeux de plateau : quand on achète un jeu qu’on aime, on y joue avec d’autres gens. Puis ces gens-là l’achètent à leur tour et le partagent avec d’autres gens qui l’achèteront aussi.

Quand on y joue sous forme de campagnes régulières, les Jeux de Rôles ne se partagent pas de façon aussi virale. Mais ça n’a pas toujours été le cas. Quand D&D fut créé, il se jouait en table ouverte. Et en fait, les valeurs de la table ouverte ont survécu et prospéré tout au long de la croissance du JdR (et franchement, je ne crois pas que ce soit une coïncidence).

La première structure de jeu ptgptb était le méga-donjon : il a pris forme dans le Château Blackmoor wiki en (2) de Dave Arneson. Gygax l’a copié pour son Château Greyhawk grog (3). Et la grande majorité des premiers Maitres de Donjon, en suivant les indications des premiers manuels de D&D, ont créé leurs propres méga-donjons.

Et une campagne dans un méga-donjon se prête intrinsèquement bien à une table ouverte : le donjon se fichait bien de qui pénétrait dans ses profondeurs chaque semaine ; et ainsi chaque expédition dans le donjon pouvait être librement composée de différents PJ. Arneson et Gygax disaient tous les deux qu’une campagne typique avait cinquante joueurs ou plus, et leurs campagnes - comme les premiers livres de règles - contenaient une gamme d’options de jeu qui ne pouvaient s’épanouir que dans les dynamiques intéressantes rendues possibles par une si vaste base de joueurs.

Mais le méga-donjon n’est pas l’alpha et l’oméga du jeu en table ouverte. Alors prenons un moment pour nous demander de quoi ont besoin les tables ouvertes à succès.

- à suivre... -

Article original : Open Table Manifesto

Sélection de commentaires

Matt

Excellente série d’articles ! Je viens de finir de lire la série complète. Est-ce que tu aurais des conseils ou des idées pour mener une table ouverte pour L’Appel de Cthulhu, ou pour les jeux d’enquête en général ?

réponse de Justin Alexander

Faire une table ouverte d’enquêtes, c’est compliqué.

Le problème, c’est que le contenu n’est pas holographique (4), un sujet dont je parle dans [les chapitres 6 et 7] de ma série sur les structures de jeu ptgptb. Alors on est obligé de faire jouer des one-shots les uns après les autres, ce qui peut ajouter de sérieux problèmes logistiques.

Un jour, avant de mourir, je souhaite développer la Vallée de la Severn en  (3) pour en faire un bac-à-sable complet du Mythe, qui marcherait probablement pour une table ouverte. L’idée serait une vallée jonchée de bizarreries interconnectées. Chaque élément serait digérable en une fraction de séances, et on obtiendrait un résultat semi-holographique puisqu’on pourrait continuer à aller mettre ses doigts sur la prochaine bizarrerie.

Jetez peut-être aussi un œil sur le JdR Night’s Black Agents grog de Kenneth Hite, en combinaison avec The Dracula Dossier grog. Le mécanisme de cartographie de conspiration, combiné avec la structure du Dossier, permettant d’improviser une intrigue d’espionnage et d’enquête au gré de l’intérêt des PJ, peut potentiellement, avec quelques modifications, fonctionner très bien comme modèle de table ouverte. L’idée étant que chaque groupe ferait partie de la même enquête et contribuerait à la carte de la conspiration telle qu’elle est connue. Le fait qu’un groupe donné n’ait pas accès à tous les indices déjà découverts ne serait pas trop important, car il y aurait toujours de nouvelles pistes à explorer.

(1) NdT : Eternal Lies est une campagne publiée pour le jeu de rôle Cthulhu (Trail of Cthulhu en VO). Ce jeu emploie le système Gumshoe, conçu pour faciliter les scénarios d’enquête : la campagne elle-même est une enquête aux quatre coins du monde dans la lignée des Masques de Nyarlathotep grog. Justin Alexander a déjà parlé de cette campagne, et il propose de nombreuses remarques, modifications et extensions dans une série d’articles sur son blog (en). [Retour]

(2) NdT : Blackmoor est le nom de la campagne de jeu de rôle de Dave Arneson (ou bien était-ce du wargame médiéval avec figurines à l'échelle individuelle ptgptb ? , précédant sa rencontre avec Gary Gygax et leur création commune de Donjons & Dragons. Plus tard, Blackmoor fournira la base du Monde Connu, aussi appelé Mystara, l’univers par défaut de la version Basic du Donjons & Dragons des années 1980-90. [Retour]

(3) NdT : Comme pour Blackmoor, le mégadonjon du Château Greyhawk fut ensuite été développé pour rajouter la ville voisine de Greyhawk (ou Faucongris), pour ensuite devenir le deuxième univers officiel de D&D. Nombre des premières aventures pour AD&D y prennent place, jusqu’à ce que l’éditeur TSR choisisse de plutôt mettre en avant Les Royaumes oubliés. [Retour]

(4) NdT : Voici ce que l’auteur veut dire par « holographique » : un scénario est holographique quand un groupe peut atteindre un objectif partiel en ayant quand même l’impression d’avoir eu une expérience complète. Par exemple, si dans un hexcrawl on explore une partie des terres sauvages, ou si dans un donjon on trouve une partie du trésor, on aura quand même le sentiment d’avoir accompli quelque chose. [Retour]

(5) NdT : Ramsey Campbell wiki est un auteur d’horreur qui écrivit dans les années 1950 à 1970 ses propres histoires exploitant le mythe lovecraftien. La plupart de ces histoires prennent place dans la vallée de la Severn, wiki en autour de la ville fictive de Brichester, une copie directe de Liverpool. Cette région de l’ouest de l’Angleterre est ainsi devenue la seconde région la plus densément décrite du mythe lovecraftien, après la Nouvelle-Angleterre. Quand Justin Alexander a fait jouer la campagne Eternal Lies, il a rajouté un acte dans la vallée de la Severn. [Retour]

Note: 
Aucun vote pour le moment
Nom du site d'Origine: 
Traducteur: 
Share

Ajouter un commentaire

Mention légale importante

Nous vous encourageons à faire un lien vers cette page plutôt que de la copier ailleurs, car toute reproduction de texte qui dépasse la longueur raisonnable d’une citation (c’est-à-dire, en règle générale, un ou deux paragraphes) est strictement interdite. Si vous reproduisez une grande partie ou la totalité du texte de cette page sans l’autorisation écrite de PTGPTB (version française), et que vous diffusez ladite copie publiquement (sites Web, blogs, forums, imprimés, etc.), vous reconnaissez que vous commettez délibérément une violation des lois sur le droit d’auteur, c’est-à-dire un acte illégal passible de poursuites judiciaires.