Pourquoi donc utiliser des règles ?

Chaque fois que quelqu'un suggère qu’il est acceptable d’ignorer les règles, quelqu'un d'autre demande inévitablement pourquoi prendre la peine d’utiliser des règles si on ne les suit pas au pied de la lettre en toute circonstance, apparemment pour éviter que la conversation ne se fasse troller. Je travaille en ce moment sur un projet super secret, pour lequel j'ai dû répondre à cette question de façon approfondie. Voici la conclusion que j'en ai tirée :

On jouait aux quelques Jeux de Rôles de première génération comme à des jeux de stratégie. Cela s'explique par des racines remontant aux wargames et par la relation conflictuelle joueur/MJ induite par l'importance donnée au combat et à la résolution d'énigmes. Les « conditions de victoire » - survivre, surmonter des obstacles et accroître la puissance de son personnage le plus souvent – étaient plus ouvertes que pour un jeu de plateau ou de cartes mais dans les premiers JdR, le but était surtout de trouver des moyens d'optimiser ou d'exploiter les règles en sa faveur. Ces premiers jeux comprenaient des éléments de narration, mais raconter des histoires n’était pas l’objectif principal.

Les jeux narratifs (storytelling) se rapprochent plus des jeux de société où il n'est pas possible de gagner en se basant uniquement sur une maîtrise des règles. Peu importe à quel point vous comprenez les règles de Pictionary, il vous sera impossible de gagner si personne ne devine ce que vous essayez de dessiner. Et comme pour les jeux de société, la « vraie » victoire se trouve plus dans le plaisir de s'amuser avec ses ami·e·s que dans l’atteinte des conditions de victoire, même si ces conditions sont juste une vague notion de personnage bien construit.

En fait, puisque le but est de raconter une belle histoire, certains jeux sont plus amusants quand les personnages subissent des échecs intéressants de façon spectaculaire. Les jeux narratifs se rapprochent plus de « Whose Line is It Anyway ? » [une émission de télévision anglo-américaine d'improvisation théâtrale (NdT)] que du Riskwiki.

Dans les jeux narratifs, les règles n'ont pas le même rôle que dans les JdR ancrés dans la stratégie. Le but n'est pas de récompenser les joueurs et joueuses qui maîtrisent le système de règles ou d'apporter une vague notion d'équité ou encore de résoudre des conflits interpersonnels de façon à ce que les joueurs et joueuses n'aient pas besoin de se parler en adultes. Le but des règles d’un JdR narratif est d'aider les joueurs.euses à raconter une histoire. Les paragraphes suivants vous expliqueront comment.

Les règles apportent une structure

Pour beaucoup de gens, cela peut être gênant de raconter une histoire à plusieurs sans aucune règle. Alors que l'imagination chez les enfants est considérée comme acceptable voire positive, on trouve étrange qu'un adulte s'adonne à des activités liées à l'imaginaire, en tout cas si ces dernières n'ont pas d'autre but, comme le développement personnel ou gagner de l’argent. Même les personnes qui ne se sentent ni mal à l'aise ni idiotes peuvent parfois être perdues face à des narrations freeform, ne sachant pas à quoi s'attendre exactement. Le format ludique fourni un objectif diffus, qui fait qu’il est plus acceptable de prétendre être un personnage imaginaire. Les règles elles-mêmes apportent des directives et donnent des perspectives en définissant des personnages et d'autres éléments de l'histoire.

Les règles améliorent l'histoire

Les histoires prévisibles sont presque toujours ennuyeuses. Ce sont les rebondissements, les retournements de situations et les complications qui maintiennent l'attention du public. Au travers du hasard fourni par les dés, les règles ajoutent une part d'imprévisible qui peut emmener l'histoire dans des directions inattendues. Cela permet à la fois d'améliorer l'histoire et d'apporter aux joueurs et joueuses plus de défis à relever, car dévier du tracé évident les pousse à réagir.

Les règles aident à rajouter des détails

Les scènes qui reposent beaucoup sur les interactions entre personnages sont faciles à jouer et mener car on a un bon aperçu de ce que le public percevrait. On entend les dialogues des personnages et la plupart du temps, on voit à peu près quelles sont leurs émotions grâce aux expressions faciales, aux intonations de voix et au langage corporel des autres joueurs.euses. Notre jeu d'acteur et nos dialogues ne sont sans doute pas suffisants pour faire de nous des stars, mais ils restent assez bons pour s'assurer que tout le monde comprenne ce qu'il se passe.

Pour les scènes d'action, les choses se corsent énormément car la plupart des détails n'existent que dans l'imagination des joueurs.euses. Chaque cerveau est différent des autres et les télépathes sont plutôt rares ; il est difficile de s'assurer que tout le monde comprenne ce qui se passe, ce qui implique qu’il n'est pas facile de rendre l'action fluide de façon dramatiquement satisfaisante. De plus, les scènes doivent être décrites oralement sur le moment par des joueurs.euses qui ont l'habitude de les visualiser ou de lire des descriptions soignées, ce qui complique la prise de décisions pour la suite des événements.

Les règles aident à mettre tout le monde sur la même longueur d'ondes en fournissant une certaine structure, et les jets de dés eux-mêmes, à la fois structurent et fluidifient les scènes d’action en réorganisant une effervescence [chaotique et source de confusion (NdT)] en actions distinctes, que l’on peut analyser, et auxquelles nous pouvons réagir.

Les règles rendent l'histoire crédible

Orson Welles a dit un jour à propos de James Cagneywiki [habitué aux rôles de durs (NdT)]: « Il avait une façon d’être irréelle et très stylisée qui n'appartenait qu'à lui et pourtant, il n'y a pas un seul moment où il ne sonnait pas juste ».

Accepter la différence entre réalisme et réalité est une étape importante pour comprendre le jeu de rôle narratif. Les histoires n'ont pas besoin de reproduire la réalité, elles doivent être crédibles. Or ce qui est et n’est pas crédible a plus à voir avec les conventions de genre et la résonance dramatique, qu’avec les lois scientifiques. Un bon film de super-héros peut vous faire croire qu'un homme peut voler, mais la même scène ne serait pas du tout crédible dans la plupart des comédies policières.

En JdR, comme dans la plupart des fictions, la crédibilité de l’histoire dépend surtout de la narration : s'assurer que l'histoire suit sa propre logique, rend l'univers cohérent et donne du sens aux actions et décisions des personnages. Les systèmes de règles entrent dans la partie quand il s'agit de savoir si ce que fait un personnage est crédible ou non. Dans beaucoup de fictions, convaincre le public que les actions du personnage sont crédibles dépend de la façon dont le public « vit » l'histoire : un auteur utilise fait vivre l’histoire avec les mots, une illustratrice utilise des images, un réalisateur dépend de la prestation des acteurs et actrices, des effets spéciaux et de ce genre de « magie de Hollywood ». La crédibilité d'une scène n’est établie de manière évidente qu’une fois l’œuvre achevée.

Les parties de JdR se passant entièrement dans l'imagination des participants.es, nous ne disposons pas d‘indication sur le « ressenti » qu'ont les autres types de publics pour déterminer la crédibilité. En étant à la fois l'équipe de création et le public, notre jugement manque d'objectivité de toute façon. Les dés et les règles sont là pour combler ce manque. Les [scènes des parties de] JdR étant créées et expérimentées en même temps, nous n'avons pas non plus la possibilité de les réécrire si elles sont invraisemblables. Plutôt que déclarer que des éléments qui ne sonnent pas justes ne sont jamais arrivé dans l’histoire, on les considère comme des tentatives ratées, puis on essaie de faire fonctionner l'histoire autour des conséquences de ces échecs (1) . C'est un de ces défis créés par les dés dont on parlait plus tôt.

Certaines actions, comme traverser une pièce en marchant, sont évidemment possibles. D'autres, comme atteindre un plan supérieur de l'existence et devenir un être de pure énergie, ne sont clairement pas réalisables (du moins, dans la plupart des JdR). Pour ce genre d'actions, nul besoin de s'embêter avec les règles. Par contre, quand les actions se situent entre ces deux extrêmes, les jets de dés sont sans doute nécessaires. Vous trouverez plus bas certaines situations courantes où les règles permettent d’arbitrer les questions de crédibilité.

Les circonstances exténuantes

Si Robin des Bois s’entraîne au tir à l'arc, il fait mouche à chaque fois. Pas besoin de lancer un dé, car la compétence du personnage est si bien établie qu'un échec serait moins crédible qu'une réussite parfaite. S'il tente de réaliser le même tir parfait pour gagner un pari dont l'enjeu est la vie d'un Petit Jean menacé d’exécution, mais que pour cela, Robin utilise un arc tordu tandis que Guy de Gisbourne lui hurle des insultes aux oreilles, sa réussite n'est plus aussi évidente, les règles entrent donc en jeu. Les circonstances exténuantes les plus communes sont :

  • Le personnage est en opposition directe ou est en compétition avec un autre personnage

  • Le personnage essaie de réaliser une action dans des circonstances difficiles ou sans les ressources et équipements appropriés

  • Le personnage est sous pression parce qu’un échec aura des conséquences graves ; d'un temps limité ; ou d'autres distractions.

  • Quand le degré de réussite est important. Par exemple, si le personnage essaie d'impressionner quelqu’un ou est jugé sur le style ou le talent avec lequel il accomplit l'action. Dans cette situation, le jet de dé ne sert pas à déterminer le succès ou l'échec (à moins qu'il n'y ait d'autres circonstances exténuantes), il sert plutôt à mesurer la qualité de réussite de sa prestation, ou de sa création (s'il fait un jet pour fabriquer quelque chose).

Quand il y a une grosse différence entre les connaissances, les compétences ou l'expérience du joueur.euse et de son personnage

John “Bluto” Blutarsky [personnage principal de la comédie National Lampoon's Animal House (NdT)] est un conférencier très doué spécialiste de la motivation ; il a donc de fortes chances de rallier des troupes, même si la personne qui l'interprète a du mal à trouver ses mots et qu'elle bute sur certaines phrases. D'un autre côté, le joueur diplomé en littérature anglaise peut sans doute citer tous les personnages de Gatsby le magnifique, mais est-ce crédible que son personnage inspiré des Bidochons reconnaisse le nom de Nick Carraway ? Un jet de dés permet au MJ de décider si l'incompétence du personnage annule les capacités de la personne qui l'interprète (ou vice-versa), si le personnage sait quelque chose que le·la joueur.euse ignore et si tous deux ont des connaissances communes.

Le fossé de l'expérience fait référence aux moments où l'issue dépend d’éléments que le·la joueur.euse ne peut pas faire totalement l’expérience. Par exemple, les seules indications qu'à ce.tte dernier.ère de ce que son personnage voit et entend lui viennent du MJ. Quand il y a un doute sur ce que le personnage remarquerait, le MJ prend une décision arbitraire ou jette quelques dés.

La mémoire du personnage est un autre exemple de cette différence d'expérience, puisque celui-ci se souvient de détails que le·la joueur.euse a peut-être oublié [surtout si pour le joueur il s’est passé un mois entre les séances de jeu (NdT)] ou qu'il·elle ignorait depuis le début.

Quand quelque chose ne colle pas avec le personnage

Chaque personnage a dû apprendre des milliers de compétences à un moment ou l’autre. Son cerveau est plein d'informations accumulées tout le long de sa vie. Par exemple, la plupart des Américains.es du XXIe siècle savent faire des additions et multiplications, conduire une voiture et utiliser un smartphone, entre autres. Ils·elles connaissent aussi les règles d'une demi-douzaine de sports, ont de vagues notions d'Histoire, de science, d'anglais et d'autres choses qu'ils ont vu à l'école, ainsi que des centaines de paroles de chansons de variété et de spots publicitaires.

Il faudrait des mois au joueur, et une fiche de personnage de plusieurs centaines de pages, pour tenter de retranscrire tout ce que le personnage sait ou peut faire, en termes de jeu - et ce serait malgré tout incomplet. Il faut partir du principe qu'un personnage sait et peut faire des choses qui n'ont rien à voir avec ses compétences décrites sur sa fiche. Souvent, ses connaissances et capacités supposées sont clairement liées au concept du personnage et à ce qu'on sait de lui ; donc inutile de s'embêter avec les dés à moins qu'il y ait des circonstances difficiles. Cependant, si un personnage veut faire quelque chose qui s'éloigne tellement de son domaine que cela dépasse l'entendement - par exemple, un gestionnaire de fonds de placement spéculatifs qui tente d'utiliser un tractopelle – alors il faudra un jet de dé.

Lancer les dés, c'est marrant

Chaque fois qu'on lance un dé, il y a un moment d’espoir. Combinée à de bonnes techniques de narration, ce suspens peut rendre le jeu plus excitant, créer de la tension ou même rendre les joueurs.euses plus nerveux.euses (surtout quand le.la MJ leur demande de lancer un dé sans savoir pourquoi). S'en remettre totalement aux dés pour régler une situation est une idée épouvantable, mais si les joueurs.euses ont l'air de s'ennuyer, trouver une excuse pour leur faire faire un jet peut parfois les ramener dans la partie.

Article original : Why even use rules

 


(1) NdT : d’où l’importance d’avoir des règles bien faites, exhaustives et équilibrées. Les valeurs déséquilibrées et d’évidence irréalistes, du genre « deux personnages du même village parlant la même langue ont une chance sur 3 de ne pas se comprendre mutuellement (parce que le score de base de Parler sa langue maternelle n’est que de 60%) » deviennent des Murphy’s rules, du nom du bêtisier du magazine Pyramid de Steve Jackson Games. Elles brisent le dynamisme de la partie, soit parce qu’on applique les règles rigoureusement et qu’elle vire au n’importe quoi, soit parce qu’on arrête le jeu pour discuter de règles. La problématique entre « nécessité scénaristique de l’échec » et « crédibilité », est posée par exemple ainsi ptgptb : « Quand avez-vous vu pour la dernière fois : un personnage important du laboratoire technique des Experts contaminer accidentellement un échantillon, le rendant inutilisable en tant que preuve – dans un épisode qui ne tourne pas spécifiquement autour de cet échec ? » [Retour]

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