Avec ou sans dés
L’opinion radicale d’un créateur
Ce n’est pas sans quelque plaisir que j’ai lu certaines des contributions sur The Forge, sur le mélange entre les systèmes de jeu fondés sur les dés et ceux qui n’y font pas appel. Toutes très intéressantes, très pertinentes.
Cependant, j’aimerais présenter un point de vue assez différent de ceux déjà apportés.
Pour commencer, laissez-moi décrire ma première expérience « sans dé ».
Il y a longtemps, très longtemps dans le passé sombre et embrumé du JdR, peu avant 1979, j’ai eu le plaisir de rencontrer un rôliste et maître de jeu plutôt brillant, un type du nom de Mike Cuba. En visitant les « rôlistes-garous » (le club de JdR de l’université publique Wayne, une organisation fondée après la circulation d'un tract avec des illustrations de Kevin Siembida dans le campus), Mike est tombé sur une réunion, alors qu’il ne connaissait presque rien au JdR.
Il devint immédiatement un de nos rôlistes favoris. Rien d’étonnant à ce qu’il soit devenu maître de jeu peu après et que je fus l’un des premiers joueurs de sa toute première campagne.
J’ai tiré un voleur avec deux (2 – allez-y, comptez-les – 2) points de vie.
Il était assez évident depuis le tout début que Mike n’était pas le genre de gars à vous sauver la mise en tant que Maître de Donjon. Ses monstres et ses pièges n’étaient pas du genre poids plume, et la plupart d’entre eux causaient des dommages excédant largement l’accorte duo que composaient les deux points de vie de mon personnage. (Gardez à l’esprit que j’étais responsable du désamorçage des pièges).
J’ai donc réagi de la seule façon qui paraissait raisonnable. J’ai évité au maximum de jeter les dés. Pas de combat au corps à corps et aucune prise de risque. Si j’avais affaire à une serrure ou à un piège, j’avais appris que je pouvais poser des questions encore et encore, que Mike continuerait à me fournir des réponses imaginatives (1) . La campagne suivit son cours et j’ai disséqué chaque piège, chaque serrure, chaque mécanisme et chaque mystérieux morceau de machinerie. J’ai utilisé tout les sens, tout les trucs et tâché d’interpréter mon personnage de tout mon cœur chaque fois que c’était possible.
Comme je continuais à tirer des uns et des deux à chaque montée de niveau (d’après mes souvenirs, au niveau 7, j’avais en tout 11 points de vie), je continuais à esquiver les dés, les combats, et à être le plus prudent possible, et j’y parvenais de mieux en mieux.
Là où je veux en venir, c’est que jouais déjà « sans dé ». Et je jouais « sans dé » dans un jeu plutôt du style « avec dé ».
Revenons maintenant à mon corollaire, qui est plutôt simple. Si vous jouez à un JdR avec dés, vous le combinez déjà avec du JdR sans dé.
Mon expérience dans la campagne de Mike Cuba est peut-être un cas limite, mais elle est identique à celle de tout joueur dans toute campagne fondée sur un système avec dés. Quasiment tout pourrait être laissé à l’appréciation d’un jet de dé.
Réfléchissez un peu, ne vous êtes-vous jamais étouffé avec une bouchée de nourriture ? Avez-vous déjà trébuché sur un terrain plat ? Avez-vous bégayé ou fait un lapsus sur quelques mots ? Bien sûr que cela vous est arrivé. Nous autres, êtes humains, pouvons nous planter à tout moment. Si vous imaginez que nous vivons dans un univers fondé sur des dés, il est raisonnable de penser que les dés sont jetés des millions de fois chaque seconde, juste pour voir lesquelles de vos cellules font correctement leur boulot de réplication et lesquelles se plantent suffisamment pour démarrer un cancer.
Bien sûr dans un jeu de rôle, vous ne voulez pas faire des jets pour tout ces trucs (2).
Même le jeu de rôles le plus lourdement bardé de dés n’utilise pas les dés pour tout. Bien sûr, il y a des règles qui exigent des dés pour la résolution des conflits, mais les maîtres de jeu utilisent des mécanismes sans dés pour la majorité des événements de tout JdR (conversations, sens commun, mouvement, compétences "automatiques", etc.) Chaque séance de JdR doit, afin de garder un minimum de rythme, ignorer une multitude d’opportunités de jets de dés.
Je vais aller un peu plus loin et poser un ensemble de trois maximes :
- Étant donné qu’aucun jeu fondé sur les dés n’utilise les dés pour toutes les situations aléatoires possibles, il en découle que tout les JdR fondés sur des dés utilisent des mécanismes sans dés.
- En conséquence, tout les JdR avec dés sont une fusion entre des mécanismes sans dés et des mécanismes avec dés.
- Seuls les JdR purement sans dés, où il n’y a absolument aucun dé, évitent de devenir un tel mélange.
- En conséquence, en ce qui concerne les dés (i.e. sources d’aléatoire), il n’y a que deux possibilités: les systèmes sans dé qui n’utilisent aucun dé ou source quelconque d’aléatoire et des systèmes hybrides qui utilisent une certaine combinaison des deux.
Une dernière remarque concernant la définition de « sans dé ». Je considère que cela signifie, littéralement, jouer sans dé, mais aussi jouer sans aucune autre source d’aléatoire (pas de cartes, de pile ou face, de roulettes ou quoi que ce soit)
Cela n’empêche que je suis toujours choqué d’entendre ceux qui émettent l’affirmation extravagante que jouer sans dé induit une espèce de supériorité rôliste. Ce n’est pas comme cela que je le vois. Oui, le JdR sans dé semble conférer une qualité différente à une campagne… mais tous les jeudis soirs à Détroit, je suis heureux de traîner mon sac de dés et de jeter les meilleurs d’entre eux. Il n’y a pas de mécanisme supérieur, ni de pureté d’aucune sorte; au contraire garder les deux alternatives en vigueur dans le jeu de rôles assure une saine gamme de possibilités pour tout les participants.
Article d'origine : Dice and Diceless: One Designer's Radical Opinion (c) 2003
(1) NdT : Il n'y avait pas de compétences dans les vieilles parties de D&D; la résolution se faisait à coups de questions/réponses/descriptions, comme expliqué dans Action dans le Théâtre de l'espritptgptb [Retour]
(2) NdT : Dave le Psycho, des Irrécupétables d'Albany, ne serait pas d'accord ; lui qui fait lancer les dés pour voir si un personnage se déplaçant trébuche sur le pas de porte et tombe dans l’inconscience. [Retour]
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