Les jeux en une page sont-ils sans valeur ?
© 2024 Steve Darlington
On dit qu’en création de jeux, l’élégance consiste à créer le plus de profondeur et d’impact avec le minimum de règles. Cela fait écho à l’idée que la création doit se fonder sur la simplicité, et que l’art, pour reprendre les mots de Charles Schulz wiki, n’est pas la simple superposition de peintures et de lignes, mais de n’ajouter que ce qui est nécessaire, ni plus ni moins.
Cette idée me guide en tant qu’artiste et encore plus en tant que créateur de jeux, car un jeu est avant tout une interface utilisateur. Il doit donc être parfaitement limpide, sans ambiguïté. Rien ne doit être laissé incertain, ou opaque, ou compliqué. Mais il doit en même temps être aussi léger que possible, car les explications encombrent, contrôlent et contraignent : si une règle ou un mécanisme ne peut pas être expliquée clairement, alors elle ne sert à rien.
Entrent alors en scène
- le JdR lyrique...
NdT : Les « jeux lyriques » (certains étant qualifiés comme tels a posteriori, certains le revendiquant) sont des jeux caractérisés par 1) un effacement de la frontière entre joueur.euse et personnage, 2) la ludification d’éléments de la vie quotidienne et 3) des expérimentations sur les manières d’influer sur la partie (voir cet article (eng)). Le terme aurait été inventé en 2019 par John R. Harness.
- le JdR en une page
- et le nano-jeu,
catégories auxquelles j’ai contribué par une centaine de jeux sur Twitter. Il existe même un JdR en un mot, et je le trouve plutôt réussi étant donné la contrainte (même si je pense qu’avoir un titre est un peu de la triche, mais ce n’est peut-être pas le sujet). Mais généralement, les discussions autour de ces productions sont rares. Le milieu du JdR a toujours été très avare en voix critiques (mais pas en connards frustrés), et c’est encore pire sur la scène indé.
Il y a trop de JdR dans le monde, beaucoup trop de JdR indépendants, et probablement vraiment trop de nano-JdR, et chacun n’a qu’une poignée de critiques constructives. Pendant un temps, Dennis Detwiller wiki (eng) s’est déchaîné sur Twitter, et la réponse a été – Twitter oblige – excessive dans sa toxicité, bien qu’il n’ait pas pris la peine de démarquer son opinion de sa connerie écervelée. Au final, le débat sur Twitter et autres plateformes du même style est toujours creux, inutile, et fait plus de mal que de bien. J’ai donc apprécié de recevoir une critique [dans les commentaires de la page itch.io du jeu (NdT)] de mon jeu en une page Dog Bites The Man (« Le chien mord l’homme »), qui élargit son sujet pour parler de tous les jeux en une page.
[Présentation de itch.io] Dog Bites The Man est un JdR simple sur des chiens avec des super-pouvoirs qui luttent contre le fascisme mondial. Il fut développé à l'origine pour le Three-Fold Design Challenge [Défi de création à trois volets] en 2013. Maintenant il est magnifiquement illustré par Ash Alexander. Le format de l'image est A2 pour qu'il soit accroché comme poster ou porté sur un t-shirt, comme vous voulez. Le grand format souhaitait explorer l'idée de jouer à un jeu où les règles ne sont pas dans un livre ou un support [informatique], mais est exposé haut sur un mur. Essayez-ça si vous aimez. Le jeu est en choisissez-votre-prix.
Tous le produit des ventes ira directement au Service Légal Aborigène qui lutte pour rendre justice aux Indigènes d'Australie depuis 50 ans. La vie des Noirs importe ici en Australie et dans le monde, et nous soutenons tous les gens de couleur qui s'élèvent contre la suprémacie blanche, l'oppression capitaliste et la police. Abolissez la police, mettez fin au capitalisme, et construisez un monde meilleur.
Je suis quelque peu partagé sur la question. D’un côté, j’aime que les jeux en général, et les JdR en particulier, soient envisagés comme des œuvres d’art (et inversement), et que les JdR vivent leur période Dada wiki et refusent d’avoir du sens. D’un autre côté, je pense qu’un jeu doit être jouable, au moins dans notre tête. Sinon, c’est juste une œuvre d’art contenant du texte à propos d’un jeu.
Donc, quand je publie un jeu, je vise toujours à ce qu’il soit jouable, et qu’il soit joué, hormis dans de très rares situations. Je ne sais pas ce que font les autres MJ avec les jeux en une page, mais je joue aux miens et je m’attends à ce qu’ils soient joués itch.io (eng).
En fait, Dog Bites The Man a été conçu pour tester la forme du jeu en une page : il est fait pour être joué en l’imprimant sur une feuille au format A2 [Environ 42×60cm (NdT)] placardée au mur. J’étais curieux de ce qui se passerait si un jeu était en fait un poster, agrémenté d’illustrations, qui détournait les yeux de la table. Bien sûr, je ne peux pas forcer tout le monde à y jouer ainsi ! Il est sur mon mur, dans un cadre, et ça me suffit. Quand je l’ai testé, il n’était pas encadré, et cela ne fonctionnait pas vraiment. C’est un jeu expérimental et je suis encore en train d’expérimenter. Mais comme je l’ai dit, cela ne m’empêche pas d’obtenir des retours sur ses règles.
Et avec ceci en tête, le JdR en une page représente un défi unique sur le plan organisationnel. La plupart des critiques négatives sont simplement dues au manque de place, ou sur le mauvais usage d’un mot à un endroit précis. Je voulais dire que dans ce jeu on n’a qu’un seul super-pouvoir parce que … Ben, j’imaginais que ça marchait comme ça, les super-pouvoirs. Cela a échappé au critique.
Je suis parti du principe que l’on joue évidemment un chien, qui agit comme un chien, mais cela n’était pas clair. J’ai aussi pensé qu’il était évident que tuer des fascistes était un super moyen de combattre le fascisme, mais encore une fois, c’est vachement dur d’expliquer clairement ses intentions sur un poster.
J’ai choisi un chien parce qu’on voit les chiens comme fondamentalement bons et innocents et je veux présenter la violence révolutionnaire comme telle. Pas pour discréditer l’importance de la lutte, mais pour que des gens s’y engagent. J’ai mené de nombreuses campagnes sur des révolutions en tant que MJ et les joueureuses veulent toujours y mettre un terme au plus vite. J’ai pensé que, peut-être, si les PJ étaient des chiens, cet instinct serait inhibé car être un chien renvoie à notre sens du bien absolu. Nous savons que les chiens sont bons. Il est donc naturellement bon pour eux de mordre des flics, de briser des vitres et de foutre le feu à des bâtiments. Bon chien !
Je glisse subtilement ici mes idées politiques. [ACAB – All Cops Are Bastards – tous les flics sont des connards]
Le truc bien, quand on traite les jeux comme des œuvres d’art, c’est que je me retrouve à faire le truc le plus agréable qui soit : j’écris ma note d’intention, je m’explique sur mes choix. Mais lorsqu’un jeu est fait pour être joué, il n’a pas de note d’intention. Ce luxe n’est pas permis. C’est bien sûr la malédiction de l’artiste que d’être incompris : l’art, comme toute forme de communication, échoue fatalement à un moment ou à un autre, et il n’y a pas de « mauvaise façon » de jouer à un jeu.
J’ai plus d’une fois eu comme retour « nous n’utilisons pas cette partie des règles, car nous la trouvons nulle », alors j’entends mon cerveau hurler, mais la seule réponse valable est « Bien joué ! Bon choix ! ». Car l’important est de savoir reconnaître qui est le maître, comme le dit Gros Coco [alias Humpty Dumpty] dans Alice de l'autre côté du miroir wiki.
« Et un seul jour pour les cadeaux d’anniversaire. Voilà, c’est la gloire !
– Que voulez-vous dire ? »
Le Gros Coco sourit d’un air méprisant :
« Naturellement. Tu ne le sauras que lorsque je te l’aurais expliqué. Je voulais dire : Voilà un bel argument sans réplique ?
– Mais « gloire » ne signifie pas « un bel argument sans réplique » !
– Quand moi, j'emploie un mot, déclara le Gros Coco d’un ton assez dédaigneux, il veut dire exactement ce qu’il me plaît qu'il veuille dire... ni plus ni moins.
– La question est de savoir si vous pouvez obliger les mots à vouloir dire des choses différentes.
– Non, la question est de savoir qui est le maître, un point c’est tout. »
Alice fut beaucoup trop déconcertée pour ajouter quoi que ce fût. Aussi, au bout d’un moment, le Gros Coco reprit :
« Il y en a certains qui ont un caractère impossible... surtout les verbes, ce sont les plus orgueilleux... Les adjectifs, on en fait tout ce qu’on veut, mais pas les verbes... Néanmoins je m’arrange pour les dresser tous ! Impénétrabilité ! Voilà ce que je dis, moi !
– Voudriez-vous m’apprendre, je vous prie, ce que cela signifie ? demanda Alice.
– Voilà qui est parler en enfant raisonnable, dit le Gros Coco d’un air très satisfait. Par « impénétrabilité », je veux dire que nous avons suffisamment discuté de cela, et qu’il vaudrait mieux que tu m’apprennes ce que tu as l’intention de faire maintenant, Car je suppose que tu ne tiens pas à rester ici jusqu’à la fin de tes jours.
– C’est vraiment beaucoup de choses que vous faites dire à un seul seul mot, fit observer Alice d’un ton pensif.
– Quand je fais beaucoup travailler un mot, comme cette fois-ci, déclara le Gros Coco, je le paie toujours beaucoup plus. »
Lewis Caroll, Alice de l’autre côté du miroir, Chapitre VI, traduction de Lucienne
Gros Coco a raison : le public est roi et c’est d’autant plus vrai dans un jeu. Les textes et les règles s’adressent au public, qui les lit et les interprète mal, ce qui est un écueil vraiment horrible. (J’ai aussi la mauvaise habitude d’être trop avare en explications, même quand je m’étends plus que d’envie. Cela va trop vite dans ma tête pour que je le couche sur papier, sans parler de le faire de manière intelligible pour autrui.)
Bien sûr, nous avons des solutions toutes prêtes pour les malentendus dans les jeux : les errata, les FAQ, la seconde édition et le patch correctif. Mais pensez tristement à Monet, qui ne pouvait pas ajouter un astérisque pour indiquer que ses nymphéas n’étaient finalement pas exactement de la bonne couleur. Plus d’un peintre a vu un de ses tableaux être accroché à l’envers dans la galerie, entre autres idées incomprises. Mais c’est peut-être un argument pour ne pas considérer les jeux comme des œuvres d’art. Il n’y a pas d’instructions sur un Monet. On peut le manger ou le brûler. Les comédiens sur scène attirent l’attention du public avec leur voix. La plupart des formes d’art ne peuvent pas se payer le luxe d’avoir une culture générale des clichés médiatiques.
Alors que les instructions sont par nature ouvertes aux questions et à leurs réponses. On dit que le créateur du jeu n’est pas livré avec la boîte, mais c’est pareil pour les questions et les réponses : elles arrivent par le public. Toute joueuse chevronnée sait que chaque jeu, peu importe sa simplicité ou sa célébrité, possède des points de contentieux, et toute joueuse avec un minimum de sens commun suit une méthode pour gérer ce genre de problème. Même un joueur solo se demande parfois si ce qu’il fait est ou non de la triche.
Le Monet ne permet pas le dialogue. Il vous commande, corps et âme, ou vous défie de l’ignorer s’il ne vous touche pas. Si les jeux ne sont pas de l’art, c’est pour cette raison : ils sont fondamentalement interactifs (1). Si l’art est ce qui est créé en nous lors d’une interaction avec une chose, alors le jeu est simplement la liste des instructions pour créer cette chose. Les jeux ne sont pas de l’art, ils sont des recettes pour en produire. Si une page ne suffit pas à rendre la recette claire, riche de sens et jouable, alors ce jeu a définitivement échoué. Nous ne pouvons qu’espérer faire mieux la prochaine fois… Ou fournir un erratum.
Cela devient évidemment bien plus difficile lorsqu’il s’agit d’un message politique. C’est une chose d’avoir une incompréhension du mécanisme de mouvement d’un pion, c’en est une autre lorsque l’objectif est de communiquer une intention politique avec ce mécanisme.
Dans mon jeu The Day They Came (« Le Jour où ils sont arrivés »), où les PJ doivent fuir leur pays en n’emportant que quelques affaires, la première personne à jouer est celle la plus à même de se retrouver sur une embarcation de réfugiés : l’homme le plus athlétique âgé de plus de douze ans. On m’a accusé d’être sexiste à cause de cette règle. Les œuvres politiques seront certainement toujours plus critiquées que les autres. Mon recenseur de Dog Bites The Man a critiqué le fait qu’en se concentrant sur la contestation violente et la désobéissance civile, le jeu n’apporte pas de solutions globales à l’oppression raciale. Mais je l’ai rendu plus ouvertement violent parce que des commentaires précédents suggéraient qu’il ne l’était pas assez et n’était donc pas suffisamment fidèle aux mouvements de protestation auxquels il se référait.
Avec la politique, donc, on en fera jamais assez. Mais cela ne veut pas dire qu’on sera compris complètement de travers. The Day They Came et Dog Bites The Man sont deux JdR en une page qui traitent de sujets importants mais ont échoué à convaincre leur public de les prendre au sérieux. Idem pour Princess Die (« La princesse meurt »), maintenant que j’y pense.
On a dit que les JdR en une page échouent probablement tout le temps. Il est encore plus certain que les JdR politiques en une page échouent vraiment tout le temps.
Et c’est là que je me tourne vers vous, cher lectorat. Je pense que certains de mes JdR en une page fonctionnent bien, mais After Action Report, et Two Faces, bien qu’ayant été nominés aux ENnie [prix de création de JdR décerné lors de la Gen Con, aux États-Unis (NdT)], sont bien meilleurs avec cette seconde page.
Pourtant je pense que, bien qu’ils aient été créés en seulement une heure, certains de nos JdR une page / une heure fonctionnent vraiment bien. Auxquels de ces jeux avez-vous déjà joué, ou joué plus d’une fois ? Comment cela s’est-il passé ? Étaient-ils politiques ou seulement rigolos ? N’avez-vous joué qu’à des jeux du type « lancez un dé pour voir ce qui va arriver » pleins de tables aléatoires, ou permettaient-ils en fait davantage de jeu de type « je me joue moi-même » ?
Ou bien devrions-nous admettre que tout ça c’était juste pour la forme et abandonner l’idée que ce format est vraiment jouable ?
Envoyez vos réponses.
Article original : Are One Page RPGs Worthless?
(1) NdT : On peut ici opposer à Steve D. la pensée de plusieurs artistes autour de la notion d’« art interactif ». La page Wikipédia associée au concept regroupe certaines de ces pensées et des productions intentionnellement interactives. [Retour]

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