La meilleure couverture de JdR de tous les temps

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Voici la couverture de l’édition boîte originale de Traveller grog parue en 1977, aujourd’hui communément appelée « classique ». À cause de cette couverture emblématique, on commémore le « Traveller Day » tous les 1er Mai [Oui, à cause du « Mayday »... (NdT)] :

Couverture de Traveller (1977) que du texte rouge et blanc sur fond noir

On parle beaucoup ces dernières semaines de couvertures de JdR (merci Wizards of of the Coast (1)). Alors, je me suis dit, n’est-ce pas le meilleur moment pour réfléchir à la plus élégante de toutes ?

J’insiste sur le fait qu’il ne s’agit pas seulement de nostalgie old-school à l’eau de rose. Elle n’est pas juste « pas mal pour l’époque » : je pense vraiment qu’elle est parfaite à un point qu’aucune autre couverture de JdR n’a atteint, ni avant ni depuis. Changez un seul mot, une seule ponctuation, un seul nanomètre du crénage, et vous diminuez sa qualité. Et si vous n’êtes pas convaincus, je vais expliquer tout ce que j’aime à propos de cette image et pourquoi. Tout. Ouais, cet article est ridiculement exagéré. Une idée aussi mauvaise qu’expliquer une blague. Mais je veux que tout soit dit.

Un peu de contexte

Pour la plupart des jeux de rôle, l’objectif de la couverture est de cadrer les attentes aussi efficacement que possible. Et pour arriver à ça, il faut d’abord comprendre de quoi parle le jeu derrière la couverture.

Bon, c’est quoi Traveller ?

Traveller est un JdR de science-fiction écrit par Marc Miller. C’est vieux. Vraiment vieux. Il a eu environ 12 éditions, est passé d’un éditeur à l’autre au fil des décennies. Mais la version classique de 1977, juste trois petits livrets dans une boîte, reste un jeu respecté et bien-aimé.

C’est le grand-père de son genre dans ce medium. De la même façon qu’on utilise D&D comme option fourre-tout pour n’importe quel cadre de fantasy (quêtes épiques, chasse au trésor, exploration, survie, mystère, horreur, politique, guerre…), Traveller c’est la même chose mais pour des histoires de spationautes. Et aussi, vous savez comment D&D a toujours une « campagne par défaut » sous la forme d’une exploration de donjon ? Et bien, la campagne par défaut de Traveller peut se résumer à jouer des « routiers de l’espace ». Elle est souvent comparée à la série télé Firefly, même si elle peut se rapprocher de The Expanse si les joueurs sont motivés. Elle est terre à terre et sans concession.

Le design du jeu priorise un simulationnisme strict, particulièrement pour les choses qui peuvent sembler sans rapport avec l’aventure. À la place, les mécanismes de jeu se concentrent habituellement sur les banalités. C’est un genre de jeu « tranche de vie », où vous imaginez les moments les moins excitants de ce à quoi un boulot de col bleu [i.e. d’ouvrier/ère (NdT)] peut ressembler dans un futur lointain. C’est un jeu dans lequel on rembourse le prêt [qui a servi à acheter le vaisseau], on fait la queue aux douanes du spatioport, voire un peu d’analyse de marché si on est motivé. Toutes les choses que les autres jeux de rôles choisissent normalement d’ignorer. On s’attarde sur les petites choses. Encore mieux, toute cette attention donnée aux choses ennuyeuses donne de la profondeur aux (sporadiques) moments de danger et de tension.

Mais en plus de la vie d’aventurier de l’espace à jouer avec vos amie-s, Traveller contient également un second jeu destiné au MJ. Le processus de construction d’univers est formalisé de manière procédurale, l’intention étant de l’apprécier séparément du mode de jeu « principal ». Le livret offre un modèle vierge pour concevoir un sous-secteur stellaire, des règles et des tableaux pour le peupler, et des amorces pour lui donner vie. Les éditions suivantes ont fini par se tenir à un cadre canonique pour la franchise, le développant avec de plus en plus de suppléments à vous vendre. Mais l’esprit de la période « classique » est de le faire vous-même. L’expression « Dans mon univers Traveller... » [IMTU - In my Traveller Universe - comment chaque MJ a ses propres paradigmes d'univers (NdT)], emblématique de ce jeu, est régulièrement invoquée par la communauté.

Enfin, Traveller est aussi connu pour être horriblement impitoyable. Si vous ne le connaissez pas du tout, il est probable que la première chose que vous entendrez soit : « c’est le jeu où ton perso peut mourir pendant la création de personnage ». Ce n’est pas une blague.

En gardant tout ça à l’esprit, comment est-ce qu’une couverture atteint son but ? La plupart des JdR accomplissent ça à travers leur sujet. C’est la raison pour laquelle les clones de D&D montrent toujours un groupe de héros courageux en plein combat contre des créatures mythiques. La couverture de Traveller, elle, montre… un signal de détresse. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

C’est un jeu où on pilote un vaisseau spatial.

Un vaisseau spatial, c’est du matériel avec beaucoup d’aspects techniques.

Piloter un vaisseau spatial, c’est dangereux.

Construire une identité visuelle

ou

Pourquoi n’y a-t-il pas d’illustrations là où il devrait y en avoir ?

Ce n’est pas juste la couverture. Si on ouvre les trois petits livrets, on tombe sur une mise en page que beaucoup trouveraient « ennuyeuse ». Mais pour moi, c’est l’incarnation du minimalisme efficace.

Démonstration de la mise en page de Traveller : tout en noir en blanc, deux colonnes, écrit petit, sans images...

La police des titres est Optima. C’est une police agressivement fonctionnelle. Propre, simple, facile à lire, à la fois sans empattements mais pas tant que ça, elle est aussi faite pour être utilisée pour le corps de texte. Extrêmement quelconque, presque totalement dépourvue de style. Mais dans un livre si rudement dédié au minimalisme, quelle police pourrait mieux convenir ? Le corps de texte est en police Univers, un choix tout aussi sobre. Optima a explosé dans les années 80 et a fini par être vraiment sur-utilisée. Mais Traveller l’avait choisie en premier, et il n’y avait vraiment pas de meilleur choix pour son style.

Deux autres pages dans Traveller. Quelques images élémentaires en noir et blanc sont ici et là, et on aperçoit des formules de physique, avec des racines carrées, écrites en gros.

Ces quelques premiers livrets n’ont aucune illustration. Juste quelques diagrammes (en fait, l’image les montre littéralement tous). Mais Traveller n’a jamais visé haut sur l’apparence. Voici une illustration d’un des premiers suppléments de Traveller, dessinée par William H. Keith Jr.

Une illustration en noir et blanc représentant des soldats de l'espace. L'un d'entre eux regarde à travers le viseur de son blaster, les autres sont alignés en rang. Le fond de l'image montre des planètes, des lunes ou quelque chose comme ça.

Ouais, je suis pas convaincu non plus. Mais si vous avez soif de mieux, je peux vous proposer ceci : le « futurisme cassette (2) ». Mon propre groupe considère Alien de Ridley Scott comme son exemple canonique. Le matériel est encombrant et bruyant, pas raffiné. Les vêtements sont utilitaires et sans prétention, ni élégants ni excentriques.

Un poste de commandement rétrofuturiste : les écrans sont à tubes cathodiques, avec pas mal de plastique gris autour. Des néons grisâtres illuminent un peu partout dans le décor.
Encore un décor rétrofuturiste : des écrans monochromes à tubes cathodiques, des cables électriques un peu partout... Mais on est sûrement dans l'espace.
Des personnages, habillés de vestes un peu militaires ou en cuir, regardent fixement un écran.

Est-ce que l’illustration permet de s’en rendre compte ? Un petit peu, mais pas vraiment. Ça apparaît surtout dans le texte.

Comme je l’ai dit, Traveller a eu de nombreuses éditions. Au fur et à mesure, elles ont contenu de plus en plus d’illustrations. Et vous savez quoi ? Elles ne sont pas impressionnantes non plus. Juste étonnamment ennuyeuses. Certainement pas aussi attrayantes que tout le futurisme cassette croustillant issu de nos imaginations. Comparé aux illustrations de l’époque « classique », elles sont clairement plus fidèles, plus qualitatives, mais sans véritable impact. Pourquoi s’encombrer avec ?

Couverture de Traveller 2022. Des persos debout sur un rocher, en poses héroïques : une capitaine, un cyborg, un androïde, et deux mammifères humanoïdes. Derrière eux, une navette spatiale en train de se propulser.

Parce que le marché l’exige. Dans le milieu de l’édition de JdR moderne, les illustrations comptent énormément. Il y a beaucoup de concurrence, et les consommateurs et consommatrices ont très clairement fait comprendre qu’iels choisiront presque toujours de dépenser leur argent pour un bouquin agréable à regarder par-dessus tout.

Je n’ai aucun problème avec ça. Moi aussi, j’ai quelques livres de JdR que j’ai achetés essentiellement pour leurs visuels. Et beaucoup de bons Jeux de Rôles deviennent géniaux grâce à l’ajout d’une excellente direction artistique. Du genre qui soit réalisée par un ou une artiste avec un style distinct, personnel et assumé.

En haut à gauche, une pyramide Aztèque décorée de dieux Égyptiens d'où s'échappe un robot géant. En haut à droite, un "vampire fossile" dessiné juste en avec des lignes de stylo, comme gribouillé, mais réaliste. C'est une créature humanoïde à grandes griffes, avec une sorte de mandibule et qui se tient à quatre pattes, ce qui rappelle un peu une fourmi. En bas à droite, une couverture à fond noir avec un dragon dessiné en blanc et deux auréoles jaunes, une pour chaque tête du dragon. Et en bas à gauche, un groupe d'aventurier-es au milieu d'un pré. Le seul humain parmi elleux semble vivre un Isekaï; d'ailleurs le style de dessin fait assez manganime. Désolé pour ces descriptions bancales, j'ai vraiment essayé.

Mais ça n’est certainement pas la norme, pas vrai ? La vaste majorité des JdR semble à l’opposé avoir des illustrations numériques incroyablement vagues et génériques, que vous oubliez instantanément après avoir tourné la page. Du genre qui vous fait suspecter que le créateur ou la créatrice a commandé le minimum nécessaire pour protéger ses arrières. Juste assez pour donner à leur produit une chance d’être viable commercialement. Un menu Mac Fantasy commandé au drive parce que tu es en retard au boulot.

En haut à gauche, des super-héros à tenue moulante combattent avec des champs de force au milieu d'une pluie de météorites. En haut à droite, des gobelins se lancent à l'attaque. En bas à droite, un hibou géant à griffes combat des persos qui l'attaquent avec des lances d'où s'échappent des éclairs. Et en bas à gauche, trois personnages, dont l'une a la peau bleue, discutent tout en se cachant d'une patrouille, sur fond de mégalopole.

Et pourtant, ces livres se vendent. En fait, ils se vendent en grande partie grâce à leurs illustrations. Oui, ça compte à ce point. Alors, dans ce contexte, la décision de ne mettre absolument aucune illustration sur la couverture, même pas des motifs abstraits, n’a aucun putain de sens. Du suicide commercial.

Mais étant moi-même amateur de belles illustrations, c’est l’assurance de l’artiste qui m’attire le plus. Et comparé à toute la soupe à l’eau qu’on peut croiser, le dévouement inébranlable de Traveller au minimalisme le plus pur est extrêmement audacieux. Pour l’amour du ciel, combien de couvertures vous demandent de lire ?

Bon, mais qu’est-ce qu’on a comme visuels ?

Noir, blanc, et rouge. Peut-être un peu fait et refait à ce stade, mais c’est une combinaison de couleurs extrêmement frappante. L’esthétique de l’édition classique est généralement plutôt parcimonieuse, mais ce type de visuel qui rappelle les graphismes « fil de fer » sur moniteur cathodique monochromes. Juste de minces lignes rouge brillant sur fond noir. Ça grésille.

Carte de "l'espace connu" autour de l'Imperium en noir, rouge et blanc.
Une hexmap d'un 'secteur' sur fond noir ; limites de 16  'sous-secteurs' en rouge ; planètes et routes de commerce en blanc, avec le supplément "Secteur Théta Borealis" posé dessus.
Une navette spatiale, dessinée juste "en fil de fer" rouge sur fond noir, un peu comme un modèle 3D des années 80.

La couverture de la boite est presque totalement noire. Voilà un autre stéréotype que certains trouvent trop courant (voir Cyberpunk, The Dark of Hot Springs Island, Shadowdark, et tout plein d’autres éditions spéciales aux variantes de couverture à collectionner, etc). Mais qu’ils aillent se faire foutre, Traveller a la légitimité. C’est pas juste un jeu dans lequel on peut aller dans l’espace. C’est de l’espace qu’il parle. Votre personnage va passer au moins 80 % de sa vie là-haut dans le vide spatial. Montrer n’importe quel autre paysage serait malhonnête.

Le plus gros élément sur ce fond noir est le titre. Ce qui nous amène à l’image de marque de Traveller.

Logo de Traveller. TRAVELLER en grandes lettres rouges et sous-titre "Aventures de Science-Fiction dans le futur lointain" en blanc

Logo de Traveller et son slogan "Aventures de Science-Fiction dans le futur lointain"

Comme tous les autres éléments de son design visuel, c’est douloureusement quelconque. Sur absolument n’importe quelle autre couverture de JdR, il y aurait un logo illustré. Au moins une typographie savoureuse et fortement stylisée.

Couvertures/logo titres de jeu sur fond noir, en police élaborée et imagée (donnant une police graphisée, comme les groupes de heavy metal). En haut à gauche, celle de l'AdC. En haut à droite, celle de "UVG and the Black City". En bas à droite, celle de Dungeon World. En bas à gauche, celle de Mothership.

Mais pas Traveller. Moins il y a, mieux c’est. C’est littéralement la même police que tout le reste des textes. La seule différence ? 1) C’est en majuscules, et 2) c’est à peine en italique. Si l’écriture était plus penchée, ça risquerait de sembler maladroit. Vous voulez voir à quel point ça serait excessif ?

Reconstruction du logo de Traveller, en majuscules rouges sur fond noir, mais encore plus en italique.

Pas d’excès. Juste ce qu’il faut d’italique pour suggérer l’énergie. La vitesse. Lorsque vous lisez le texte de couverture, au moment où vous atteignez ce titre et que les lettres adoptent cette si légère inclinaison, vous ressentez le recul d’un démarrage brusque. Vous vous penchez instinctivement vers l’avant et ça fait clic. Vous entendez immédiatement la musique de science-fiction épique.

Le seul autre élément d’image de marque de l’édition classique de Traveller, c’est cette ligne rouge horizontale. À quoi elle sert ? Vous en trouverez plusieurs occurrences dans le texte du jeu. C’est vraiment juste un séparateur épais qui accompagne chaque titre de chapitre. Un outil de mise en page plutôt basique, assez direct. De nombreux autres livres de JdR trouvent des façons plus subtiles d’arriver à la même fin. Mais Traveller choisit étrangement d’élever cet élément typographique banal au rang de marque. Il est constant dans tous les livrets de l’édition classique.

Images de présentation de vidéos YouTube dédiées au combat et à une intro au jeu. La ligne horizontale est bien présente.
Un mug Traveller : une tasse peinte en noir avec le logo en rouge et le slogan en blanc... et toujours cette ligne rouge horizontale.
Capture d'écran de la page Wikipedia de Marc W. Miller (l'auteur de Traveller), sur sa photo il pose avec au fond la galaxie... barrée de cette fameuse ligne horizontale rouge.

Et pourtant, c’est en quelque sorte un choix idéal. Ça renforce la vitesse et l’énergie sous-entendues par le titre. En tout cas, personnellement, j’interprète la ligne rouge iconique de Traveller comme une traînée de condensation. Je visualise un vaisseau spatial qui file le long de la page, laissant dans son sillage une lueur rouge brillante. Pourquoi, alors, s’arrête-t-elle avant d’atteindre le bord droit ? Ben, c’est évidemment le point à partir duquel le vaisseau est passé en hyperespace. Là où il est devenu si rapide qu’on n’arrive plus à le suivre.

L’appel au secours

Je ne pense pas avoir jamais croisé quoi que ce soit dans un produit de JdR qui ait stimulé mon imagination autant que ce paragraphe. Dans l’intro, quand je prétendais que chaque mot, chaque ponctuation, que même le crénage étaient parfaits ? J’étais sincère. J’adore comme les points de suspension sont bizarrement étirés. Vous avez déjà rencontré quelqu’un qui abuse des points de suspension ?

Je pense que beaucoup d’entre nous avons appris à lire au travers. Ils sont censés représenter une pause, mais je ne suis pas sûr que les gens les lisent comme une pause. Iels ont tendance à les traiter comme une virgule. Mais en les espaçant comme ça, l’auteur corrige cette habitude en douceur et nous rappelle de marque la pause. Ce qui m’amène au concept majeur en jeu :

L’art est toujours collaboratif. L’artiste et le public travaillent ensemble.

Bien sûr, pour certaines formes, l’auteur ou autrice fait presque tout le travail pendant que vous absorbez tranquillement. Une cuisinière prépare un plat pour que vous puissiez l’apprécier, élaboré selon sa vision. Mais les formes d’art qui ne vous tiennent pas par la main, qui vous imposent la majeure partie du travail, sont d’une puissance unique. Elles vous engagent et vous immergent, vous permettent de prendre en main votre expérience. C’est vrai pour les jeux de rôles, évidemment. Mais c’est aussi vrai pour la lecture.

La plupart des écrivain-es novices ont la mauvaise habitude de trop décrire. Iels font l’erreur de penser que la clé de l’immersion est de balancer des tonnes et des tonnes de détails ; « Peindre une image claire dans leur esprit ». C’est généralement une mauvaise idée. Les livres ne sont pas des peintures. On dit qu’une image vaut mille mots, mais c’est un peu trompeur. Le temps que vous écriviez le millième mot, vous avez perdu toute la puissance et l’émerveillement qui auraient été contenus dans l’image équivalente. Il faut utiliser les mots pour faire ce que seuls les mots savent faire.

Capture d'écran de l'appel à l'aide sur la couverture.

Ici Libre Marchand Beowulf,

appel à tous…

Mayday, Mayday… nous sommes attaqués… moteur principal hors-service…

tourelle numéro 1 ne répond plus…

mayday… pression dans l’appareil en chute rapide… appel à tous… à l’aide…

ici Libre Marchand Beowulf…

Mayday...

Les mots qui constituent l’appel au secours refusent catégoriquement de faire le travail d’une image. On ne nous donne absolument aucune information contextuelle. Pas de texte de description du cadre, comme « vaisseau : intérieur du cockpit. Alarme qui beugle ». Aucun nom de personnage à qui attribuer les paroles. En fait, on n’a aucune idée de combien de personnes sont en train de parler.

Il n’y a même pas de guillemets. On considère vraiment ces signes de ponctuation comme allant de soi, pas vrai ? Pourtant, ils ne font pas partie du discours à proprement parler. Ils existent seulement dans un texte, comme indication visuelle qui fournit une information supplémentaire. Mais même si ce texte est bien censé représenter des paroles que quelqu’un prononcerait, on nous retire la ponctuation qui le confirmerait. Les mots doivent s’exprimer par eux-mêmes. Vous devez décider que c’est un personnage qui parle. Vous devez créer le contexte dans votre esprit. Vous impliquer.

Voilà une question pour vous : quand vous lisez ces mots, est-ce que vous les entendez dans la voix du personnage, qui viennent de sa bouche, depuis le cockpit ? Ou est-ce que vous les entendez depuis un récepteur, une transmission électronique parasitée à travers la radio de votre propre vaisseau ? Sur quel vaisseau êtes-vous ? Est-ce que vous comprenez ces points de suspension comme des interruptions radio ? Ou est-ce que c’est la personne émettrice qui fait des pauses parce qu’iel est en train de faire plusieurs choses en même temps frénétiquement ? On pourrait supposer que nous, le public, sommes dans une position plus analogue à celle des destinataires. L’absence totale de visuels signifie que nous n’avons pas plus d’information qu’elleux en auraient. Mais personnellement, je ne peux pas m’empêcher de m’identifier à l’émetteur. C’est presque une règle, que si une couverture de JdR montre un personnage, on sous-entend que c’est un Personnage-Joueur. Il s’agit de créer des attentes, vous voyez ? Et vu sous cet angle, comment pourrais-je lire ces mots autrement ? Comment ne pas interpréter ça comme une prophétie de ma propre destinée ?

En fin de compte, le texte ne vous confirmera rien de tout ça. Votre cerveau va devoir décider seul. Ce qui est souvent plus captivant, de toute façon. C’est comme dans un film d’épouvante. C’est mieux de laisser le monstre caché pour laisser l’imagination du public travailler.

Mais encore plus important, ça prouve un des concepts clé du minimalisme : il s’agit au moins autant de ce qui n’est pas dit que de ce qui l’est. Il faut savoir quoi éliminer. Moins vous en dites, plus l’impact de ce que vous dites est maximisé. Et dans ce cas, bien que le texte suggère certainement différentes idées à votre esprit, il n’y en a qu’une qu’il confirme sans ambiguïté : l’urgence désespérée.

Le texte de l'appel à l'aide est surligné de différentes couleurs. Chacun des éléments est analysé dans la suite de l'article.

L’élément le plus critique est l’utilisation de répétitions. Ça suggère que l’émetteurice fait boucler sa transmission. Mais le cycle n’est pas parfait. Les phrases ne sont pas répétées dans le même ordre chaque fois. La situation est trop chaotique pour ça.

La répétition apparaît logique si on prend en compte le contexte. La personne qui parle doit répéter son appel à l’aide plusieurs fois simplement par pragmatisme. Elle ne peut pas se contenter de le dire une fois et de se taire. Elle doit continuer à répéter le message encore et encore. Quelqu’un qui passerait dans le coin pourrait capter son signal à tout moment, elle doit donc continuer à répéter les faits élémentaires au cas où quelqu’un commencerait tout juste à écouter. Mais la répétition fait aussi sens d’un point de vue émotionnel. Elle renforce le désespoir. Quand vous êtes totalement impuissant, et que tous vous efforts sont futiles, qu’est-ce que vous faites ? Vous avez tendance à répéter vos efforts, même s’ils ne font aucune différence. Parce que c’est tout ce que vous pouvez faire.

Et avec chaque répétition, il devient de moins en moins probable que vos efforts payent. Après tout, si ce que vous faites devait marcher, vous n’auriez probablement besoin de le faire qu’une fois.

Capture d'écran du "Mayday, Mayday"

Je suis très frappé par le choix de mots. Ça ne ressemble pas trop à la façon dont mes joueurs parlent pendant les parties de D&D. Quelqu’un qui épierait notre table entendrait un ton beaucoup plus décontracté. Sarcastique, blagueur, pas sérieux. Un peu d’argot du 21e siècle, des citations de films, des memes. Même pendant un conflit, ça reste un jeu un peu bouffon.

Traveller veut installer une ambiance différente. Ce personnage a l’air plus professionnel qu’aucun aventurier de D&D n’a jamais été. Le mot « Mayday » est techniquement du jargon. C’est la phrase de procédure standard utilisée par les pilotes et opératrices radio pour signaler une urgence vitale. Ça vient en fait du français « m’aidez ». Pour autant, ça n’est ni obscur ni opaque, pas vrai ? Je sais que vous saviez déjà ce que ça veut dire. Et en même temps, ce n’est pas quelque chose que vous diriez instinctivement si vous étiez dans cette situation. Vous êtes juste une personne ordinaire qui n’a jamais mis le pied dans un cockpit. Soyons francs, vous seriez probablement en train de crier et de pleurer, non ? L’utilisation du mot « Mayday » sous-entend de l’entraînement.

De la même façon, chaque détail partagé par la personne qui parle renforce cette impression. Iel délivre des rapports de situation sur l’état du vaisseau qui se dégrade entre chacune des phrases standard qu’iel répète. Encore une fois, comprenez-moi bien. Les complications décrites sont parfaitement compréhensibles. Elles se passent d’explications. Mais le fait que cette personne sache quoi dire sous-entend qu’elle est entraînée. Elle sait que si quelqu’un écoute sa transmission, c’est un ou une pilote de vaisseau. Elle sait qu’elle doit être extrêmement brève. Et elle sait quelles informations spécifiques sont les plus importantes à prioriser à ce moment.

Mais soudain, ce ton professionnel stable est brièvement interrompu.

Capture d'écran des deux mots : "please help..."

À l’aide

Avec seulement deux mots, vous connectez momentanément avec l’humain de l’autre côté. Vous entendez cette peur indéniablement humaine.

Techniquement, ces mots ne nous apportent rien de nouveau. Cette information était déjà contenue dans le mot « Mayday », qui a été répété plusieurs fois. Mais ça n’est pas la même chose. Ces deux mots submergent tout le paragraphe.

Capture d'écran du dernier "Mayday".

Enfin, il y a un dernier « Mayday » décalé loin sur la droite. Les points de suspension indiquent une pause, mais ce grand espace vide insinue un silence bien plus effrayant. Rien ne pourrait être plus désespéré.

La philosophie de Traveller édition classique

Revisitons cette question de tout à l’heure : pourquoi est-ce que la couverture n’inclut aucune illustration ?

Ce qui suit n’est pas nécessairement ma propre philosophie sur le sujet. Je veux dire, j’adore vraiment les illustrations de JdR. J’en parle assurément beaucoup, pas vrai (3) ?
Mais je veux essayer d’argumenter pourquoi ce choix est parfait pour la philosophie de Traveller.

La première chose dont nous devons nous rappeler est que le JdR n’est pas un medium principalement visuel. Je sais que pour beaucoup, ça ne fait pas plaisir à entendre, mais c’est vrai. L’acte de jouer réside dans la conversation et dans l’imagination. Même lorsqu’un livre de règles a des illustrations et un design graphique à couper le souffle, ça ne fait généralement pour autant aucune différence pour la majorité des gens qui vont s’asseoir à votre table. La plupart des joueurs et des joueuses ne lisent pas de livres de JdR très souvent. La façon la plus répandue d’apprendre les règles, c’est de les apprendre de quelqu’un.

Vous pouvez bien sûr insérer des visuels dans votre partie. Montrer une image, faire un dessin, utiliser des figurines… Si vous me connaissez, alors vous savez que j’adore incorporer des éléments visuels. Parfois pour des raisons pratiques, d’autres pour plus de variété. Mais quoi qu’il arrive, c’est en fin de compte en défaveur du medium. Ça compense un défaut de communication.

La maîtrise de jeu est une forme d’art impressionniste. Montrer occasionnellement une image aux joueureuses est utile parce que ça donne au MJ un bref moment de contrôle sur l’imagination de chacun-e. Juste une capture instantanée nette et canonique de l’histoire, avant qu’iels recommencent à visualiser mentalement l’image de leur côté. Mais si vous ne faites pas attention, vous pourriez en faire trop. Vous pouvez leur retirer trop de travail, et ainsi les empêcher de s’approprier l’histoire.

Capture d'écran d'une de ces tables virtuelles 3D

À l’heure où j’écris cet article, nous sommes témoins d’une multiplication de logiciels de table virtuelle 3D lourds et produits en série, qui vont probablement bientôt remplacer Donjons & Dragons complètement, et cela m’attriste. Quand je veux jouer à un jeu vidéo, je joue à un jeu vidéo. Mais quand je joue à un Jeu de Rôles, c’est parce que je cherche autre chose. Quelque chose qui appartienne à mes ami-es et à moi-même, parce que nous l’avons créé (4).

À mon avis, l’art de la maîtrise de jeu consiste surtout en la capacité à apprendre comment en dire le plus que vous pouvez avec aussi peu de mots que possible. Que pouvez-vous dire en une phrase qui aura le plus d’impact ? Que pouvez-vous dire aux joueurs et aux joueuses qui va persister dans leurs esprits le plus longtemps ? Concentrez-vous sur une seule image, un détail, une phrase, une impression frappante. Et rien de ce que j’ai pu voir dans un JdR n’enseigne cette leçon mieux que cette couverture avec un signal de détresse.

Si on y réfléchit un peu, on peut facilement retourner la question. Si l’objectif de la plupart des couvertures est de cadrer les attentes, alors pourquoi y mettre une illustration ? C’est pas comme si jouer au jeu vous assurait des rendus cinématiques plein d’effets spéciaux numériques. Si vous vous attachez trop à cette attente, les grosses entreprises pourraient menacer de réaliser votre souhait.

La couverture de Traveller vous promet un jeu à vivre principalement à travers les mots et l’imagination. Encore mieux, elle vous persuade que ces deux ingrédients à eux seuls peuvent être plus envoûtants qu’aucune image jamais dessinée.

J’ai déversé d’innombrables mots sur ce blog à m’épancher sur des illustrations de JdR. Je continuerai après cet article. Mais je pense que c’est important de prendre le temps d’apprécier cette exception. Cette déclaration audacieuse de la philosophie d’un jeu.

De quoi parle Traveller ?

De faire attention aux détails. De s’attarder sur les petites choses.

Préférer la qualité plutôt que la quantité. Moins il y a, mieux c’est.

Créer un univers dans son imagination. Vivre dedans, mourir dedans, mais en faisant le sien.

Dwiz

Article original : The Best RPG Cover Of All Time

Sélection de commentaires

Simulated Knave

Je pense que tu as raison à propos du « appel à tous… à l'aide » qui provoque une réponse émotionnelle chez le lecteur. La solitude et le désespoir te frappent. Savoir que - comme un autre JdR le dit - "tu ne manqueras à personne".

Honnêtement, je pense que ce texte rivalise dangereusement avec « chaussures de bébé à vendre, jamais portées » en termes de triomphe d’histoire courte.

TavernStoep

Amen à tout ça ! Il y a plusieurs choses que je voudrais ajouter.
Premièrement, la singularité de la taille du livre et de ce qu’il y a à lire pourrait être perçu comme un vrai appel au secours par une personne qui lirait ça dans une boutique. D’une façon étrangement meta, comme si quelqu’un envoyait le signal depuis l’univers du livre.

Deuxièmement, le phrasé est si particulier. En plus de ce que tu as dit, ça communique un appel frénétique à quiconque écouterait, et c’est une invitation à venir aider (et ça indique le genre de problème que vous allez rencontrer). « Free Trader Beowulf » est un nom bizarre, mais pas trop non plus : ça laisse présager d’un vaste monde de noms qui ont été utilisés, d’une culture si large qu’elle a dû se construire à partir de morceaux d’histoires ancestrales. Pour ceux qui savent, c’est un défi, un indice qu’il y a une aventure à aller chercher. Quelle ironie que Beowulf soit en si grand danger !
Un autre JdR qui montre bien le style « futurisme cassette » est Orbital Blues. Il a quelques manques, mais il compense avec sa pure ambiance.

WPC

Super article ! Je suis un nouveau lecteur, c’est Grognardia qui m’a envoyé. Cette couverture m’a agrippé en 79 ou 80 et ne m’a jamais lâché. Je suis d’accord avec tout ce que tu as écrit, sauf que je l’ai toujours vue comme la meilleure accroche d’aventure de tous les temps, avant même que je sache de quoi il s’agissait ou comment jouer à ce jeu. J’ai entendu cette voix sortir du haut-parleur du système de communications alors que j’étais assis sur le pont de mon vaisseau (qui serait presque toujours un type S [Scientifique], mais je ne le savais pas encore à ce moment). Ces mots rappellent l’ère de la voile : un navire marchand attaqué par des pirates ! Mon cerveau était déjà en train de remplir les détails. Cet appel à l’aide désespéré, pourtant calme et professionnel : un camarade voyageur spatial ! Le noir de l’espace sur cette boite, la ligne rouge de l’action comme tu le décris : je devais l’acheter pour pouvoir être sur ce pont et essayer de secourir le Beowulf ! Je ne me souviens pas si nous avons jamais réussi, par contre. Peut-être que ça sera le début de ma première plongée dans Traveller depuis 40 ans...

(1) NdT : l'éditeur Wizards of the Coast a l’habitude de sortir plein de couvertures alternatives, dont par exemple celle de l’édition 2024 de D&D, en mai. Monte Cook discute aussi de l'importance des couvertures dans Couvrir et Recouvrir ptgptb [Retour]

(2) NdT : Il s’agit d’un rétrofuturisme où la techologie est par exemple basée sur les ordinateurs à disquettes wiki, inspiré par le style les années 1970 à 1990. [Retour]

(3) NdT : L’auteur fait référence ici à certains de ses autres articles qui sont essentiellement des galeries d’illustrations de JdR commentées, par thème. [Retour]

(4) NdT : Pour nuancer, rappellons que certaines personnes auront plus besoin que d’autres de supports visuels pour se concentrer ou se rappeller de certains détails. La vidéo de Ginny Di sur comment faire du JdR lorsqu’on a un TDAH (en) insiste par exemple sur l’utilité des outils virtuels. [Retour]

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