Les Murder Parties

Les jeux d’enquêtes [soirée-enquête ou Murder Party (NdT)] ont fait connaître le jeu de rôle au grand public . Les sites How to Host a Murder, Murder in a Box, Host a Murder Mystery, A Party to Murder, An Evening of Murder, Dinner and a Murder (1), et deux douzaines d’autres sources donnent à vos amis non initiés, y compris votre vieille tante Ginette, un prétexte respectable pour enfiler un déguisement et jouer à faire semblant.

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Pour des rôlistes sur table passionnés, capables de passer 45 minutes à vous raconter les exploits de leur elfe noir en Menzobarrazan (que vous l’ayez demandé ou non)-, ces jeux en eux-mêmes ne comportent que peu d’intérêt. Leurs techniques de  création sont, pour le dire poliment, assez convenues. Les jeux d’enquêtes existent complètement en dehors de la sous-culture des rôlistes, et sont un peu le jeu de rôle dans un univers parallèle où le d20 n’aurait pas été inventé. Tout comme les romans d’Agatha Christie - dont le propos n’est pas vraiment le développement des personnages -, ces jeux n’ont pas pour vocation de représenter un défi d’interprétation. Vous pouvez les considérer comme des jeux « marginaux » mais pour Tante Ginette, les soirées-enquête sont la norme et les marginaux, c’est nous.

Mais surprise ! Ces jeux festifs peuvent malgré tout nous offrir des leçons de  design inattendues. Ils pourraient même dessiner un marché inexploité.
Pour de nombreux joueurs, leur soirée-enquête préférée reste leur toute première. Une citation de Raymond Chandler peut facilement s’appliquer : « L’alcool est comme l’amour, le premier baiser est magique, le second est intime, le troisième c’est la routine. »

 

Dans le cas où Tata Ginette ne serait pas dans les parages pour vous le dire, voilà comment cela se passe : « La personne qui organise la fête lui envoie une invitation lui annonçant qu’on est en 1928 et que Frederick, le vieil oncle imbuvable vient d’être massacré. Ginette et les autres invités (suspects, enquêteurs ou les deux) doivent se rencontrer à l’Hôtel Ritz Carlton (c'est-à-dire, chez l’organisatrice), pour démasquer le meurtrier. L’invitation personnalisée que Ginette a reçue lui donne le rôle de Sally Danforth la « garçonne » insouciante et une annexe qui propose des suggestions de costume et des conseils rudimentaires pour interpréter son rôle.

Au dîner, l’hôte(-sse) lui donne soit un script à lire à haute voix, soit une liste d’indices et de secrets. L’hôte(-sse) lit un texte ou diffuse un enregistrement détaillant le contexte historique, et envoie Ginette se mêler aux autres invités avant et pendant le dîner. Sally Danforth apprend peut-être qu’elle est la meurtrière, ou peut-être qu’elle ne le sait même pas (2) . Le jeu exige rarement de mener une véritable enquête comme dans un vrai polar : c’est un prétexte pour permettre aux invités de se mélanger d’une manière sûre et structurée. La partie peut dévoiler une série de révélations scandaleuses avec la distribution de nouvelles annexes qui arrivent en même temps que chaque plat du dîner. A la fin de la soirée, l’hôte (-sse) fait un sondage auprès de tous les invités pour obtenir les dernières accusations ou les soupçons, puis passe un CD, lit un script ou révèle l’identité du meurtrier d’une manière ou d’une autre.

Bien sûr, la qualité des enquêtes est variable. Certaines proposent trop de fausses pistes et d’autres magouillent des solutions sans queue ni tête. Mais comme pour les campagnes de jeu de rôle sur table, le succès ou l’échec de l’évènement dépendent rarement du jeu lui-même. La nouveauté est un élément important et davantage encore l’alchimie entre les invités. Les soirées-enquête réussissent moins grâce à la qualité de leur écriture que par l’organisation de l’évènement.

Chaque éditeur de murder-party propose une douzaine d’affaires ou plus, ne différant au plus que par le type de personnages (star de ciné, capitaine d’entreprise, aristocrate, héritière…) par la période (contemporain, Années folles, rock’n’roll, yéyés, disco) et par le décor (grande propriété, hôtel de luxe, restaurant, fête hawaïenne, yacht, bateau de croisière, parcours de golf…). Les gammes varient selon le public visé (adultes, ados, rencontres pro) et le niveau de maturité du contenu. Ces publications contiennent toutes les invitations à la réunion, des badges nominatifs, cartons de placement et parfois même des livres de cuisine correspondants à la thématique du jour. Si vous fournissez une liste des invités, certains éditeurs personnaliseront votre jeu.

Vous pouvez vous procurer How to Host a Murder et d’autres ouvrages dans des boutiques de cadeaux pour 20-30$. Pour de grands événements au budget plus conséquent, certains prestataires haut-de-gamme préparent des soirées-enquête jusqu’à 200 invités et font appel à des acteurs comme guides. Mais la plupart des éditeurs, comme le vétéran Mysteries by Vincent sont l’œuvre d’un seul auteur qui produit dans sa cave des pdf sommaires à télécharger ou à commander par la poste. Mary Lee, qui gère Dinner and a Murder, est une mère travaillant à domicile qui vit dans le Tennessee. C’est mieux que d’être payé à remplir des enveloppes.

Il semble que peu de ces gens appartiennent à notre culture rôliste [ou GNiste (NdT)], bien que le célèbre créateur allemand de jeux de plateau Reiner Knizia se soit essayé à la création d’un « Jeu de création de film » Hollywood Livestrictrac. Une autre exception est Freeform Games, fondé par Steve Hatherley (3) , qui à une époque écrivait pour l’Appel de Cthulhu.

De plus How to Host a Murder – présenté ci-dessus - créa un lien avec le JdR. En effet, l’éditeur Decipher [qui commença par des jeux de société, avant de se tourner vers les JdR et les JCC (NdT)] créa cette gamme (ainsi que toute la catégorie « murder-party clé en main ») en 1984, et ce succès poussa la firme à s’essayer à un jeu sous licence Comment organiser une Soirée-enquête dans l’univers de Star Trek. Ce jeu était raté à tout point de vue, mais il a ouvert une voie de communication avec le département des licences de Paramount, ce qui finit par mener au Jeu de Cartes à Collectionner Star Trek. Decipher produisit ensuite le populaire JCC Star Wars et les jeux de cartes et de rôle d’après le Seigneur des Anneaux.

Mais nombre de ces créateurs étaient à la base des fans de romans policiers, qui n’avaient jamais joué à D&D ni à Warhammer. Ce sont des rôlistes par évolution convergente, d’apparence similaire, mais avec des boyaux tout bizarres d’extraterrestres. D’où viennent ces joueurs occasionnels ?

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Et oui, l’ancestral terreau qui a donné naissance à ces auteurs de soirées-enquête, l’influence qu’ils citent fréquemment sur leurs sites web est le Cluedo.

Inventé pendant la deuxième Guerre Mondiale par le clerc de notaire britannique Anthony Pratt, et réédité par Parker Brothers en 1949, le Cluedo (ou aux USA Clue) s’est vendu à 150 millions d’exemplaires. Nombre de jeux d’enquête précèdent Cluedo ; Jury Box [« Banc des Jurés »] en 1935 est par exemple un jeu d’« investigation » de l’époque parmi d’autres, bien qu’il s’agisse techniquement de jeux de déduction. Mais Cluedo est le représentant le plus incontournable du style d’enquête « so british » si prisé par les soirées-enquêtes, par opposition au style « roman noir. » La campagne publicitaire de Hasbro - le propriétaire de Parker Brothers - a mis en avant la licence Cluedo de manière agressive et en tous sens, y compris en y accolant d’autres marques (Les Simpsons, Donjons&Dragons, Scooby Doo) et en la déclinant sur plus d’une douzaine de séries dérivées : Jeu d’enquête en VHS, Jeu sur DVD, Cluedo Junior, Maîtres Détectives, Mystères, Jeu de cartes, Grande escapade au musée, Chasse au Trésor des pirates et L’Énigme des associations de couleurs des Petits Détectives)

Dans notre loisir, le Cluedo est, (après Risk et peut-être aussi Stratego) le plus apprécié - ou plutôt le moins déprécié - des classiques de Parker Brothers et Milton Bradley. Mais les rôlistes lui préfèrent un large éventail de jeux d’enquêtes, jeux de plateau, jeux de cartes ou aventures interactives : Scotland Yard, Sherlock Holmes Détective Conseil, Gumshoe le jeu de plateau, Les Mystères de l’Abbaye, Orient Express, et bien d’autres. Boardgamegeek [l’équivalent anglophone de Tric Trac (NdT)] a répertorié 400 jeux en tant que « Meurtre et Mystères », bien que cela inclue aussi des jeux au thème « enquêteur » plaqué comme Rami Mystère et - ho ho ! - quatre dizaines de soirées-enquête.

Aucune de ces alternatives ne remplacera jamais le Cluedo, bien évidement. Cela n’a rien à voir avec ses 150 millions d’exemplaires d’avance ; leur complexité mise à part, ces jeux d’enquêtes ont des problèmes de conception inhérent au genre même auquel ils appartiennent : stratégie répétitive, rejouabilité limitée et interaction forcée entre les joueurs. Ils ont un autre point en commun : Tata Ginette n’y jouera pas. Jamais de la vie.

Mais elle a joué au Cluedo et elle a regardé 5 000 films et séries TV. Ginette connaît la mécanique du polar : découverte du corps, enquête, révélation. C’est pourquoi elle participe à des soirées-enquête, et assiste à des représentations théâtrales « Qui est le coupable ? » comme Dernier coup de ciseaux (la pièce de théâtre qui se joue depuis le plus d’années – hors Brodway -, où le public doit résoudre le meurtre huit fois par semaine) ou des week-ends de vacances centrés sur une enquête. Et c’est la raison pour laquelle, parfois, une Tante Ginette fonde un site web qui vend des jeux d’enquêtes.

La leçon, dans ce cas, que ces joueurs occasionnels peuvent nous enseigner, est que même des gens normaux peuvent devenir rôlistes s’ils comprennent les mécanismes du jeu.

Vous allez me dire “Merci Monsieur de la Palisse!” Et bien ce n’est pas si évident que ça. Dans cette leçon se cachent des opportunités commerciales inexploitées.

Première opportunité : Exploiter d’autres genres que tout le monde connait

  • Les soap operas : Tout le monde sait comment ça marche, même les gens qui n’ont jamais regardé Santa Barbara ni Amour, Gloire et Beauté ni, de nos jours, une dizaine de séries coréennes qui font pleurer dans les chaumières.
  • Les téléréalités : Si vous pouvez organiser une soirée-enquête, pourquoi pas Koh Lanta, ou le Bachelor ?
  • La Fantasy : Non, attendez. Les standards de Fantasy tels que Donjons&Dragons, World of Warcraft, Everquest et [le MMORPG en mode texte] Dikumud sont encore totalement inconnus de Tata Ginette, mais elle connaît probablement l’adaptation ciné du Seigneur des Anneaux par Peter Jackson. L’opportunité commerciale, encore inexploitée, est donc un scénario qui n’utilise que ce que Ginette connait, et rien de plus. Quelqu’un est tenté par Comment organiser une fête d’anniversaire dans la Comté ?

Deuxième opportunité: Des jeux rythmés par les événements:

Des jeux de réalité alternative (JRA) comme Ilovebees, et Last Call Poker [et plus récemment Pokemon Go (NdT)] prouvent qu’une expérience en ligne peut envoyer les joueurs dans le monde réel pour chercher des cabines téléphoniques ou des cimetières. Bien des jeux pourraient utiliser le même genre d’organisation.

Les jeux d’enquêtes ne se prêtent pas à l’élargissement du nombre de joueurs. Ils marchent très bien de 6 à 10 joueurs, voire jusqu’à 200 dans le cadre de séminaires professionnels. Mais vous n’avez pas à en augmenter le nombre de participants ; il vous suffit seulement d’augmenter le nombre d’événements. Imaginez des centaines, voire des milliers d’événements à durée limitée, coordonnés et planifiés pour une douzaine de joueurs chacun, tels des raids de haut niveau à World of Warcraft, ancrés dans la réalité physique. C’est vrai, les participants ne se déguiseraient pas en Sally la Garçonne [quoi que, avec l’essor du cosplay (NdT)] et ne dégusteraient pas un dîner à 4 services, mais ils pourraient se retrouver physiquement pour accomplir une tâche donnée en ligne.

Imaginez que vous arriviez à convenir d’une promo avec Starbucks. Dites aux participants de s’arranger pour rendre visite à leur franchise du coin à 14h un samedi, passer commande et donner à la serveuse leur code promo. Puis, sondez les données Starbucks et coordonnez leurs actions, en se basant sur les commandes passées. Trop dingue ? Peut-être bien. L’idée est d’encourager les joueurs à organiser une expérience réelle partagée, structurée, si simple et si directe que même Tata Ginette pourrait participer.

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Nous jouerons toujours aux jeux de société. Même si nous finissons par jouer en ligne avec des casques de réalité virtuelle nous permettant de discuter à plusieurs en combinaisons sensorielles totales, nous voudrons toujours passer du temps face à face, c’est la magie de la proximité humaine. Les perspectives que nous offrent les soirées-enquête sont toujours d’actualité et elles peuvent nous aider à toucher un plus large public. C’est peut-être ce que nous voulons, ou pas. Cependant, comme les invités de ces soirées, nous devrions au moins suivre les indices pour voir où ils nous mènent.

Article d’origine : Murder Parties

(1) NdT : En français : Organiser une murder-party en 6 étapes, chez Electro-GN et organiser sa première murder-party [Retour]

(2) NdT : En général, le joueur du coupable sait qu’il l’est avant le début de la soirée, cela lui permet de mieux se défendre quand les indices pointent vers lui, ou « d’avoir l’air coupable ». À moins que des gens aient peur de jouer « l’assassin », mais qui résisterait au plaisir d’être un méchant d’opérette ? [Retour]

(3) NdT : parmi des dizaines d’articles de Steve Hatherley sur les soirées-enquête, nous avons traduit La Méthode d’écriture de soirées-enquête. Rejoignez-nous si vous voulez nous aider à en traduire davantage ! [Retour]

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