Internet a-t-il tué le JdR sur table ?
© 2009 Allen Varney
NdT : ne nous en voulez pas pour les informations obsolètes, l’article date de 2009. Cela reste une étude de l’Histoire du marché rôliste avant le financement participatif… Aussi : la plupart des liens sont d’origine.
Après 26 ans en tant que concepteur professionnel de jeux, j’aurais besoin d’un bracelet électrifiant avec reconnaissance vocale qui m’administre un choc électrique à chaque fois que j’emploie l’expression “Quand j’étais jeune” – zzzzzzt ! C’est la seule manière de prévenir le Syndrome du Vieux Schnock lorsque j’observe les dépouilles moribondes de mon domaine : les jeux de rôle sur table.
Quand j’étais j– zzzt Aïe ! Dans les deux décennies qui vont de la publication originale de Donjons & Dragons en 1974 jusqu’aux débuts du jeu de cartes à collectionner Magic : l’Assemblée en 1993, des douzaines de maisons d’édition réputées ont produit des centaines de JdR sur table dont les tirages dépassaient souvent les 10 000 exemplaires ; ces jeux étaient expédiés par une douzaine de distributeurs majeurs à des milliers de magasins spécialisés autour du globe. Dragon wiki, le magazine de l’univers D&D atteignit les 125 000 exemplaires tirés [en 1992]. Réunir des données sur la taille du marché a toujours été difficile, mais j’ai entendu parler (derrière des portes closes) d’estimations officieuses aux alentours de 100 millions de dollars [environs 86 millions d’euros (NdT)].
Aujourd’hui ? On en est loin :
- Il reste environ 1500 boutiques, dont beaucoup ont des difficultés à survivre (1).
- Les distributeurs ? Mis à part quelques-uns qui ne s’occupent que de petits volumes, l’Amérique du Nord ne dispose que d’ACD, Lion Rampant et surtout Diamond, où les jeux de rôles ne sont qu’une note en bas de page dans son immense catalogue (et sont gérés par son associé, Alliance).
- Parmi les éditeurs :
- Wizards of the Coast arrive encore à joindre les deux bouts en tant que filiale d’Hasbro ;
- White Wolf Game Studio persiste grâce au bon vouloir de son propriétaire CCP (les développeurs d’EVE Online) (2) ;
- Une demi-douzaine de fidèles persévère avec un bénéfice annuel qui approche 1 à 3 millions de dollars et des tirages de 1 000 à 5 000 exemplaires.
- Pour les autres, ils ne peuvent rivaliser avec l’essaim de vendeurs en ligne qui proposent des impressions à la demande et des .pdf sur OneBookShelf, Warehouse 23, Indie Press Revolution et le Indie RPGs Un-Store.
- Le magazine Dragon est mort. D&D Insider, le portail Internet de Wizards of the Coast, lui succède (sinon le remplace) (3). Kobold Quaterly, le successeur spirituel de Dragon, est une affaire modeste. Knights of The Dinner Table [Les Chevaliers de la Table of the Salon wiki] reste aussi populaire. Les magazines de presse spécialisée ont une durée de vie très réduite (4).
Il y a des points positifs, mais la situation générale laisse présager la décrépitude du hobby. Il se réduit et s’étiole et rejoindra irrémédiablement le modélisme ferroviaire et les petites fusées parmi les passe-temps obscurs du Troisième âge. Internet s’est invité au déjeuner de mon secteur ludique et ne lui en a pas laissé une miette.
Bien entendu, tous les fans de JdR diront (si ce n’est par réflexe) que les jeux multijoueurs en ligne n’arrivent pas à retranscrire l’expérience complète de ce qui se passe autour d’une table. Mais ces joueurs font l’impasse sur un écosystème bien plus large de fanfictions, de JdR par forum et wikis comme Lexicon ptgptb, de sites sur les univers de fiction et de cartographie qui, une fois rassemblés, viennent combler ce manque.
Et avant que les historiens du jeu se souviennent de la façon dont le JCC Magic a dévasté les ventes de JdR, souvenez-vous que Magic a grandement bénéficié [de l’influence] d’Internet. Même en 1993, lorsque le réseau du World Wide Web ne consistait qu’en quelques centaines de sites d’universités, des fans sur [les forums mode texte] Usenet compilaient des listes de cartes et échangeaient la composition de leurs decks. Cet élan précoce de réseautage a permis à Magic de passer du statut de succès commercial à phénomène planétaire.
Dans un monde où Internet n’aurait jamais été inventé, les gens auraient toujours besoin d’une infrastructure pour rencontrer et d’échanger avec des personnes ayant des intérêts similaires. Les JdR sur table régneraient encore comme les brontosaures avant l’arrivée de la météorite.
Mais vous savez quoi ? Ça serait terrible.
Je ne souhaite pas de mal aux trois “tiers” du secteur : les éditeurs, les distributeurs et les détaillants, qui sont mal en point depuis des années. Mais sans le Net – en particulier sans les JdR indépendants qui y prospèrent –, je suppose que mon domaine se retrouverait dans une impasse artistique, qu’il stagnerait. Nous aurions très peu de théorie du jeu de rôle ptgptb. Quelques irréductibles créateurs individualistes publieraient toujours des systèmes de règles dans des fanzines, mais il n’y aurait pas de chaudron de créativité comme The Forge, Story Games, 1KM1KT, et 24 Hour RPG ou Game Chef (5).
Je soupçonne que les gros éditeurs, sans la concurrence des indépendants, se transformeraient en usines à média, similaires aux leaders du marché actuel des comics, qui subsistent “dans l’unique but de fournir, non pas des bandes dessinées, mais des story-boards pour des films” d’après les propos d’Alan Moore wiki au Los Angeles Times.
C’est peut-être vrai que la seule raison d’exister des éditeurs de BD est d’inventer des personnages pour des films à succès, des jeux de plateau et d’autres types de produits dérivés. Les comics sont une sorte de champ de citrouilles pour le secteur malade du film de cinéma, qui [comme à Halloween (NdT)] récolte les franchises susceptibles d’être profitables.
Wizards of the Coast et White Wolf font déjà pousser de telles cultures pour leurs maîtres les multinationales. Dans un monde sans Internet, la situation serait encore pire. La horde des JdR indés d’aujourd’hui n’aurait pas les moyens d’attirer l’attention – pourtant ce sont eux qui attisent les passions.
Qui plus est, des rôlistes dans un monde sans réseau mondial pourraient avoir moins d’occasions de s’amuser. Ces rôlistes plongés dans l’ignorance seraient privés
- d’outils comme RPTools et DungeonMastering [et Rolisteam ou Roll20.net (NdT)] ;
- d’annales de campagne via Obsidian Portal,
- de fonds de ressource graphiques,
- de logiciels de jukebox pour gérer la musique d’ambiance et les bruitages,
- de l’immense index ludique de RPG.net [et celui du GRoG (NdT)].
- Ils ne seraient pas tenus au courant des dernières actualités grâce aux sites comme ENWorld
- et ils manqueraient le contenu de qualité de centaines d’autres.
Peut-être que ces défavorisés auraient quand même le plaisir de connaître [les BD sur la culture rôliste] Le Meneur des Anneaux, Dungeon & Discourse [deux planches de BD qui mêlent D&D et philosophie (NdT)] – peut-être même un équivalent hors-ligne de GOLD – “la série web qui fait double dommage”.
Mais ces rôlistes auraient-ils pu espérer avoir accès à des vacances rôlistes comme Epic D&D Vacations sur les plages hawaïennes ? (“Votre occasion de monter un personnage du niveau 1 à 30 tout en bronzant !”).
Le monde se porte mieux grâce à toutes ces initiatives. Rôlistes, préparez-vous à faire un jet de Moral à +6 : même parmi les groupes vétérans de la première heure, le Web, qui nous a tellement pris, a fini par renvoyer l’ascenseur. Grâce à la toile, même l’acte de jouer s’enrichit.
Malgré leurs tempes grisonnantes, les rôlistes exploitent de plus en plus le Web. Prenez le mouvement “old school”. Ces irréductibles vétérans, tel l’infatigable bloggeur James Maliszewski (6), préfèrent encore le D&D de 1974, c’est-à-dire les trois livrets de l’édition originelle, dérivé du wargame Chainmail. Ils soupçonnent même la classe de Voleur (introduite dans le supplément 1, Greyhawk) d’être une falsification [de la formule originale].
Dans un monde sans Internet, des gars comme ça se seraient retrouvés au mieux à quelques conventions dans l’année, pour lancer des d12 et mastiquer leur dentier avec amertume. Maintenant ils s’organisent grâce à des forums, comme Knights & Knaves Alehouse [La Taverne des Chevaliers & des Canailles (NdT)] ; ils publient des systèmes de jeu qui capturent l’esprit du vieuuux D&D sans enfreindre de copyright (7) et rédigent des articles pour le magazine Fight On ! (8).
Cette vigueur ne fait que confirmer la capacité du Web à servir de refuge pour les micro-communautés de tous bords. Une idée plus attrayante encore est de déplacer en ligne la pratique rôliste elle-même – pas dans des environnements virtuels en 3D, comme les jeux massivement multijoueurs, mais plutôt via des chats vocaux (TeamSpeak, Skype, Ventrilo [Discord], à la manière de votre guilde de World of Warcraft) et des “tables virtuelles” où votre écran affiche un quadrillage et des figurines (9). Sans autre intelligence artificielle qu’un simulateur de jet de dés, votre Meneur n’est pas restreint par le programme et peut résoudre toutes les actions d’une seule main avec les systèmes de règles de tables virtuelles.
Les programmes de tables virtuelles offrent l’équivalent rôliste des “gamebox” des wargamers [des programmes qui permettent de jouer à une version numérisée de jeux de stratégie, sans automatisation de la part du programme. (NdT)]. Vous avez ainsi le choix entre OpenRPG, MapTool, Battlegrounds RPG Edition, Fantasy Grounds, Kloogewerks [Roll20.net (NdT)] et bien d’autres à différents stades d’inactivé ou d’abandon. Le recensement en de tous les programmes par le site Battlegroundsgames est assez impressionnant.
Les meilleures tables virtuelles offrent des raffinements comme le “brouillard de guerre” et le séquençage des tours. Mieux encore, elles permettent de réunir des groupes de joueurs qui jouaient ensemble dans le dortoir de l’université, mais se sont dispersés aux quatre vents par la suite. Elles aident les rôlistes isolés à trouver des groupes intéressés par leurs JdR favoris. Là où bien d’autres activités en ligne ont eu un effet dévastateur sur le jeu de rôle sur table, les tables virtuelles aident à le préserver.
Aaah, si seulement j’avais eu tout ça quand j’étais jeune – zzzzzzzzt Aïe !
Article original : Internet Killed the Tabletop Star
(1) NdT : Bien qu’il soit difficile de trouver des chiffres pour le marché français, on ne peut que constater le recul des boutiques spécialisées en dehors d’Internet. [Retour]
(2) NdT : White Wolf et toutes ses branches, dont White Wolf Game Studio, ont été rachetés en 2015 par Paradox Interactive dans le but de développer l’univers du Monde des Ténèbres. Jusqu’à présent, l’entité agissait de manière indépendante mais depuis novembre 2018, une restructuration a intégré White Wolf sous la houlette de leur maison-mère. [Retour]
(3) NdT : Le support de D&D Insider a cessé en août 2014 mais Wizards of the Coast a depuis mis en ligne un nouveau service, D&D Beyond, un outil à la croisée entre un magazine, une boîte à outils et un organisateur de campagne. [Retour]
(4) NdT : La petite presse rôliste française s’en tire mieux, avec plusieurs titres qui dépassent la barre des 5 années de parution : Jeu de Rôle magazine (10 ans), la dernière incarnation de Casus Belli (7 ans), Maraudeur (au moins 7 ans), Chroniques d’Altaride (6 ans) et Di6dent (6 ans mais arrêté fin 2017). Un petit bémol cependant, les magazines qui ont une parution régulière sont rattachés à une maison d’édition : Black Book Éditions pour Casus Belli et TITAM-Département des sombres Projets pour JdR Mag. [Retour]
(5) NdT : The Forge et Story Games sont des forums où des auteurs de JdR amateurs se retrouvent pour discuter, découvrir et concevoir des jeux. 1KM1KT est un agrégateur de JdR amateurs gratuit, similaire à l’index du GRoG. 24h RPG et GameChef sont des concours de création de JdR comme les Démiurges en Herbe ou le Défi PTGPTB 3 Fois Forgé). [Retour]
(6) NdT : PTGPTB traduit une sélection d’articles de James Maliszewski qui ont un intérêt historique et éclairent l’approche OSR. [Retour]
(7) NdT : Dont ORSIC. La version française est disponible en téléchargement gratuit ici. [Retour]
(8) NdT : La dématérialisation des JdR a aussi permis d’atteindre un nouveau public, notamment en Amérique du Sud et en Afrique du Sud, des zones géographiques qui n’étaient jusqu’à présent que peu ou pas exposées à ce loisir. Ce phénomène est en partie dû à la multiplication des parties retransmises sur les sites de streaming (comme Aventure du Joueur du Grenier). [Retour]
(9) NdT : Avec les progrès de la réalité virtuelle, on devrait voir apparaître un programme pour jouer en table virtuelle en réalité virtuelle – l’auteur en a expérimenté un révolutionnaire ici ptgptb –, cependant Tabletop Simulator permet de recréer aujourd’hui cette atmosphère de rassemblement des participants dans une même pièce de manière satisfaisante. [Retour]
Pour aller plus loin…
- Écoutez le podcast sur les tables virtuelles par La Cellule
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