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Le dirigisme : une arme à deux tranchants

J’ai joué une fois à une campagne de Traveller. Juste une campagne normale de Traveller, avec une équipe normale de Traveller. Cinq types de 33 ans, ex-employés d’une grande boîte, sans grand charisme, se détestant tous les uns les autres, et voyageant dans des Marches Avancées (Spinward Marches ) sans raison apparente.

Un jour, nous sommes arrivés dans un système stellaire. Je n’arrive pas à me souvenir de son nom aujourd’hui, je ne suis même pas sûr de l’avoir su à l’époque. Quoi qu’il en soit, alors que nous nous préparions à effectuer un saut d’un parsec – quelque chose planta.

Accident de Saut.

Une semaine après, le saut s’est terminé et nous avons découvert que nous avions traversé plus de 30 parsecs, jusqu’à un endroit à l’extérieur de l’Imperium.

Plus de 30 parsecs, dans un vaisseau incapable d’en faire plus de 2, dans un univers où rien n’est capable d’en faire plus de 6. Improbable ? Oui. Impossible ? Non. Les accidents de saut sont un élément du système Traveller. Vous obtenez un résultat extrêmement improbable aux dés lorsque vous effectuez le saut, et vous sautez de travers. Puis vous lancez un dé pour la direction, et deux pour la distance parcourue.

Vous pouvez vous retrouver n’importe où.

Et où nous sommes-nous retrouvés, vous demandez ? Eh bien je vais vous donner un indice. Dans sa main, le MJ tenait un scénario officiel Traveller (un des vieux livrets format A5). Le scénario commençait sur une planète neutre, dans une zone des Marches Avancées en dehors de l’Imperium.

Bien, quelle coïncidence !

Improbable ? Incroyablement.

Impossible ? Non.

Donc nous voici, perdus dans le trou du cul de l’univers, avec un moteur de saut salement explosé. (Quoi ? Vous pensiez pouvoir sauter 36 parsecs, vous épousseter, dire : “Woah ! C’était une sacrée trotte, hein les gars ?” et continuer comme ça ? Ouais, c’est ça…)

Après plus ou moins cinq minutes de procédures post-atterrissage habituelles que sont les engueulades, les chamailleries et les négociations financières, nous avons traversé le tarmac puis nous sommes partis vers l’astroville (au moins cette fois nous n’avions pas la paranoïa habituelle de nous dire que si l'un de nous quittait le vaisseau seul, les quatre autres décolleraient immédiatement en l'abandonnant à terre).

Quelque part dans l’astroville (qui est le morceau à éviter à côté de l’astroport), nous avons trouvé un magazine avec un tas d’offres d’emploi. Le scénario proposait une aide de jeu très sympa à ce moment, et nous avons passé quelques minutes à la parcourir joyeusement.

“Hé ! Il y a un boulot de programmeur à 500 crédits par semaine. J’ai Ordinateurs-3. Je peux m’en charger !

– Et il y a un boulot pour un mécanicien sur des barges aériennes. J’ai Gravitiques-2. Ça m’ira comme un gant.”

Et ainsi de suite. Assez rapidement nous avons tous choisi un boulot, et calculé que si nous vivions prudemment, à nous cinq nous pouvions gagner suffisamment en trois ou quatre mois pour acheter un nouveau moteur de saut. Trois ou quatre mois de temps de jeu que nous pouvions jouer en, mettons trois, peut-être quatre minutes de temps réel. Tout le monde était content.

Sauf le MJ. Qui n’était pas content. Mais alors pas du tout.

Alors nous avons à nouveau regardé, et trouvé l’annonce que nous avions complètement ignoré la première fois. Celle qui disait quelque chose comme : “Gagnez 500 crédits par jour ! Aucune expérience nécessaire !” Celle qui était de toute évidence une arnaque complète.

Celle que nous étions évidemment supposés choisir.

C’était un affrontement classique. D’un côté un groupe de joueurs butés, leurs personnages maintenant unis dans un acte de défiance. De l’autre, le MJ, qui rappelle que les joueurs ont une responsabilité commune de ne pas détruire l’histoire de manière évidente.

Nous avons cédé. À la fin.

Nous sommes donc allés à l’adresse donnée dans la publicité, où nos nouveaux employeurs nous ont présenté leur société d’une manière brève, efficace et allant droit au but – une pièce scellée remplie de gaz anesthésiant.

“Quelle surprise !” avons-nous dit avec des voix exagérées. “Qui aurait pu deviner que tout cela n’était qu’une arnaque ? Pourquoi diable avons-nous répondu à cette annonce ?”

Nous nous sommes réveillés sur une petite station spatiale dans une ceinture d’astéroïdes, où une voix automatisée nous indiqua nos nouvelles responsabilités et conditions de travail. Il y en avait un petit tas, mais elles se réduisaient à une chose toute simple : nous devions extraire le minerai des astéroïdes. Chaque semaine, un vaisseau robotisé arriverait pour prendre le minerai. S’il y en avait assez, nous recevrions les prochaines semaines d’oxygène.

De l’esclavage. Il était impossible de s’enfuir. Deux des personnages essayèrent un petit plan impliquant les vaisseaux robotisés et les combinaisons spatiales, mais revinrent assez rapidement quand le MJ leur détailla assez abruptement quelques faits concernant le temps de voyage entre les planètes et l’oxygène restant dans les combinaisons.

Alors nous avons travaillé, minant ‘téroïde après ‘téroïde, semaine après semaine.

Et un jour nous avons trouvé quelque chose d’assez surprenant. Un sas de décompression, sur un astéroïde. Eh bien, un rat lobotomisé aurait pu deviner la suite de nos actions.

Nous sommes rentrés et avons découvert que l’astéroïde était en fait – un vaisseau spatial. Et un astéroïde aussi. À un moment donné, quelqu’un l’avait trouvé, creusé, y avait installé un ensemble de moteurs de saut et s’était lancé au travers de la galaxie. Puis il l’avait alors abandonné dans un champ d’astéroïdes. Y’a de ces types, hein ?

Il contenait tout ce dont nous avions besoin. Capacité de Saut. Moteurs de manœuvres. Armes. Systèmes de survie et plusieurs cabines.

Oh, et une gamine de dix ans congelée en animation suspendue (Comme si on en avait quelque chose à foutre).

Salauds que nous sommes, nous avons totalement ignoré la fille et avons commencé à planifier notre prochain coup. Qui consistait principalement à exploser ce système et le boulot le plus merdique qui ait jamais existé, et repartir vers les lumières brillantes de l’Imperium.

“Et pour la fille ?” demanda le Maître de Jeu.

“Pour la fille quoi ?” avons-nous répondu. “Elle est congelée. Elle se conservera.”

Nous n’allions pas la tuer. Nous n’allions rien faire du tout avec elle.
Pour ce que nous en savions, elle pouvait avoir été congelée il y a des siècles. Quelques années de plus n’allaient lui faire aucun mal.

Et alors, tandis que nous explorions joyeusement le vaisseau, quelque chose d’étrange est arrivé. Le système d’animation suspendue qui avait gardé la fille vivante pendant toute la longue dérive solitaire du vaisseau a choisi ce moment pour mal fonctionner, et la ressusciter.

Dès qu’elle s’est réveillée, elle est venue dans la salle de contrôle où nous nous trouvions et s’est lancée dans un petit discours.

“Mon père était un scientifique…” a-t-elle commencé dans le vide.

Nous l’avons ignorée complètement et avons continué à vérifier les commandes. Je pense qu’elle a dû faire son discours une deuxième fois.

Finalement, nous avons pigé le truc.

Son père avait été intéressé par les Zhodani. (C’était un peu l’équivalent de l’Union Soviétique par rapport aux USA de l’Imperium). Afin d’explorer l’espace Zhodani sans déclencher une guerre galactique, il avait construit ce vaisseau pour pouvoir continuer à farfouiller sans se faire prendre. Ils (lui et la fille) avaient traversé la frontière, mais ça avait mal tourné.
Pendant que son père était à l’extérieur en train d’explorer, des vaisseaux Zhodani étaient apparus et l’avaient arrêté. Le vaisseau, suivant ses instructions d’alerte préprogrammée, avait alors entamé une série de sauts de fuite, pendant qu’elle était à bord, et avait terminé dans ce système, sans énergie.

Cela remontait à quelques années. Elle avait arrêté les systèmes (pour économiser l’énergie) et s’était placée en animation suspendue.

Jusqu’à ce que nous apparaissions.

La véritable trame du scénario devenait horriblement claire.

Oui, vous avez deviné. Nous étions supposés voyager jusqu’au territoire Zhodani, un empire de plus de 3000 systèmes stellaires et une population qui se chiffrait en centaines de milliards, pour retrouver un homme, qui avait été fait prisonnier plus de cinq ans auparavant, et le délivrer.

Je pourrais commencer à combiner au hasard des mots comme “aiguille” et “meule de foin” à ce point, dans l’espoir qu’ils forment une phrase cohérente, mais j’essaye en général d’éviter les clichés.

Comme vous pouvez vous l’imaginer, le scénario s’est plus ou moins terminé ici, et je ne pense pas que la campagne ait duré bien plus longtemps.

(En fait je me souviens que le scénario a bégayé encore quelques minutes quand un des personnages, son joueur suivant des instructions du MJ, a essayé de prendre le contrôle du vaisseau pour le diriger vers l’espace Zhodani – mais je pense que je vais éviter de rentrer dans les détails pour cet article)

Un exemple particulièrement peu plaisant de dirigisme, je pense que nous sommes tous d’accord.

Mais avant de condamner le dirigisme, jetons un coup d’œil aux autres suspects…

L’équipe

En fait, l’équipe a beaucoup à se reprocher, et j’utilise le mot “équipe” plus par habitude qu’autre chose. Ce n’était pas une équipe d’aventuriers. Certains des personnages avaient pour habitude de venir au petit déjeuner habillés en armure de combat complète au cas où quelqu’un commencerait quelque chose !

Nous ne nous aimions pas. Nous ne nous estimions pas. Nous ne nous faisions pas confiance. En fait, comme les personnages avaient été créés séparément, nous ne nous connaissions sans doute pas.

(Je crois me souvenir que mon personnage a rejoint la campagne alors qu’elle avait commencé, et qu’il est juste apparu sur le vaisseau. En tant que joueur je ne pense pas que j’aie connu un seul des noms des autres personnages. Je suppose que mon personnage les connaissait…)

Par ailleurs, j’ai la certitude que la plupart des personnages auraient vu la mort d’un des membres non pas comme la perte tragique d’un camarade tant aimé, mais plutôt comme une augmentation de 20 à 25 % de leur part du vaisseau.

Il était déjà mauvais que nous n’ayons rien qui nous rapproche.

Mais en plus nous étions des enfoirés.

Tout scénario qui impliquait que nous fassions quoi que ce soit pour d’autres raisons que notre intérêt personnel était voué à l’échec.

Le MJ

Évidemment, je me dois de mentionner le MJ. Mais je pense qu’il n’a vraiment fait que deux erreurs. Il avait les mauvais personnages et le mauvais scénario.

S’étant distribué ces cartes lui-même, il n’avait aucune chance de réussir.

Le scénario

Voici donc le véritable méchant de la pièce. Sa trame était rigide, se basait sur des actions fixes des personnages à des moments fixes, des actions qu’il n’était pas logique d’effectuer pour ces personnages.

Nous déclarons donc le scénario coupable de dirigisme. Il sera donc emmené et pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’ensuive.

Mais est-ce que le dirigisme est forcément mauvais ?

Qu’est-ce que le dirigisme ?

Que dites-vous de cette définition :

Le dirigisme se produit quand le MJ crée un scénario dont la trame est si linéaire qu’elle n’offre au joueur qu’une seule route à prendre. Toute tentative des personnages de réaliser une action qui ne rentre pas dans l’idée préconçue que le MJ a du développement du scénario sera bloquée par miracle.

Pourquoi le dirigisme ?

Parce que cela rend la maîtrise du jeu plus facile. Il n’y a aucune manière pour le MJ de créer un scénario dans lequel les personnages ont la liberté totale de leurs actions, et qui prenne en compte toutes les actions possibles qu’ils puissent réaliser.

Dans un scénario dirigiste le MJ peut trouver toutes les actions que les PJ peuvent accomplir et créer, à l’avance, une réponse détaillée et réfléchie.

Est-ce toujours mauvais ?

Alors, si le dirigisme rend la tâche du MJ plus facile, y a-t-il de “bonnes” manières de s’en servir ?

Peut-être.

Un scénario dirigiste est un scénario où les PJ peuvent uniquement réaliser certaines actions. Ce dont vous avez besoin est un élément clé les empêchant de réaliser les autres actions.

Si cet élément est crédible, raisonnable, correspond aux motivations des personnages, et correspond à la réalité de l’univers, alors les joueurs l’accepteront facilement.

Si cet élément est arbitraire, n’a aucune logique dans le cadre du jeu, ne correspond pas aux motivations des personnages, et est clairement là pour rendre le travail du MJ plus facile, les joueurs prendront la mouche.

Et s’il n’y a absolument aucune raison, et que le MJ utilise simplement un chantage émotionnel pour forcer les joueurs à ce que leurs personnages choisissent l’option désirée – les joueurs se lèveront tout simplement et s’en iront probablement.

Quelques exemples de mauvais dirigisme

La curiosité n’est pas un vilain défaut, n’est-ce pas ?

Le groupe de personnages voyage d’une petite ville jusqu’à la capitale, transportant une précieuse cargaison de fourrures qu’ils ont été engagés à livrer à un marchand. Alors qu’ils voyagent sur la route, ils passent à côté d’une mystérieuse caverne.

Et alors ? Pourquoi ils s’en occuperaient ? Pourquoi diable se détourneraient-ils de leur chemin et risqueraient de perdre leur cargaison, juste pour aller farfouiller dans un trou dans le sol qui n’est sans doute rien de plus qu’un trou dans le sol?

Parce que le MJ persistera à répéter sa description de la “caverne mystérieuse” – voilà pourquoi.

En tant que joueurs, nous savons qu’une chose est importante simplement parce qu’elle est mentionnée. Mais pour nos personnages, ce n’est rien de plus qu’une caverne devant laquelle on vient de passer. Donnez-leur une autre raison que la simple curiosité pour y aller.

La porte qui claque

Précautionneusement, le voleur plante le robuste pic de fer entre deux dalles de pierre. Après s’être soigneusement assuré que la porte demeure ouverte, il suit ses camarades dans la pièce.

Alors… euh… le pic casse plus ou moins, et la porte, on dirait qu’elle se referme violemment. Et qu’elle se verrouillerait d’elle-même.

Ceci est le pire genre de dirigisme. Le MJ a écrit le scénario en supposant qu’un événement arrive (dans ce cas une porte qui claque et se ferme derrière les joueurs) mais ces événements ont été déjoués par les précautions que les joueurs ont prises (ici en bloquant la porte avec un pic en fer). Mais il ignore les actions des joueurs, et fait simplement en sorte que l’événement arrive quand même.

Quelques exemples de bon dirigisme

Le crime de l’Orient Express / meurtre dans le dirigeable

Bien, je suppose que je vais traîner un peu pour trouver un endroit où prendre un verre.

– Il n’y a qu’un bar, au niveau supérieur avec une vue du paysage qui défile.

– J’y vais, commande une boisson et vois si je peux entamer une conversation.

– Il y a un seul autre passager au bar, un certain Colonel Drendal… Vous commencez à parler… Soudain il se dresse en pressant sa poitrine et tombe au sol.

Si vous placez votre scénario en huis-clos, cela contraindra les joueurs à n’entreprendre que certaines actions. Vous n’avez pas à vous soucier d’un personnage qui partirait acheter un super gadget qui détruirait votre scénario. Vous n’avez pas non plus besoin de vous soucier de ce que les joueurs s’ennuient et partent fouiner ailleurs alors que l’intrigue complexe va tout juste commencer.

Parce qu’ils ne peuvent aller nulle part.

Patrouille spatiale

Groupe de patrouille 3, vos ordres sont de voyager immédiatement vers le système Deltacron à vitesse maximum.

– OK.

Si le cadre de votre campagne implique que le groupe de personnages possède une espèce de motivation ou tâche commune, vous vous apercevrez que les scénarios sont beaucoup plus faciles à écrire.

L’exemple classique est ici le jeu de rôle Star Wars. Comme les personnages sont des membres de la Rébellion, vous pouvez créer des scénarios qui se servent comme accroche du simple fait que l’Empire fait quelque chose de néfaste (chose que les personnages voudront évidemment empêcher).

Conclusion

Créer des scénarios qui soient écrits de manière à ce qu’il n’y ait qu’un nombre fini de chemins que les personnages puissent emprunter est une bonne chose. Personne n’aime un MJ qui rajoute des trucs au dernier moment, bafouille, et hésite sans cesse. Mais souvenez-vous de deux choses :

- Donnez des choix aux joueurs.

- Cadrez vos contraintes dans la logique de l’univers du jeu.

Article original : All Aboard For The Adventureland Express!

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Pour aller plus loin…

Retrouvez d'autres articles de ce genre dans l'e-book n°8, Comment écrire un bon scénario.

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