Chérissez ce que vous créez
© 2018 Brie Sheldon
Plus tôt aujourd’hui, j’ai répondu à un tweet de John Harper [auteur de Agon, Blades in the Dark… (NdT)], sur le fait d’aimer ses propres productions et comment cela impacte les autres. Pour vous faciliter la vie, je vais inclure le tweet et ma réponse, avant de la développer. C’est… un long message.
Le tweet de John :
Bonjour, ami.es créatif.ves. Peu importe ce que vous ressentez, n’hésitez pas à dire à tout le monde que vous aimez ce que vous créez et que vous êtes enthousiastes à l’idée de le partager. Mentez s’il le faut. Votre enthousiasme rayonnera quand même et les autres s’en imprègneront. Ne faites pas cette erreur idiote d’être trop discrèt.e et modeste. C’est une très mauvaise idée.
Mes réponses :
Je ne pense pas que ce soit la meilleure chose à faire de mentir sur ce que vous ressentez envers vos propres créations. Ma suggestion, pour répondre à ce problème, est de demander « Je travaille sur quelque chose que je souhaite apprécier et dont j’aimerais tirer de la fierté, mais j’ai encore du mal avec ça. Pouvez-vous m’aider à en trouver les bons aspects ? »
Je ne suis pas encore très fort à ça !
Souffrant de troubles psychiques, c’est vraiment extrêmement difficile pour moi de ne pas parler négativement de mes propres œuvres, surtout lorsque celles-ci ne rencontrent que rarement le succès ou la reconnaissance et particulièrement quand j’essaie d’en parler positivement et qu’il finit par être dénigré ou que des abonné.es cessent de me suivre sur les réseaux sociaux à cause de celles-ci.
On encourage beaucoup plus les hommes, surtout les hommes cisgenres [dont l’identité genrée correspond au sexe biologique (NdT)], à faire l’éloge de leurs propres créations. Le reste d’entre nous [Brie Sheldon s’identifie comme queer wiki (NdT)] sommes qualifié.es d’égoïstes, ou de personnes faisant trop de publicité, ou obtenant trop de louanges pour des œuvres qui n’en méritent pas autant.
Je voudrais parler positivement de mes œuvres, mais je lutte en permanence avec cela.
Je comprends ce que John veut dire et j’apprécie son intention, mais je sais aussi que mentir sur ce que vous ressentez peut vous blesser, donc vous devriez plutôt vous entraîner à améliorer la façon d’exprimer vos émotions, plutôt que d’apprendre à les cacher. Le fait d’être positif.ve au sujet de vos œuvres n’amène pas toujours de bons résultats, et ça fait mal.
La méthode de John fonctionne probablement pour de nombreuses personnes. Mais pour moi – d’après mon vécu –, ce serait une expérience douloureuse et néfaste, et ça ne marcherait pas.
En résumé : il n’y a rien de mal dans le propos de John, pour la plupart des gens ; mais ce n’est pas grave si son conseil n’est pas adapté à votre cas.
Bien, laissez-moi commencer par désamorcer les malentendus possibles :
- Je n’en veux pas à John. Je pense qu’il est génial ; il a été aimable et honnête durant nos conversations ça et là. Nous ne sommes juste pas toujours d’accord, et il a toujours bien accueilli nos désaccords. Je ne vais pas me disputer avec lui sur ce sujet, car je n’en vois pas l’intérêt et il n’est pas quelqu’un de mauvais.
- Personnellement, je ne pense pas que mentir sur ses sentiments soit sain. Certaines personnes peuvent faire semblant et y arriver, et c’est génial ! Mais tout le monde ne peut pas le faire, alors si vous suivez la méthode de John (ce qui est bien !), restez vigilant.es et respectez vos propres besoins. L’art de se vendre en exposant un fort amour-propre en public doit parfois passer au second plan, après la vie et son fonctionnement normal, et je sais que cela n’est pas agréable à entendre. C’est pourtant vrai.
- Je sais que ce que je dis ne servira pas à tous les hommes. J’en connais beaucoup – qui comptent pour moi – qui ont eu du mal à voir leurs créations reconnues, qui luttent pour que les gens reconnaissent la valeur de leurs œuvres, et qui font face à des réactions négatives quand ils en font la promotion. Je connais ces hommes et je les apprécie, et je n’essaie pas de minimiser ce qu’ils vivent. Comprenez cela s’il vous plaît.
Nous y voilà. Passons maintenant au cœur du sujet !
Debbie Reynolds ordonne : Menton en avant ! Poitrine en évidence !
Ce n’est pas grave de ne pas aimer ses propres œuvres.
Ce n’est pas grave, même si ça craint. C’est difficile de regarder ses propres projets sur son disque dur, ou sur sa tablette graphique ou peu importe sur quel support vous travaillez, et de ne ressentir que de la déception. Elle peut être liée au manque de succès, ou sans aucun rapport avec celui-ci. Ce sentiment peut survenir bien que vos abonné.es et vos ami.es l’aiment, eux ; ou la déception peut être liée au fait d’essayer de répondre à leurs attentes. Ce n’est pas grave.
Je vais dire quelque chose que vous avez déjà probablement entendu, et je m’excuse de le répéter. Mais laissez-moi essayer.
Votre travail n’est pas ce qui vous donne de la valeur. Ce n’est pas une question de quantité de travail investi. Ce qui vous arrive ne dépend pas de ce que vous avez créé, et de toutes façons ce pas une question de « vous le méritez ». Vous êtes important.e parce que vous êtes . Vous faites partie du monde et il est possible que vos œuvres ne soient jamais reconnues, mais vous comptez ; vous êtes important.e, et vous signifiez plus par vous-même que vos créations ne pourraient jamais l’être.
Van Gogh n’aurait pas pu peindre La Nuit Étoilée s’il n’avait pas d’abord existé lui-même. Vous devez être afin que toute œuvre que vous créez existe, et ce n’est pas l’approbation d’autrui qui crée votre contribution au monde, mais vous.
Freddie Mercury affirmant : Je me fous des autres !
Cela étant dit.
J’ai compris. Vraiment. Je regarde parfois mes productions en criant intérieurement (et quelques fois extérieurement) à cause de ses insuffisances. C’est un échec. Je me plains bruyamment sur Twitter que personne ne veuille m’interviewer. Je me lamente de ne pas avoir vendu grand-chose, et que personne ne parle de mes œuvres ou ne les commente sur les réseaux sociaux. Ça me blesse. Ça me blesse tellement. Je consacre des heures à mes créations, et j’ai mal , et mon travail ne vaut rien à mes yeux. Non. Je le déteste.
Je parie que vous ressentez ça aussi de temps en temps. Et ce n’est pas grave.
L’idée qu’il faut aimer son œuvre pour que les autres l’aiment aussi n’est probablement pas tout à fait ce dont parlait John, mais je parie que certaines personnes l’ont compris ainsi. Aimer son œuvre n’est pas la seule façon de réussir et de la faire aimer par d’autres. Pas du tout ! Mais il y a des choses que vous devriez faire. Vous savez que j’aime les questions, alors je vais vous en fournir quelques-unes, à vous poser à vous-même, pour rendre utile votre haine de votre propre création.
Ma citation préférée, qui est appropriée : Andy Samberg dans le rôle de Jake Peralta (dans la série Brooklyn Nine-Nine), scandant : « Les yeux fermés, la tête la première, on ne peut pas perdre ! »
C’est un exercice pour essayer de découvrir ce que vous pouvez faire pour dissiper vos ressentiments envers vos projets – ou au moins dépasser ces impressions. C’est un exercice que j’ai vraiment fait, et que j’ai trouvé utile, alors je ne vous raconte pas n’importe quoi. Vous aurez besoin d’au moins 5 minutes par projet, ou peut-être 10.
Examinez les quelques sections de votre création qui, en ce moment-même, vous rendent triste. Ouais, ça va faire mal. Mais faites-le. Prenez de quoi noter vos pensées. Prêt.e ? Posez-vous brièvement toutes les questions suivantes pour chaque projet. Vous pourrez revenir plus en détail dessus ensuite.
- Comment je me sens en regardant cette partie ?
- Est-ce que je ressens du dégoût ?
- Est-ce que je ressens de la tristesse ?
- Est-ce que je ressens de la colère ?
- Est-ce que d’autres personnes m’ont dit ressentir la même chose ?
- Quels sont les sentiments des autres personnes ?
- Si vous ne l’avez montré à personne, montrez-le à quelqu’un après l’exercice.
- Pourquoi ce projet me fait me sentir ainsi ?
- Est-ce à cause de leurs structures ?
- Comment devrait-il être structuré ?
- Puis-je changer sa structure ?
- Comment ?
- Est-ce que le projet semble mauvais ?
- De quoi je veux qu’il ait l’air ?
- Est-ce que je peux le faire ressembler à mes souhaits ?
- Comment ?
- Est-ce qu’il ne fonctionne pas ?
- Puis-je le faire fonctionner ?
- Comment ?
- De quels outils ai-je besoin ?
- Est-ce qu’il a un lien avec quelque chose de négatif dans ma vie ?
- Puis-je en parler avec quelqu’un ?
- Puis-je le changer pour diminuer la force de ce lien ?
- Comment ?
- Est-ce à cause de leurs structures ?
- Est-ce que quelqu’un en a dit du mal ?
- Sa plainte était-elle fondée ?
- Puis-je résoudre les vrais problèmes soulevés par cette personne ?
- Comment ?
- Est-ce certaines parties sont incomplètes ?
- Puis-je les finir ?
- Ai-je besoin de les finir ?
- Puis-je me décider à les mettre de côté et y revenir un autre jour ?
- Le projet est-il ce que j’avais prévu au départ de faire ?
- Qu’est-ce que j’avais prévu ?
- Puis-je faire des changements pour le rendre conforme au plan ?
- Comment ?
- M’a-t-il apporté le succès que je souhaitais ?
- Quel était le succès que j’espérais ?
- Est-ce que je dépends de ce succès ?
- Puis-je demander de l’aide pour l’obtenir ?
- Ai-je été trop occupé.e pour travailler sur ce projet ?
- Est-ce que je veux me donner le temps pour travailler dessus ?
- Est-ce que je peux trouver le temps d’y travailler ?
- Comment ?
Revenez sur vos réponses aux questions « Comment ? ». Voyez lesquelles sont :
1. quelque chose que vous voulez faire ?
2. quelque chose que vous pouvez faire (vous-même, ou avec de l’aide) ?
et
3. quelque chose qui, selon vous, changera ce que vous ressentez face aux éléments du projet ?
Si, pour un même élément, plusieurs réponses s’appliquent, rassemblez-les en une seule réponse.
Taraji P. Hensen en train de prendre une photo sur son smartphone, et commentant « Tu fais des choses incroyables, mon chou »
Une fois que vous avez trouvé plusieurs réponses, regardez votre agenda et votre liste de tâches à faire. Réservez une demi-heure dans les trois prochains jours, puis une autre demi-heure dans une semaine, pour examiner l’un des éléments que vous pensez pouvoir résoudre. Lors des moments que vous avez planifiés, concentrez-vous – pour chacun des éléments du projet – sur chaque ensemble de questions-réponses. Par exemple vous penserez peut-être que « ce croquis ne fonctionne pas comme je le souhaite, il ne transmet pas l’émotion que je recherche, mais si j’utilise un logiciel de dessin comme Illustrator, alors peut-être que je pourrais effacer cette section et en dessiner une nouvelle. » Travaillez là-dessus.
Même si vous passez ce temps seulement à réfléchir, et que vous ne prenez que quelques notes, c’est bien ! Continuez régulièrement à planifier ces rendez-vous de 15-30 minutes pour répondre aux questions et pour travailler sur l’exécution des « Comment ? »
Si vous vous heurtez à un problème, ou si vous ressentez de la frustration, demandez de l’aide. Choisissez une ou deux personnes – pas plus – dont l'opinion sur ce projet serait recevable et de confiance. Dites-leur : « J’ai du mal à résoudre ce problème. Est-ce qu’on pourrait en parler et vous pourriez me donner vos avis positifs et constructifs ? » À partir de là, regardez si vous pouvez achever ce que vous aviez prévu de faire sur ce projet.
Si vous n’avez répondu « oui » à aucune des questions de la deuxième série (quelque chose que vous voulez faire ? …que vous pouvez faire …qui changera ?) pour un projet, mettez-le de côté. À moins que ce ne soit un travail rémunéré, oubliez-le.
Pour les projets menés pour des tiers, rappelez-vous que vous répondez à leurs besoins, pas aux vôtres. Contactez la personne avec qui vous travaillez, expliquez-lui ce que vous constatez, puis demandez-lui si elle en pense la même chose.
Si c’est le cas, demandez-lui comment résoudre les problèmes (« quelqu’un a dit que le brouillon de ce PNJ n’a apparemment pas de sens, pourrait-on y réfléchir ensemble et envisager une réécriture ? »).
Si ce n’est pas le cas, finissez juste le projet de la façon qui lui plaît. Ce peut être difficile ou frustrant mais, parfois, nous effectuons un travail rémunéré qui ne nous satisfait pas. Mais ne détestez pas ce projet – une fois fini, considérez-le fini. Archivez les fichiers, rangez-les, faites tout ce que vous devez faire mais surtout : sortez ce projet de votre esprit. Vous en avez fini avec lui.
Rosario Dawson (interprétant Claire Temple dans la série Daredevil) lâche : « C’est bon, j’en ai fini avec ça ».
Voici le secret : vous n’aimerez peut-être pas le projet, après avoir travaillé dessus. Faites un effort pour répondre au « Comment » et le faire, et demandez de l’aide quand vous en avez besoin . Après ça, vous pourriez vous sentir mieux. Mais vous pourriez aussi vous rendre compte que le résultat n’est pas ce que vous vouliez. Vous pouvez revenir aux questions ou à vos propres projets, vous pouvez le mettre de côté jusqu’au jour où vous aurez envie de revenir dessus. Ou vous pouvez le jeter. C’est vous qui décidez.
Maintenant que vous savez pourquoi vous aviez une mauvaise impression de votre œuvre, vous pouvez y faire quelque chose. Ne pas aimer sa propre création et ne pas savoir pourquoi, ça peut vous ronger de l’intérieur. Et ce qui est formidable, c’est que – quelques fois – comprendre « pourquoi » et savoir si ça peut être résolu, ça permet à terme d’aimer ce que l’on a fait, ou bien ça permet de s’en débarrasser. Vous poser ces questions et y réfléchir sous l’angle pratique vous donnera le pouvoir, soit de faire quelque chose, soit de ne rien faire volontairement, et aucun de ces deux choix n’est moralement ou éthiquement mauvais .
Vous pourriez détester cet exercice plus encore que votre création - c’est à prendre en compte. Mais, vraiment, réfléchissez à la raison pour laquelle vous créez. Créer est puissant. Créer est beau. Quand on crée quelque chose, on ajoute au monde quelque chose qui n’aurait pas pu exister sans nous. C’est stupéfiant ! Alors pourquoi ne pas travailler ? Pourquoi ne pas créer ?
Et nous en sommes la partie la plus importante. Nous contrôlons l’œuvre, autant que faire se peut. Nous déterminons comment nous le commercialisons, comment nous le consommons, nous contrôlons comment nous voulons nous investir là-dedans. C’est un choix que nous faisons.
Quand vous n’êtes pas satisfait.e de votre travail, parlez-en si vous voulez mais faites-le à dessein. Je n’aimais pas mon jeu Turn car les gens n’arrêtaient pas de lui coller l’étiquette de jeu Propulsé par l’Apocalypse wiki, alors j’y ai longuement réfléchi puis j’ai fait les modifications nécessaires pour ne plus ressentir ni colère ni déception pour ce jeu. Quelques changements de mots ont suffi pour qu’il porte ses fruits. J’étais complètement frustré (en) par Shoot to Kill [un jeu basé sur l’utilisation en public d’armes à feu aux USA (NdT)] jusqu’à ce que je me rende compte que le problème était lié à mon éthique, alors je suis en train de le modifier pour résoudre ce qui me gênait [le nom du jeu a évolué et les PJ ne jouent plus des assassins qui tirent des balles, mais plutôt des photographes qui tirent des portraits (NdT)]. Ça craint de se demander pourquoi on n’aime pas ce que l’on fait, et pourquoi ça nous frustre, mais ça permet de modifier le projet et de se sentir mieux !
Les gens remarqueront l’enthousiasme que votre création vous apporte, ou même vos discussions constructives et votre progression, et ils auront envie d’apprécier votre jeu avec vous. Ça les encouragera et vous n’en tirerez que du positif. C’est difficile à faire, mais je pense que c’est un défi que vous est prêt.e à relever.
Détester votre œuvre ne l’améliorera pas, et peut-être que ça ne la dégradera pas non plus. Mais est-ce que l’apprécier ne pourrait pas la rendre merveilleuse ?
Terry Crews disant « Tu sais que Terry aime aimer »
Article original : Loving your work
Pour aller plus loin…
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