Le JdR par les jeunes

© 2022 Carlos de la Cruz

Il y a une semaine, l’éditeur Nosolorol a lancé un de ses financements participatifs. Cette fois-ci, il s’agit d’un nouveau JdR appelé Amor de Otro Mundo ^(es) [Amour d’un Autre Monde]. J’avais très peu entendu parler de ce jeu et j’ai été interpellé par le fait qu’il ait dépassé son financement initial en une seule journée ; qui plus est, en comptant seulement 600 contributions ⁽¹⁾. Ça n'arrive pas tous les jours, alors j’ai commencé à enquêter.

Amor de Otro Mundo (désigné par l’acronyme ADOM) est un jeu de rôle qui mélange les romances au Mythe de Cthulhu. Ce n’est pas qu’un énième livre de base, mais le livre officiel de la campagne menée en ligne sur Twitch par Rhea, son autrice. Les rediffusions sont aussi disponibles sur YouTube, dans une playlist dédiée ^youtube. Il y a en tout 71 vidéos de trois ou quatre heures en moyenne, mais j’en ai vu qui durent plus de onze heures !

Je n'ai pas eu le temps de regarder beaucoup de ces vidéos, donc je ne peux pas vous dire grand-chose sur la campagne en elle-même ; mais en regardant les best-of de la campagne, on a l’impression que les protagonistes (uniquement des jeunes femmes) sont dans une sorte d’université ou de lycée et se préoccupent principalement de leurs études et de leurs flirts, avant que certains événements se produisent. Des événements Cthulhuesques ? Eh oui Jamy, des évènements Cthulhuesques !

Pour en revenir au projet de financement participatif, il y a plusieurs choses qui ont retenu mon attention, à commencer par la description du système qui est très, très bas dans la liste des paliers. En fait, elle est presque tout à la fin, où il est écrit que le système sera motorisé par Hitos ^grog (le système propre à Nosolorol) avec des adaptations spécifiques pour ADOM.

D’autre part, plusieurs des récompenses de palliers supplémentaires sont des « photo cards ». Je pensais qu’il s’agissait juste d’illustrations, mais en approfondissant mes recherches, j’ai cru comprendre que c’est un concept typique de la K-Pop (la musique pop qui provient de Corée du Sud) et qui consiste à inclure dans les albums des photos des chanteurs et chanteuses en train de poser de différentes façons. Au bout du compte, il arrive que les fans achètent plusieurs fois le même album juste pour tenter d’obtenir une photo qu’iels n’ont pas encore.

Mais j’ai peut-être mal compris : j’ai uniquement demandé à Saint-Google de m’éclairer, et il se pourrait que quelque chose m’ait échappé.

Je crois qu'il est évident que le financement vise surtout les gens qui connaissent déjà la chaîne Twitch de Rhea et qui ont regardé chaque épisode : iels veulent pouvoir vivre des aventures liées à cette campagne, ou simplement avoir le livre de base (et les récompenses supplémentaires) en tant que matériel de collection pour les fans. Je crois avoir oublié de mentionner que Rhea, l’autrice et MJ de la partie, a plus de 100 000 abonné.es sur sa chaîne, et le financement lui-même indique qu’il s’agit de l’actual play le plus regardé dans le monde rôliste hispanophone. Je ne sais pas si ces informations sont vraies, mais lorsque je vois le nombre de vues des différentes vidéos, j’y crois.

Épisode 1/79 de la saison 1 d’Amor de Otro Mundo

Ces derniers temps, de nombreux actual play sont diffusés sur YouTube, Twitch, ou (je suppose) d’autres plateformes vidéo. Je ne suis pas un grand fan des JdR « télévisés », mais je ne pense pas que ce soit une mauvaise pratique pour autant. La partie la plus connue est Critical Role ^wiki, menée par Matthew Mercer, qui fait souvent venir des comédiens de doublage et à laquelle des stars comme Will Wheaton, Patrick Rothfuss ou Noelle Stevenson ont participé.

En Espagne, on a des chaînes comme Infrecuentes ^youtube, qui a vu participer à sa table l’humoriste Berto Romero ^youtube ou le politicien Gabriel Rufián ^youtube. La chaîne Twitch de Rhea est une de ces sources de retransmissions en direct de parties de JdR destinées à des milliers d’abonné.es fidèles.

Ce n’est un secret pour personne : Donjons et Dragons et le JdR en général ont atteint une popularité sans précédent dans le monde entier. Cette nouvelle notoriété est en grande partie due au fait que D&D prend une place très importante dans Stranger Things (qui est, je vous le rappelle, la série Netflix la plus regardée après Squid Game).

Mais les actual play, Critical Role en tête, occupent une place importante de cet âge d’or, précisément parce qu’ils attirent les jeunes qui ne regardent pas la télé, mais Tik Tok, Twitch ou ce qui est à la mode en ce début de 2023 (je n’ai aucune idée de ce qu'il en est). J’insiste ; iels regardent peu la télé et n’écoutent probablement pas du tout les journaux télévisés ou la radio. La jeunesse est ailleurs, et cet ailleurs, ce n’est pas le petit écran.

La télé et les journaux papier sont consommés principalement par les personnes plus âgées ; les séries sur Netflix, HBO ou Amazon Prime et les journaux en ligne par des personnes entre deux âges comme moi. Les plus jeunes eux, consomment leurs divertissements directement sur leur ordinateur, tablette ou téléphone, très souvent via Twitch ou Tik Tok. Je ne suis pas sociologue et mes explications très grossières reprennent les études de l’Institut de Recherche National C’est Pas Sourcé, mais mon intuition me dit que je ne suis pas trop loin de la réalité. Tout le monde consomme sans doute un peu de tout, mais je crois bien qu’il y a des tendances.

Et je dois avouer que je constate un certain élitisme ou ressentiment parmi nous autres, les rôlistes qui jouons depuis des décennies, par rapport à la génération qui débarque principalement par ces portes d’entrée (Stranger Things et les YouTubers et Twitchers).

On a d’ailleurs créé l’expression « Effet Mercer » pour désigner le fait que beaucoup de gens pensent que toutes les parties de JdR doivent ressembler à ce qu’on peut voir dans Critical Role : beaucoup de préparation en amont, des joueurs et joueuses qui savent faire du roleplay (parce que c’est leur métier), des histoires très détaillées, etc. Bref, ensuite les spectateurs.trices vont chez leur pote qui organise une partie et en ressortent déçus.

Les vieux de la vieille ont donc la sensation que les gens mettent la barre trop haut et, pire encore, que ce qu’on voit sur ces chaînes est une version déformée de ce qu’est une vraie partie, car pour bon nombre de ces vidéos, le livret est appris par cœur, et il est possible de couper la caméra et de refaire les prises - et que selon eux ça, ce n’est pas du vrai JdR.

Source: Sérial Râlistes

Je conseillerais à ces gens d'abandonner leurs tentatives de définir ce qu’est un JdR. Non pas que leurs critiques soient entièrement dénuées de raison ou de vérité, mais la jeunesse ne va pas leur prêter la moindre attention. Elle va jouer et vivre comme elle l’entend, comme la jeunesse l’a toujours fait à chaque fois que les vieux quadragénaires lui disent qu’elle écoute de la mauvaise musique de groupes de merde, qu’elle lit de la sous-culture ou qu’elle se drogue avec insouciance, contrairement à nous quand se droguait « à notre époque ».

Les jeunes n’ont jamais trop fait attention à leurs aîné.es et ça ne changera jamais. Ma grand-mère est morte sans savoir ce qu’étaient les jeux de rôle, mon père n’a jamais joué de toute sa vie, mes enfants joueront à ce qui, pour moi, sera un ramassis de conneries, et je n’ose même pas imaginer à quoi mes petits-enfants passeront leur temps (peut-être à chasser des rats et à se battre à coups de bâtons et de pierres contre les tribus voisines dans un désert post-apocalyptique).

Selon un vieux proverbe arabe, « Un homme ressemble plus à son époque qu’à son père ». Un jour, j’ai lu cette phrase dans un livre : « Toute génération se construit en tant que société secrète par rapport à celles qui la précèdent ». Les gens qui ont actuellement la vingtaine ou sont au début de la trentaine font partie de la [vraie] première génération des enfants du numérique ⁽²⁾. Attention à ce concept : ça ne veut pas dire qu’ils et elles savent comment fonctionne l’électronique d’un ordinateur ou d’un téléphone, mais qu’ils et elles ont grandi entouré.es de tablettes, de smartphones et d’ordinateurs ; et que ces appareils sont une évidence pour elles et eux. Ça fait partie de leur quotidien. Iels sont hyperconnecté.es et ont développé des stratégies pour survivre dans un monde comme celui-là, avec des codes différents de ceux des quadragénaires (et presque quinquagénaires) comme moi. Moi non plus, je ne sais pas trop comment marche une voiture, à part le principe de base, alors que j’en conduis une presque tous les jours. C’est pareil pour les gamins et les téléphones.

Ce qui me semble vraiment rafraîchissant chez cette nouvelle génération, c’est la manière dont elle inclut des histoires d’amour dans ses parties ⁽³⁾. La romance, les amourettes, les sentiments, l’inclusivité. Pour nous, c’est bizarre parce que nos parties étaient différentes : il y avait plus d’aventures, de mystères à résoudre, ou d’ennemis à terrasser. Mais il faut bien le dire, c’est aussi ce qu’on nous vendait. Les premiers jeux de rôle s’inspiraient des romans pulp ou de fantasy, et c’était un milieu très « masculinisé ».

Maintenant, je vois beaucoup plus de femmes dans le milieu du JdR que quand j’étais jeune, et il me semble qu’on peut ressentir cette influence. Ce n’est pas qu’avant il n’y avait pas de femmes, mais j’en vois beaucoup plus maintenant (chez Rhea, je crois qu’il n’y a que des femmes qui jouent et, qui plus est, elles sont jeunes).

Je ne veux pas dire que les sentiments et le romantisme sont des thèmes exclusivement féminins, mais d’après mon expérience, c’était vraiment moins présent avant. J’ai l’impression que cette tendance a commencé à changer dans les années 1990 avec Vampire, mais elle n’émerge vraiment qu’aujourd’hui.

Illustration de la couverture du supplément de Vampire sur le Clan Tzimisce

Est-ce que ça veut dire qu’à partir de maintenant ce sera la seule manière de jouer ? Sincèrement, je ne le pense pas. Je crois qu’en fait, ce qu’il va se passer, c’est que les thèmes présents dans les parties de JdR vont être plus variés. Il y aura encore des aventures d’exploration et de combat, mais également de la romance et des sentiments. Je pense que les jeux de rôles vont devenir plus riches et complexes et que chaque aspect s’additionne aux autres. Pour moi, un milieu de jeu comme celui-là est beaucoup plus attrayant.

J’insiste sur ce point : nous et nos rhumatismes allons pouvoir continuer à jouer comme d’habitude, mais les nouvelles générations vont jouer différemment, parce qu’elles auront grandi dans un monde différent de celui de notre jeunesse. Je crois qu’il est de notre devoir à tous et toutes d’enrichir nos points de vue respectifs et de nous entraider à l’écriture de nouveaux jeux, au déroulement de nouvelles parties de JdR, et à l’exploration de thèmes nouveaux et anciens. Chaque aspect s’additionne aux autres.

À bientôt,

Carlos

Article original : Amor de Otro Mundo y las nuevas generaciones roleras