Une Histoire du jeu de rôle – septième partie : de nouvelles manières de jouer
© 1999 Steve Darlington
Avec le succès commercial du secteur des JdR dans les années 1980, une poussée similaire traversa tout le spectre du domaine ludique. L’essor de différentes façons de jouer ne partagea pas le loisir en coteries divisées, mais le renforça et l’élargit en en faisant un secteur économique puissant. La nouvelle donne du jeu de rôle se répandit à tous les autres jeux, reliant les différentes sphères, jusqu’au point où les échiquiers et les JdR étaient vendus côte à côte. Ainsi l’histoire du reste du secteur ludique doit constituer un chapitre de toute histoire du jeu de rôle. Et comme pour le jeu de rôle, ce secteur donna lieu à bien des nouvelles manières de jouer dans les années 80.
Le plus grand nom dans le monde du jeu était et reste Games Workshop. Ils n’éditent plus de JdR, mais ils dominèrent un temps tous les aspects de ce loisir, surtout en Angleterre. Aujourd’hui, avec des magasins dans le monde entier, ils sont le plus bel exemple de réussite du milieu.
GW débuta lorsque trois colocataires rassemblèrent péniblement 50 livres sterling chacun pour fonder leur propre société d’édition de jeux de plateau. John Peake était le créateur, ses deux partenaires étaient Ian Livingstone et Steve Jackson [l'Anglais ; pas Steve Jackson l'Américain de Steve Jackson Games] ; deux hommes qui devinrent synonymes de la scène ludique britannique.
Pour soutenir leur société, Livingstone lança un magazine nommé Owl and Weasel (“Hibou et Belette”). En 1977, ils le changèrent en White Dwarf, et c’est sous ce titre qu’il est devenu le plus fameux magazine de wargame à ce jour. La même année, ils rencontrèrent le célèbre sculpteur de figurines Bryan Ansell et constituèrent Citadel Miniatures. En 1979, ils devinrent l’unique distributeur de D&D en Angleterre et, s’appuyant sur ce succès fulgurant et leur nouveau wargame fantastique Warhammer Battle, la compagnie devint florissante. Au début des années 80, ils étaient un élément solide de la sous-culture, organisant des conventions et ouvrant des magasins. GW allait amener encore d’autres choses.
En 1981, Jackson et Livingstone publièrent le tout premier livre dont VOUS êtes le héros. Nommé Le Sorcier de la montagne de feu, c’était une tentative ingénieuse de retranscrire une pratique de jeu de rôle solo sous forme d’un roman. Le combat et les autres actions physiques étaient gérés avec un simple jet de 2d6 ; ses conséquences et celles de divers autres choix que vous faisiez étaient résolues en se rendant à la section adéquate du livre. Cette idée fut si populaire qu’elle donna naissance à d’innombrables imitations, et ce genre reste très populaire chez les lecteurs les plus jeunes.
Mais en 1981, c’était nouveau et son succès alla bien au-delà des rêves de ses créateurs. La première édition fut épuisée en moins de 3 semaines. En 1983, le Sorcier et ses deux suites, La Citadelle du chaos et La Forêt de la malédiction étaient numéros 1, 2 et 3 dans une enquête nationale sur la lecture en Grande-Bretagne. Plus de 30 livres (1) de la série ont étés publiés depuis lors. On a dit que Jackson et Livingstone avaient réintroduit la lecture comme loisir pour les jeunes garçons, estimant que des millions d’adolescents dans le monde dévorèrent leurs livres.
Parmi ceux-ci, des millions de rôlistes virent le jour. Car malgré leurs limitations, les livres étaient profondément enracinés dans l’état d’esprit rôliste. Sans aucun doute, ce furent les limitations de ces livres qui encouragèrent les joueurs à rechercher des méthodes moins limitées pour obtenir la même sensation. Dans les livres plus tardifs de la même collection, des systèmes simples de JdR furent esquissés, permettant aux lecteurs de franchir le pas sans efforts. Ainsi ces livres-jeux sont, plus que tout autre produit, responsable de plus d’introduction de nouvelles personnes aux jeux de rôles (2).
Cependant ceci n’est pas le fait des seuls Jackson et Livingstone. Beaucoup d’autres firent leurs propres remarquables contributions au genre. Le premier d’entre eux est Joe Dever, dont la série Loup Solitaire était aussi populaire [et bien meilleure, NdT] que Défis Fantastiques. Dever publia également bien plus de 30 livres, qui lui valurent de nombreux prix.
Quelques années plus tard, Games Workshop trouva un autre moyen d’initier les gens au jeu de rôle quand il publia le jeu de plateau Talisman. À nouveau, ce fut à la fois très populaire et profondément influencé par le JdR, en particulier D&D, et il donna le coup d’envoi d’un petit boom du marché des jeux de plateau. De plus en plus de jeux apparurent qui amenaient des éléments de jeu de rôle aux plateaux, parfois au point où les deux jeux étaient quasiment impossibles à différencier.
Ceci comprenait un jeu officiel de la gamme AD&D, Dungeonquest de Games Workshop et Heroquest de MB, au succès immense. Conçu par Steve Baker, il utilisait un plateau en 3 dimensions avec des vignettes de murs et de portes en carton pour simuler un donjon, et un joueur devait diriger la partie comme le ferait un Maître de Jeu. Heroquest fut un des premiers jeux de ce type à être vendu dans des magasins de jeu et des supermarchés. C’était alors une autre force puissante pour attirer des rôlistes, et en retour, cette touche de rôle dans le jeu de plateau donna au marché des JdP une nouvelle et fructueuse dimension.
Il restait toutefois encore de nouvelles voies à explorer. Dans les années 80, le monde découvrait une manière de jouer totalement nouvelle. C’était l’aube de l’âge du micro-ordinateur.
Les jeux sur ordinateur ont existé depuis aussi longtemps que les ordinateurs, mais l’histoire attribue le tout premier jeu d’aventure, un jeu introduisant une tentative de dimension narrative, à messieurs Crowther et Woods. Nommé Adventure, il était codé en Fortran sur un terminal en 1976. Il avait une simple interface de commande en mode texte, et faisait se déplacer le joueur dans un environnement de type “donjon”, lui faisant trouver des objets et combattre des créatures. D’un certain point de vue, rien n’a tellement changé.
D’un autre côté, presque tout a changé. Ces vingt dernières années, la révolution de l’informatique nous a donné des graphismes, de la vitesse, de la complexité et des capacités de traitement d’informations presque au-delà de l’imagination. Bien que cela n’ait pas toujours conduit à des avancées révolutionnaires en terme de jouabilité et de création, cela a changé notre façon de penser les jeux.
Des possibilités comme la réalité virtuelle et l’Intelligence Artificielle ouvrent de nouveaux espaces à explorer, et de plus en plus de gens se tournent vers les ordinateurs pour se distraire. En fait, après l’industrie du cinéma, les jeux vidéo représentent le plus riche secteur du divertissement du monde.
Et encore une fois, cela s’est révélé être une formidable nouvelle pour le secteur du jeu en général, et le JdR en particulier. Car très souvent les jeux vidéo inspirés de JdR ont étés des porte-drapeaux pour cette nouvelle technologie – et même parfois une source d’inspiration pour elle, les concepteurs cherchant constamment des moyens pour mieux reproduire la liberté de choix du jeu de rôle. Par exemple, le genre “aventure” fut popularisé par des jeux inspirés de D&D comme la série des Zork, la série des Bard’s Tales et des Kings Quest, qui fit de Sierra un nom commun. Plus tard, Sierra tenta même sa chance dans le JdR avec ses jeux “So You Want To Be A Hero”.
Un des jeux vidéo d’aventure les plus populaires, et dont la longue histoire retrace presque toute l’histoire des jeux vidéo, est l’impressionnante série des Ultima. Ultima 1 sortit en noir et blanc en 1980, et eut 7 suites, chaque version utilisant la technologie de pointe de son époque. Ce décompte n’inclut pas les deux jeux Ultima Underworld, qui remplacèrent la traditionnelle vue du dessus par la vue en 3D-perspective, ce qui était alors révolutionnaire. [En 1999], Ultima s’est transporté dans le monde du JdR en ligne, que nous examinerons plus loin.
Mais en 1988, un jeu survint qui détrôna Ultima, changea la face du jeu d’aventure, et fit de son auteur une légende. L’éditeur était Strategic Simulations Incorporated (SSI), et le jeu était Heroes of the Lance. Le décor était tout droit sorti des pages de la série à succès Dragonlance de TSR. Tout y était, y compris vos personnages favoris.
Cependant, ce qui fit réellement la différence, était que la jouabilité était une proche modélisation d’une partie d’AD&D. Vous contrôliez un groupe de 8 PJ, tous ayant des attributs reconnaissables d’AD&D, comme des sorts, des Points de Vie et des TAC0. Vous guidiez ces personnages dans une énorme expédition donjonnesque, débordant de monstres, de pièges et de trésors. Elle réussit étonnamment bien à recréer le frisson du jeu de rôle, et fut ainsi une expérience captivante, et une pierre blanche dans le monde du jeu vidéo et du jeu de rôle.
La même année, SSI sortit Pool of Radiance. Ce jeu était situé dans les tout aussi populaires Royaumes Oubliés, et réussit également à recueillir une grande part de l’esprit de AD&D. Pool… alla cependant bien plus loin, avec une jouabilité presque équivalente au JdR. Vous tiriez les caractéristiques de votre personnage aux dés, choisissiez une classe et un nom, achetiez l’équipement et puis ils partaient à l’aventure, gagnaient de l’expérience et des niveaux à chaque victoire. Tout cela était géré de la même façon que dans le JdR. Le combat fonctionnait exactement de la même façon : pas de pousse-bouton de jeu d’arcade, juste un jet de dé contre la Classe d’Armure, et puis un jet de dommages pour votre arme. Mais ici, l’ordinateur jetait les dés pour vous, et vous pouviez vous concentrer sur la baston des monstres.
Pool of Radiance accomplit ainsi l’impossible : il améliora Heroes of the Lance, étant même encore plus divertissant, et amenant le jeu de rôle à l’ordinateur à un niveau jamais atteint jusque-là.
SSI fit bien d’autres jeux de cette veine, et eut beaucoup de succès, mais aucune autre société ne prit la suite avec d’autres JdR.
Quoi qu’il en soit, certaines idées dans les mécanismes de jeu – comme la création de personnages et le mélange d’aventure et de stratégie – se répandirent à nouveau dans d’autres jeux, et de même avec des mondes d’heroic-fantasy. D’autres parties de la sous-culture rôliste se raccrochèrent aussi – des auteurs comme Raymond E. Feist, Terry Pratchett et Douglas Adams ont écrit des jeux. Encore une fois, la touche de jeu de rôle affermissait le secteur alentour.
Comme les jeux sur ordinateur progressent sans cesse, il arrive très souvent que la dernière avancée soit très en rapport avec le jeu de rôle. Deux notables avancées récentes sont Fallout et Thief : The Dark Project. Ils vantent leurs intrigues non-linéaires, exhaustives, avec des intrigues secondaires et des fins multiples, des PNJ autonomes et des environnements extrêmement interactifs. Et dans l’avenir, qui sait quelles prouesses étonnantes les ordinateurs seront capables d’accomplir ?
Les effets de la révolution informatique sur le jeu ne s’arrêtèrent pas là. Elle nous donna aussi Internet, et comme tant d’avancées technologiques, elle fut utilisée presque tout de suite pour le divertissement. Le jeu par correspondance (Play By Mail) devint le jeu par e-mail (Play By EMail). Les jeux de stratégie purent être joués face à face en ligne. Et le jeu d’aventure donna naissance au MUD.
Le MUD, ou Multi-User Dungeon [Donjon multijoueurs], est un terme générique pour un jeu de rôle en ligne simultané. L’environnement de chat (tchatche) par Internet ajoute un important élément social au jeu d’aventure, et donc est indiscutablement plus proche du “vrai” jeu de rôle. Les MUD sont aussi connus sous les noms MUG (multi-user games – jeux multi-joueurs), MUSH (shared hallucinations – hallucinations partagées) et MOO (indiquant une approche Orientée Objet) (3). Mais MUD est le terme qui est resté. C’est un grand hommage à son origine : le premier MUD éponyme.
En 1979, les étudiants en informatique Roy Turbshaw et Richard Bartle découvrirent le jeu Adventure susmentionné. Ils aimaient bien l’idée, mais voulaient avoir plusieurs joueurs, et ainsi naquit le MUD. Après l’université, Bartle créa une version commerciale du jeu. La popularité se révéla rapidement trop forte, et il dut concevoir une version plus étendue, MUD II. En 1989, MUD II avait plus de 2000 joueurs, un chiffre impressionnant étant donné qu’Internet était encore très peu connu.
Avec la croissance d’Internet, les MUD ont proliféré jusqu’à l’omniprésence. Certains sont gratuits, d’autres très chers ; certains utilisent des images, d’autres du texte, et ils couvrent tous les genres, univers et styles. Cependant, ces innombrables MUD sont liés de bien des manières à la conception du MUD original qui persiste dans des habitudes communes. Ainsi celle d’appeler “magiciens” les concepteurs au sommet de la hiérarchie, et un système d’expérience permettant à des joueurs de parvenir à cette position.
Le plus grand MUD [en 1998] est Ultima Online. Bien que ce jeu soit critiqué pour sa conception bâclée et qu’il soit perturbé par plein de player-killers [joueurs qui tuent les persos des autres joueurs, NdT], il s’est avéré être un grand succès. Encore une fois, c’est une bonne introduction au monde du jeu de rôle pour les joueurs de jeu vidéo. Sans aucun doute, les MUD sont maintenant tellement dotés d’ubiquité qu’ils sont joués par un grand nombre de gens qui ne feraient jamais de jeu de rôle sans cela. Le potentiel des MUD pour amener de nouveaux rôlistes dans l’exploration de nouvelles frontières du Jeu en fait de loin l’aire de jeu du futur.
Les MUD doivent une grande part de leur popularité actuelle au travail préparatoire accompli par celui qui fut un temps leur contemporain : F.I.S.T. Fantasy Interactive Scenario by Telephone (aventure fantastique par téléphone) était une idée concoctée par Steve Jackson de GW : tout simplement l’enregistrement d’un des romans des Défis Fantastiques, où les joueurs choisissaient leurs actions à chaque embranchement en appuyant sur une touche de leur téléphone. Le combat était aussi géré par l’appui sur des touches, et accompagné des fracas d’acier appropriés – et la froide évidence de la tonalité du téléphone si vous périssiez ! Les enregistrements étaient faits par des acteurs professionnels et incluaient des bruitages très réalistes, et la possibilité de sauvegarder votre personnage impliquait que vous pouviez jouer chaque fois que vous aviez quelques minutes pour téléphoner.
À l’arrivée de FIST 2, quelques copies concurrentes poussaient la porte : Lone Wolf Phone Quest (“La quête de Loup Solitaire par téléphone”) et Dial Dr Dark (“Appelez le Dr Dark”). Quoi qu’il en soit, le prix se révéla dissuasif, et alors que les MUD devenaient plus populaires, le JdR par téléphone disparut dans l’ombre. Bien qu’il n’ait existé que quelques années, et ne fut vraiment populaire qu’en Grande-Bretagne, ce procédé est une part importante et intéressante de l’histoire de notre loisir, qui est trop souvent oubliée.
Le jeu par téléphone montra aussi la force du secteur tout entier. À la fin des années 80, la profession était assez prospère pour permettre à des créateurs de produire et commercialiser n’importe quelle nouvelle idée qu’ils pouvaient avoir, car il y aurait toujours une sous-culture pour la soutenir. Plus important était le fait que le secteur était suffisamment rentable pour ne pas être gêné si le jeu ne se vendait pas ; les éditeurs ou les créateurs ne s’élevaient et ne plongeaient plus selon le destin d’un seul produit.
De fait, le marché du jeu en général eut tellement de succès que bientôt il allait menacer le marché des JdR. Comme nous le verrons dans la prochaine partie, cela marquera la fin de l’âge d’or du jeu de rôle. Mais pour tout le loisir ludique, cela ne faisait que commencer. Dans toute l’histoire, l’importance et la puissance du marché, l’esprit de créativité et d’expérimentation de concepts n’ont jamais été aussi grands qu’à ce moment. Et tandis que la technologie continue d’aller toujours de l’avant, nous savons que nous trouverons encore et encore de nouveaux moyens de jouer.
Article original : The History of Role-Playing, Part VII: “New Ways to Play”
(1) NdT : La collection Fighting Fantasy, publiée par Penguin Books après 1981 compta 59 titres. 58 furent traduits par Gallimard jusqu’en 1997 dans la série Défis Fantastiques. [Retour]
(2) NdT : Il était une fois : choisir ma propre aventure ptgptb jette un regard attendri sur ce genre de livres. [Retour]
(3) NdT : Il s'agit également de jeux de mots ; MUD = boue, MUG = chope, MUSH = Bouillie et MOO = meuh !! [Retour]
Pour aller plus loin…
Cet article fait partie de l'e-book n°6, Une brève Histoire du JdR, un organisation de nos traductions pour une perspective intelligente sur notre loisir.
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