Démolir le rêve du rôliste

Le fantasme du créateur de JdR passé à tabac

Il fut une époque, pas si lointaine, où je vivais dans la triste illusion que je voulais être créateur de jeux de rôle. Pouvoir vivre de sa création et du jeu de rôle - vous voyez le tableau ? Être créateur de JdR était tout en haut de la liste des « boulots de mes rêves » (juste après « Assistant personnel et muse de George Lucas » mais avant « N’importe quel rôle de figurant dans un épisode de Star Trek »).

Vous voyez ce que je veux dire. Vous ne pouvez rester planté là et me dire que vous n’avez jamais pensé - ne serait-ce qu’une fois - à vivre du jeu de rôle.

Vous y voilà - un samedi soir autour de la table en train de jouer à Donj’ avec vos bons vieux potes. Vous êtes sans vergogne en train de botter le cul des orcs. Il y a un pack de six Heineken au frais. La vie est belle.

Soudain, une voix s’élève au-dessus du cliquetis des dés qui roulent…

« Hé, Kev’, tu sais quoi ?

- Quoi ?

- On pourrait le faire, mec.

- Bien sûr, qu’on peut le faire. Les défenses orcs sont sur le point de céder, réponds-je..

- Non, mon pote. Je veux dire qu’on pourrait faire des foutus jeux de rôles.

- Mais qu’est ce que tu racontes ? Allez, lance donc ton foutu jet de sauvegarde !

- Non, vraiment. On POURRAIT le faire. On pourrait se faire un max de thunes ! On pourrait devenir riches ! Riches comme Gary Gigax ! »

Depuis toutes ces années, combien de fois a-t-on déjà entendu ces mêmes paroles autour d’une table de JdR ? Dieu merci, on en reste généralement là. Évidemment, le rêve est là, mais pour une raison ou une autre, cela ne va pas plus loin. Peut-être par manque d’ambition ou de capacités à mener le projet à terme. Ou peut-être parce qu’il vous manquait encore une bière avant d’être assez saoul pour adhérer à l’idée.

De temps en temps, cependant, quelqu’un d’autre du groupe suivra le mouvement avec un « Meeeeeerde ! Il a raison, Kev’ ! Je parie qu’on pourrait le faire. Bon sang, la plupart de nos règles maison sont BEAUCOUP mieux que les conneries qu’ils publient  (1) . »

Il suffit parfois simplement de ce noyau de confiance exprimée, de ce petit coup de pied en plus dans les fesses de l’optimisme aveugle, pour transformer l’étincelle en flamme. De caprice passager, le Rêve du Rôliste devient une obsession. Une quête, si vous voulez. Vous et vos amis allez vous efforcer de persévérer au nom d’un serment jovial du style « Un pour tous et tous pour un ». Avec Dieu comme témoin, vous allez créer le nouveau AD&D et en vivre. Vous allez être riche. Comme Gary Gigax ! Et même plus riche que Steve Jackson… Carrément ! C’est ce qui m’a mené sur la voie de la ruine et de la damnation. Cette simple petite voix à la table de jeu.

OK les enfants. Voici venu le moment où ce bon vieux Kev’ - qui est payé au mot - écrit pour faire son beurre. Rapprochez-vous de ce numéro de KODT et agrippez-vous bien aux pages. Parce que je vais vous rendre un grand service.

Je suis là pour briser le mythe. Arracher le fichu emballage en strass et montrer toute la pourriture brune qui se cache en dessous. Vous voulez vivre votre rêve ? Hé bien, laissez-moi vous parler du « rêve du rôliste ». Lorsque j’aurai fini de raconter mon histoire, vous serez en train de pleurnicher dans votre bourse de dés. Et toutes les envies que vous auriez pu avoir de suivre ce rêve et de devenir un créateur de JdR seront réduites à une pulpe sanglante bonne à jeter. Pas besoin de me remercier, je ne fais que mon travail : essayer d’éviter à mon prochain la douleur et la misère que j’ai endurées avant de prendre conscience de la vérité.

Tout d’abord, vous voyez les gars qui étaient assis avec vous lorsque vous avez décidé ensemble de créer et de vendre votre propre jeu ? Vous pouvez d’ores et déjà les retirer de votre liste d’envoi de cartes de voeux. Allez-y !! Faites-le !! Parce qu’aussi vrai que l’enfer existe, ils vous auront déjà retiré de la leur avant que tout cela ne soit fini.

Vos amitiés sont les premières victimes du « rêve ». Mon ami, elles vont même se briser comme un set de dés en porcelaine. La première amitié meurt généralement avant que le travail ne commence vraiment. Un gars veut créer un système basé sur le D6, un autre veut un jeu sans dés. C’est le choc des egos. Ça blesse les sensibilités. Il y a subitement une chaise vide à la table de JdR le samedi suivant. Alors que vous êtes en train de suivre votre rêve, votre ex-pote traîne au Café des Sports à s’enfiler des bières et à raconter à tous vos amis communs comment vous l’avez envoyé balader.

Les amitiés suivantes se brisent généralement au moment de faire la couverture et la page de crédits pour les contributeurs... Croyez-moi. Sur les dix gars qui pensaient que c’était une bonne idée d’écrire un jeu de rôle, il n’y aura au final qu’un ou deux péons pour faire TOUT le boulot. Évidemment, ils ne sont pas plaints pendant les mois de test et d’écriture en solitaire du fichu jeu. C’est parce qu’ils savaient !! Ils savaient que les salopards qui écrivent le jeu sont les mêmes salopards qui décident de ceux qui apparaissent dans la liste des auteurs et des remerciements.

« Pourquoi ton nom apparaît en premier ?

- Parce que j’ai fait le plus gros du boulot! Reconnais-le !

- Comment ça se fait que ton nom soit écrit en police taille 18 et le mien en taille 8 ?

- Parce que j’ai fait le plus gros du boulot! Reconnais-le ! »

Le samedi suivant, il y a un peu plus de chaises vides à la table de jeu et une note sous un essuie-glace de votre Mazda qui dit « Je vais te traîner au tribunal, pauvre type !  (2) ». Ne vous inquiétez pas, c’est une menace en l’air. La plupart des JdR ne rapportent pas du tout d’argent et les poursuites en justice demandent des avocats pour s’en charger. Personne n’y gagne.

Continuons. Vous voyez votre sourire qui vous vaut plein de compliments ? Eh bien c’est aussi de l’histoire ancienne. Vous devriez plutôt passer six heures par jour devant un miroir et améliorer votre grimace genre « Ma vie est foutue ». Vous en aurez besoin pour remplacer votre sourire chaleureux. C’est le visage de l’exposant typique en convention. (Oui, vous allez passez un sacré bout de temps en convention. Tous les autres exposants de conventions deviendront les membres de votre nouvelle famille.)

C’est pendant les conventions que le « rêve » commence vraiment à s’effilocher et l’illusion à partir en lambeaux. C’est là que cette bonne vieille Réalité arrive sur votre stand et vous frappe par derrière à grands coups de latte en bois. C’est une brutale prise de conscience. Vous êtes, parmi d’autres, un gars lambda qui trimballe une merde photocopiée dans sa pochette plastique transparente . Vous regardez autour de vous dans le coin exposants et voyez en face de vous une brochette de regards pareillement horrifiés qui vous fixent. Ils ont l’air de dire : « Mon Dieu ! Qu’ai-je fait ? ».

Allez, vous savez foutrement bien que vous avez déjà gambadé dans toute cette salle en vous demandant pourquoi tous ces exposants avaient l’air soit maniaco-dépressifs soit complètement en pétard. Vous savez généralement estimer l’ancienneté d’un exposant éditeur de jeu de rôle d’après la profondeur de ses rides d’expression et des cernes sous ses yeux. (J’ai une toise que je peux vous louer si vous tenez vraiment à vous lancer dans l’étude de ces phénomènes.)

« Pourquoi ont-ils l’air si amer ? », vous demandez-vous. Hé bien, déjà, les conventions de JdR ont toujours lieu lors des week-ends ou des ponts (vous pouvez d’ores et déjà rayer les barbecues du 14 juillet de votre agenda pour les dix prochaines années !). Chaque exposant traîne avec lui son propre sac de problèmes. Cela peut être sa femme qui est furieuse qu’il manque la réunion de la famille Farley pour la quatrième année consécutive. Ou peut-être est-ce son patron qui commence à remarquer qu’une certaine personne tombe toujours malade certains vendredis chaque année.

Comme si ça ne suffisait pas, ce sont durant les conventions que les créateurs de JdR rencontrent la créature la plus cruelle, la plus vicieuse que le monde ait connu. Un être infect au cœur sombre qui tient le destin de tous les créateurs de JdR entre ses petites mains crasseuses. J’ai nommé : Joe le Joueur.

Joe le Joueur est au JdR ce que la marmotte est à Monsieur Météo. Si vous ne voyez pas son ombre à votre stand, vous êtes parti pour six mois pénibles de plus. Vous êtes content si, en route vers la buvette, il ralentit assez longtemps pour jeter un coup d’œil sur la donzelle à moitié nue en cotte de mailles qui orne la couverture de votre JdR.

Alors que vous êtes là à attendre sur votre stand, essayez de faire ce que je faisais par le passé. Imaginez que vous avez affrété un yacht privé pour aller pêcher en haute mer (ça se pourrait - avec ce que vous payez pour ce stand, vous auriez tout aussi bien pu louer un yacht). Maintenant, imaginez que le stand des autres exposants sont aussi des bateaux de pêche, que vous êtes tous sur le même coin prometteur réputé pour ses bons poissons (le hall d’exposition), et que vous attendez le passage du banc de maquereaux. Croyez-moi, c’est une excellente analogie.

Donc vous êtes tous là, assis à votre stand, à attendre que le banc de maquereaux (client) nage jusqu’à votre bateau (stand). Vos appâts sont prêts et votre canne à pêche est placée de la meilleure façon possible. Vous attendez là pendant des heures que ça morde, le flotteur frémit de temps en temps, mais vous ne semblez pas capable de ferrer le moindre poisson, et encore moins d’en ramener un à bord. Au début, il se peut que vous ayez toujours ce sourire amical placardé sur votre visage béat - avant que l’on ne massacre cruellement votre optimisme comme un bébé phoque. Ne vous inquiétez pas - votre sourire finira par s’évanouir, et remplacé par cet air renfrogné et amer que je vous ai fait travailler.

 Laissez-moi maintenant décrire le scénario qui va se dérouler à chaque convention à laquelle vous allez participer. Tout commence lorsque vous remarquez que le type du bateau d’à côté a déjà remonté quelques prises. Il vous regardera fièrement alors qu’il range l’argent dans sa caisse. Cela peut être un peu embêtant, mais pas autant que ce qu’il fera ensuite. Il se sentira obligé de dire quelque chose de stupide dans le genre « Bon, c’est le moment de déjeuner ! Espérons que je gagnerai assez d’argent pour me payer le dîner ! » Vous répondrez avec le rire de rigueur en hochant la tête. Ensuite, il sourira, enfoncera ses mains dans les poches arrière de son pantalon tout en se balançant sur ses talons alors qu’il lorgnera la berge en quête de la prochaine victime. À ce moment-là, il remarquera que vous le fusillez du regard et il se sentira obligé de continuer à discuter :

« Alors, mec… ça roule ? »

Vous luttez contre l’envie de gronder et de montrer les dents. Vous arrivez à grommeler un « Comme ci… comme ça… On ne fait que commencer. On n’est pas encore très connu… »

Il acquiesce et sourit. Vous jureriez que c’est un sourire condescendant - on ne peut plus faux. Vous remarquez son regard qui parcourt vos produits. Maintenant vous jureriez qu’il y a un début de sourire de dédain au coin de ses lèvres. Et vous n’en êtes pas complètement sûr, mais vous croyez l’avoir vu lever les yeux au ciel.

Vous pensez : « Enfoiré… » . Vous prenez l’air encore plus renfrogné.

Pendant ce temps, un autre poisson a mordu à l’hameçon et l’Enfoiré vous fait signe qu’il doit retourner « au travail ». Votre main se crispe sur une cannette de Pepsi tiède jusqu’à ce que l’aluminium se froisse sous la pression. De nouvelles rides apparaissent sur votre visage à des endroits où elles n’étaient jamais apparues auparavant. Votre vessie est pleine et vous avez vraiment besoin d’aller aux toilettes - mais vous n’osez pas. Vous craignez que Joe le Joueur n’apparaisse et que l’Enfoiré d’à côté ne vous vole VOTRE vente. Il doit d’ailleurs se trouver dans une situation tout aussi difficile que la vôtre, vu comme il arpente la longueur de son stand en remuant une jambe. C’est une guerre de volonté et d’endurance qui commence. Vous n’auriez jamais dû boire cette dernière cannette de soda.

Monsieur Enfoiré est maintenant en train de ré-arranger son comptoir. Comme c’est pittoresque. Vous répliquez en ré-arrangeant le vôtre. Vous édifiez une sorte de pyramide avec vos livres façon château de cartes. Monsieur Enfoiré riposte en collant des flyers et des brochures sur le moindre centimètre carré de libre sur les murs autour de sa table. Zut, vous saviez que vous auriez dû prendre un fichu rouleau de scotch. Et ainsi de suite… Vous êtes venu à la conv’ en espérant fourguer tout un tas de produits et vous finissez en guerre des tranchées avec le couillon du stand d’à côté.

Avant même que vous vous en rendiez compte, la conv’ est finie et le hall d’exposition devient un vaste chaos où les exposants démontent leur table et commencent à ranger. C’est à ce moment-là que vous commencez à ravaler votre fierté. Vous avez un long chemin à faire jusqu’à votre voiture, et vous avez amené dix foutues boîtes de livres en pensant que vous arriveriez à tout vendre. Vous ne pensiez pas devoir ramener tout ça jusqu’à votre voiture. Pour remuer le couteau dans la plaie, vous remarquez que Monsieur Enfoiré a eu la bonne idée de prendre un diable.

Vous avez faim, vous en voulez à la Terre entière, et vous avez mal au dos à force d’être assis pendant 8 heures sur une chaise en métal à peine assez large pour accueillir votre fessier douloureux. C’est là que vous commencez à distribuer des « échantillons gratuits » aux autres exposants sous le faux prétexte que vous êtes « un mec sympa ». Retour de flammes : ils vous rendent la pareille en vous offrant un échantillon gratuit de la bouse qu’ILS n’ont pas réussi à vendre. C’est une bataille perdue d’avance. Vous décidez donc de jeter votre bazar dans une poubelle et de vous tirer d’ici une bonne fois pour toutes. Quand vous arrivez aux poubelles les bras chargés de votre « rêve », vous vous rendez compte qu’elles débordent des « rêves » dont les autres exposants se sont déjà débarrassés.

Mais ce n’est pas encore fini. Sur le long chemin du retour vous êtes tellement occupé à vous demander ce que vous avez raté que vous emboutissez l’arrière d’un camping-car. Ou, si vous avez vraiment de la chance, on vous emboutit l’arrière de votre propre voiture et passez les six heures suivantes à attendre que votre femme (qui est toujours furax que vous ayez raté la réunion de famille Farley) vienne à la rescousse.

Vous savez, je pourrais continuer mon récit. Je n’ai fait qu’effleurer la surface du concept « le rêve du rôliste », mais je pense que vous saisissez le tableau. Voyez-vous, je ne veux pas vous décourager de poursuivre ce rêve. Je ne fais que partager ma propre expérience. Et au moins, la prochaine fois que vous flânez dans le hall d’exposition et que Monsieur Enfoiré vous prend la tête parce que vous avez abîmé le sceau de l’une des ses pochettes transparentes, vous comprendrez et lui pardonnerez.

Pas encore convaincu ? Quelque part dans un coin de votre tête vous vous dites « Cela ne pourrait pas m’arriver. Mes idées sont bonnes ! »

Ouais, bon, OK, c’est peut-être le cas. Si vous voulez poursuivre ce rêve, foncez et faites-le. Mais j’en ai gardé un petit peu pour la fin en espérant que je puisse toujours sauver vos miches.

Lorsqu’on veut créer son propre JdR, les premières victimes ce sont en général vos propres parties. Hé oui. Ce qui vous passionnait ? Ce qui faisait que vous et vos amis vous remettiez autour de la même table toutes les semaines ? Disparu ! Aussi dur que cela puisse paraître à admettre, la plupart des créateurs de JdR que je connais n’ont ni le temps, ni même l’envie, de jouer. Ils sont devenus des ombres, un pâle reflet de ce qu’ils étaient, errant dans le monde des vivants. Croyez-moi : vous ne voulez pas finir comme cela.

Bon, j’ai presque fini. Je ne suis pas amer, les gars. Je suis juste un rôliste lambda qui devait vider son sac. A la prochaine.

Note de l’éditeur: Les avis et points de vue de Kevin Vance ne sont pas ceux de l’équipe éditoriale ou de Kenzer & Company. [l’éditeur de KODT].

Article d'origine : Gamer at large ; the personal rants of Kevin Vance : "Bashing the Gamer's Dream" - Knights Of the Dinner Table n°70 (août 2002), p.77-78


(1) NdT : cette phrase donne généralement naissance à un Crève-cœur de la Fantasyptgptb [Retour]

(2) NdT : L'éditeur de KoDT écrit dans le n°44  p.59 : "Toute personne qui a jamais collaboré à un projet créatif peut vous dire que déterminer des signatures et des mentions dans les "crédits" peut être un bourbier chaotique de contentieux. Le plus sûr moyen d'offenser quelqu'un est de ne pas reconnaître ses mérites" [Retour]

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Pour aller plus loin…

Cet article aurait dû trouver sa place dans l'e-book n°19 : Créer son JdR - l'avis des pros ; le côté éditorial de la création et de la publication de jeux de rôles.

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